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Chapitre 2 : Enseigner l’information

1. Des savoirs et des ingéniosités

1.2. La transposition didactique comme écart, jeu de distances ou équilibre

Sciences de l'information et de la communication - institution didactique dont la légitimité sociale est définie dans le cadre d’un univers culturel déterminé - ont la responsabilité d’élaborer les « savoirs savants ». Cette légitimité vis-à-vis des savoirs de l’information-documentation suppose le respect d’une « bonne distance ». En effet, « la

légitimité sociale d’une institution didactique vis-à-vis d’un savoir X suppose que Xe entretienne une distance adéquate, qu’on nommera la bonne distance, avec chacun des savoirs de référence. En particulier, la distance avec le savoir savant de référence (et/ou le savoir professionnel de référence) ne doit pas être trop forte ; la distance avec le savoir quotidien et le savoir culturel de référence ne doit pas être trop faible »

(Chevallard, 1985, 1992).

Pour appréhender au mieux cette « bonne distance », nous précisons tour à tour les notions de transposition didactique (1.2.1), de textualisation du savoir (1.2.2) et de savoir transposé en situation (1.2.3).

1.2.1. La transposition didactique à bonne distance

L’ajustement ou le « dérèglement » de ce jeu de distances est traité par le processus de transposition didactique. Cette variation de distance rejoint, à côté de la part de la variable sociale, celle d’équilibre recherché par la nécessité d’ajuster les contenus et les conditions de l’enseignement relativement au potentiel de progrès de l’apprenant telle que développée au sein des théories socio-constructivistes. Comme les théoriciens de l’éducation (et plus précisément l’approche socio-constructiviste de l’apprentissage) l’ont mis au jour, la construction de connaissances (ou, dans le régistre épistémologique

de la didactique, la construction de savoir69), bien que personnelle s’effectue à travers les interactions sociales à partir du moment où le développement cognitif est envisagé comme une appropriation de la connaissance dans un cadre social (Vygotski, 1933/1985).

De fait, la désorganisation volontaire des structures établies, lorsqu’en situations nouvelles le sujet est dans une dynamique de confrontation, fait partie du processus de construction et même de co-construction de connaissances. Au cœur de ce processus, les savoirs transposés sont (co)- construits à l’intérieur et à l’extérieur par un double jeu de transposition, interne puis externe.

Ainsi, par le processus d’institutionnalisation, le rapport privé à l’élément ou aux éléments de savoir en jeu dans le segment temporel est à chaque instant refoulé dans les marges de l’institution didactique. Mais « l’avancée temporelle est, en chacun de ses

instants (segments), la source de réorganisations du rapport officiel au savoir, relativement aux éléments de savoir antérieurement traités » (Ibid.). Ce sont les

moments de l’étude.

C’est par le processus inhérent au croisement des deux axes structurels de temps et de place des acteurs que le passage du savoir enseigné au savoir didactique est opéré.

« L’évolution du rapport officiel produit un changement de registre du savoir X, qui passe progressivement (dans l’avancée du temps didactique) du savoir enseigné au savoir didactique (relatif à ce savoir) : les éléments du savoir X que le rapport officiel situe comme ayant cessé d’être des enjeux de l’interaction didactique migrent du savoir enseigné au savoir didactique (lequel ne se réduit évidemment pas à ces éléments) »

(Chevallard, 1985, 1992). Ces éléments de savoir renvoient alors soit au savoir d’emploi technique (en référence au « métier d’élève ») soit au savoir professionnel (en référence au « métier d’enseignant »). Et l’on peut dire que « le processus didactique est achevé –

au niveau d’un système didactique déterminé – lorsque le sous-corpus du savoir X qui était, à l’origine du temps, désigné comme enjeu de l’interaction à venir (sur la période d’existence du système) a été – aux termes du rapport officiel – entièrement versé au compte du savoir didactique » (Ibid.).

Le schéma ci-dessous montre le processus de transposition et permet de modéliser les

69 C. Margolinas apporte un éclairage sur cette distinction connaissance/savoir, qui rejoint celle effectuée

distances entre les savoirs transposés, comme écart existant (ou résistant)70 entre savoir savant et savoir enseigné.

Figure 12 : présentation de la transposition didactique, Gap documentation, 2013

Cette théorie écologique du savoir, adossée à une dialectique du savoir et du rapport au savoir (en ce sens anthropologique), constitue la base de notre cadre théorique pour l’observation des phénomènes de transposition didactique interne liés aux éléments de savoir de l’information.

