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Chapitre 1 : Penser l’information

1. Approches mobilisées pour définir le concept information

1.3. L’information saisie à travers le paradigme de la complexité

Du latin complexus, ce terme signifie « ce qui est tissé ensemble », et renvoie au terme employé par E. Morin pour qualifier sa méthode, sa « pensée complexe ». Selon lui, il est nécessaire de réformer la pensée, parce qu’elle est traditionnellement basée sur la séparation des éléments, les « constituants » pour comprendre le monde qui nous entoure. La tradition rationaliste13 a tendance a présenter les choses dans un monde fermé alors qu’« il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement

établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le " re", c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une

enseignée en jeu dans la pratique constitue un arrière-plan épais à la base de l’ingéniosité pratique des enseignants (Amade- Escot, 2001). (Cette notion sera développée au chapitre 2).

11 Au sens d’observer (avec un regard didactique l’action d’étude et d’enseignement à partir d’une analyse

de certains éléments déterminants de cette action) ce qu’il se passe lorsque le savoir construit autour du concept information est mis en œuvre.

12 La pensent en tant que concept.

13 Doctrine d’après laquelle toute connaissance certaine vient de principes irrécusables, a priori, évidents,

dont elle est la conséquence nécessaire, et, d’eux seuls, les sens ne pouvant fournir qu’une vue confuse et provisoire de la vérité (Descartes, Spinoza, Hegel) (Lalande, 1992, p. 889).

sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui- même s’est autoproduit de façon très mystérieuse » (Morin, 1995). Cette manière d’appréhender les phénomènes qui nous entourent en vue de leur compréhension fait l’objet d’une méthode que propose E. Morin à travers un paradigme de la complexité (1.3.1), qui se veut épistémologie complexe (1.3.2). Nous inscrivons notre approche dans cette vision plus phénoménologique14 que rationaliste des « constituants » (scientifiques et didactiques) de l’information (1.3.3) afin de délimiter un premier périmètre des éléments « signifiants » et constitutifs du cadre théorique de notre étude (1.4).

1.3.1. Le paradigme de la complexité

Œuvrant pour une compréhension « complexe » du savoir, E. Morin explicite un renouvellement de la