La transposition externe des savoirs de l’information (réalisée par un ensemble d’institutionnels, de politiques, de professionnels, de membres d’associations, etc., nommé par Y. Chevallard la noosphère- sphère de la pensée) conduit à un texte du « savoir à enseigner » (programmes officiels, manuels…) à partir du texte du « savoir savant ».

Cette textualisation, c'est-à-dire sa transcription sous forme d’un texte de savoir, le rend public, l’ouvre au contrôle social des apprentissages et permet la programmabilité de son enseignement.

70 Nous introduisons le mot « résistant » en référence à la notion d’obstacles épistémologiques

1.2.2. La textualisation du savoir

Reprenant la théorie de M. Verret considérant que les conditions ou contraintes d’enseignabilité correspondent à un « apprêt didactique », que toutes les disciplines, y compris les mathématiques, doivent subir, Y. Chevallard déplace cette idée dans le champ de la didactique et définit ces contraintes.

Du point de vue des contraintes externes, ces savoirs sont transposés (dépersonnalisés mais institutionnalisés puis repersonnalisés dans l’acceptation de la co-existence du double rapport du savoir – privé/public) afin d’être utilisés dans l’institution scolaire selon ses besoins, ses contraintes, ses possibilités. Cette transposition « didactique » des savoirs, de leur institution de production à l’institution scolaire est la transformation inévitable que subissent les savoirs ayant été désignés, « considérés » pour être enseignés et constituant de ce fait la référence de l’enseignement.

Du point de vue des contraintes internes, ces savoirs entrent dans la focale d’une double organisation, propre aux sociétés occidentales modernes et fondatrice du régime enseigné contemporain : l’inscription temporelle du didactique et la dialectique enseignant/enseigné.

En ce sens, pour élaborer un texte du savoir enseignable, cinq conditions implicites sont posées (Verret, 1975) : la désyncrétisation du savoir, c'est-à-dire la division de la pratique théorique en champs de savoirs délimités donnant lieu à des pratiques d’apprentissage spécialisé ; la dépersonnalisation du savoir, c'est-à-dire la séparation du savoir et de la personne qui enseigne. Celle-ci propose une légitimation du savoir enseigné en le dissociant des savoirs personnels. La programmabilité de l’acquisition du savoir, - programmation des apprentissages et des contrôles suivant des séquences raisonnées - permet une acquisition progressive des expertises. La publicité du savoir offre une définition explicite en compréhension et en extension du savoir à transmettre. Enfin le contrôle social de l’apprentissage permet de contrôler les apprentissages suivant des procédures de vérification autorisant la certification des expertises. Toutes ces conditions constituent des contraintes dans l’élaboration des enseignements.

En ce sens, la textualisation du savoir, c'est-à-dire la mise en forme, ou mise sous forme de texte, constitue une contrainte didactique dans la mesure où les savoirs se retrouvent délimités et partiels. Cette contrainte pèse sur le savoir en contribuant à sa

décontextualisation. Cependant, le texte de savoir permet, - à travers la différenciation entre l’objet de savoir constitué et l’objet à enseigner -, une désynchrétisation de ce savoir, c'est-à-dire la possibilité de délimiter des savoirs partiels pouvant s'exprimer dans un discours autonome. Sa rédaction en phrases structurées reprend les éléments de ce que l’élève doit retenir et apprendre de la notion enseignée en référence à la conception scientifique. Il peut être adapté en fonction du niveau d’enseignement concerné, en lien avec les prescriptions officielles.

La textualisation définit littéralement ce que c’est que « savoir », faisant office de norme du savoir comme de la progressivité de la connaissance. Le texte autorise une didactique. Si le texte de savoir n'est pas le savoir lui-même, c'est qu'il est fortement structuré par un temps proprement didactique. L’objectif est de transcrire la complexité de la notion afin de permettre un apprentissage progressif de celle-ci. Le système didactique construit à partir d'un projet social d'enseignement, supposant la production d'un texte du savoir introduit un rapport spécifique au temps, marqué par la programmabilité de l'acquisition du savoir. Ce rapport savoir / durée est un élément fondamental du processus didactique. Ainsi, « le processus didactique existe comme

interaction d'un texte et d'une durée » (Chevallard, 1985).

La transposition interne est réalisée par l’enseignant qui transforme le texte du savoir à enseigner en texte de « savoir enseigné ». Mais si la définition du concept information fondée en Sciences de l'information et de la communication lui permet de faire l'objet d'une transposition didactique, il ne suffit cependant pas de textualiser un savoir savant en savoir à enseigner pour l'enseigner effectivement. Il faut le voir en situation, c'est-à- dire par le biais de « sa traversée des situations » que l’institution établit.

1.2.3. Le savoir transposé en situation : du savoir dans l’institution à la connaissance en situation

La transmission du savoir semble alors observable à travers une situation didactique dans laquelle l'enseignant et les élèves contribuent conjointement à l'avancée du savoir. G. Brousseau fonde ce qu’il nomme la théorie des situations didactiques en mathématiques (TSDM). Cette théorie comporte deux objectifs : « d’une part l’étude de

la consistance des objets et de leurs propriétés (…) nécessaires à la construction logique et à l’invention de « situations » ; et d’autre part la confrontation scientifique

(empirique ou expérimentale) de l’adaptation de ces modèles et de leurs caractéristiques avec la contingence » (Brousseau, 1998). Autrement dit, la situation est

ce qui permet de modéliser les enjeux et les possibilités de décision s’offrant à un actant (modèle d’un sujet, d’un élève) dans un certain milieu, c'est-à-dire, dans une situation d’action, « tout ce qui agit sur l’élève ou / et ce sur quoi l’élève agit » (Ibid.). Le milieu est défini en tant que « milieu antagoniste, soit producteur de rétroactions prégnantes et

adéquates, (…) par G. Brousseau (1988, 1998) en lien avec celle de situation a- didactique »71 (Gruson, 2009). Un des objets de la TSDM est de classer les situations, et par voie de conséquence les connaissances d’après leurs rapports et les possibilités d’enseignement-apprentissage qu’elles présentent. « La théorie classe les situations

selon leur structure (action, formulation, validation, institutionnalisation etc.) lesquelles déterminent des types de connaissances (modèles implicites d’action, langages, théorèmes, …) différents » (Ibid.). Diverses situations sont alors caractérisées : situation

fondamentale, correspondand à un savoir déterminé ; situation a-didactique d’action, relative à une connaissance, c'est-à-dire où la connaissance du sujet ne se manifeste que par des décisions et des actions « régulières et efficaces » sur le milieu en dehors de toute préoccupation d’identification ou d’explicitation de la connaissance nécessaire ; situation a-didactique de formulation d’une connaissance, dans laquelle deux actants sont en rapport avec un milieu et s’échangent une connaissance par un procédé d’intention/formulation/décision sous couvert d’un répertoire commun implicite ; situation a-didactique de validation sociale et culturelle, s’appuyant sur une validation réciproque d’un répertoire de normes et de règles et sur une confrontation des avis sur l’évolution du milieu ; situation d’institutionnalisation d’une connaissance, « qui se

dénoue par le passage d’une connaissance de son rôle de moyen de résolution d’une situation d’action, de formulation ou de preuve, à un nouveau rôle, celui de référence pour des utilisations futures, personnelles ou collectives » (Brousseau, 1998). Cette

71 « A l’inverse d’une situation didactique dans laquelle le professeur ne cache pas son intention

d’enseigner, une situation a-didactique (fondamentale) est, toujours selon Brousseau (1998), une situation dans laquelle l’utilisation de la connaissance que le professeur veut faire acquérir à ses élèves est intrinsèquement nécessaire à la résolution du problème posé dans la situation. Une situation a- didactique se caractérise donc par le fait que la connaissance à acquérir est justifiée par la logique interne de la situation » (Gruson, 2009).

De plus, « la notion de milieu au sens de milieu antagoniste, soit producteur de rétroactions prégnantes et adéquates, a été initialement produite par Brousseau (1988, 1998) en lien avec celle de situation a- didactique. La question de l’utilisation de ces notions dans d’autres disciplines que les mathématiques n’est pas simple. Il faut se garder d’une importation indue qui écraserait spécificités et différences» (Gruson, 2009).

dernière situation correspond alors à une « certaine transformation du répertoire

commun accepté et utilisé par ses protagonistes » (Ibid.). Elle est liée de façon

fondamentale au processus et relève d’une intervention particulière : celle qui permet à la fois au professeur et à l’élève de reconnaître et de légitimer « l’objet de l’enseignement », par exemple, la reconnaissance par le professeur de la valeur d’une production d’un élève.

Ainsi, dans une perspective didactique, le terme de situation renvoie à l’interaction sujet-milieu telle que définie par G. Brousseau (1989, 1990). La distinction entre savoir et connaissance, telle que définie par les Sciences de l'information et de la communication, c'est-à-dire que la connaissance est personnelle, subjective et appartient au sujet alors que le savoir renvoie à un ensemble stabilisé de connaissances reconnues par une société, se retrouve dans le schéma que propose C. Margolinas : le savoir appartient à l’institution, les connaissances aux situations.

Figure 13 : savoir et connaissance, C. Margolinas, 2014

L’analyse des connaissances en situation, sachant que « le rapport personnel du

professeur aux savoirs qu’il doit enseigner correspond à des assujettissements successifs, voire simultanés, souvent contradictoires, aux institutions de légitimation des savoirs » (Chevallard, 2003), permet de considérer de nouveaux savoirs, non présents

dans la profession enseignante (Margolinas, 2014, p. 16). Son analyse se base sur deux rapprochements, « savoir et institution » permettant d’interroger les « disciplines » scolaires et les « connaissance et situation » qui interrogent donc ces « savoirs

nouveaux » (Margolinas, 2010). Partant de la distinction entre savoir et connaissance, C.

Margolinas propose de la retravailler « pour la faire correspondre aux conceptions

anthropologique et sociologique » que nécessite une approche plus fondamentale

qu’expérimentale des phénomènes d’enseignement-apprentissage72. Le travail de l’élève doit être « par moment comparable à [l’] activité scientifique […]. Pour rendre possible

une telle activité, le professeur doit donc imaginer et proposer aux élèves des situations qu’ils puissent vivre et dans lesquelles les connaissances vont apparaître comme la solution optimale et découvrable au problème posé » (Brousseau, 1986, p. 37-38). Le

savoir, point de départ du projet d’enseignement, est un produit culturel de l’activité scientifique qui est soit « constitué », soit « en voie de constitution » (Brousseau, 1978). Le travail de l’élève, par moment comparable à cette activité ne peut pas, seul, rendre compte de son caractère scientifique. En effet, « l’élève ne peut identifier seul, dans les

réponses qu’il a éprouvées en tant que solution de certains problèmes, les réponses qui sont reconnues par la science » (Margolinas, 2014, p. 15). « Il faut donc que quelqu'un d’extérieur vienne pointer ses activités et identifier celles qui ont un intérêt, un statut culturel. Cette institutionnalisation est en fait une transformation complète de la situation […]. Ce travail culturel et historique diffère totalement de ce qui semblait devoir être laissé à la charge de l’élève et il revient à l’enseignant » (Brousseau, 1986,

p. 71). En ces termes, une connaissance est ce qui réalise l’équilibre entre le sujet et le milieu, à savoir ce que le sujet met en jeu quand il investit une situation (Laparra & Margolinas, 2010). Le savoir est une construction sociale et culturelle vivant dans une institution (Douglas, 2004), et renvoie « par nature » à un texte. Il est « dépersonnalisé,

décontextualisé, détemporalisé, il est formulé, formalisé, validé et mémorisé »

(Margolinas, 2014). En d’autres termes, pour définir une connaissance, il est nécessaire de décrire les situations qui la mobilisent, de même qu’il est nécessaire, pour définir un savoir, de déterminer l’institution qui le produit et le légitime. Ainsi « enseigner

consiste à donner une intelligibilité des savoirs, ce qui ne peut se faire sans les considérer comme des connaissances en situation » (Ibid.).

72 « Même si l’ambition d’amélioration de l’enseignement des mathématiques est présente dans les

intentions, la légitimité d’une recherche fondamentale est postulée » (Margolinas, 2005). L’auteur cherche à déterminer certains points d’intérêts ou de démarche communs avec la sociologie à travers l’étude du couple de termes savoir/connaissance. Ses analyses montrent « des proximités avec des questions étudiées dans le cadre de la sociologie des savoirs qui pouraient constituer des pistes de travail entre didactique des mathématiques et sociologie de l’éducation » (Margolinas, 2014, p. 13-22).

Dans ces conditions, « faire la dévolution aux élèves d’une situation dans laquelle les

connaissances rencontrées seront un temps implicites et parcourir un processus d’insitutionnalisation permettant une explicitation progressive est une autre façon de faire rencontrer les situations fondamentales d’un savoir » (Brousseau, 1980, 1981).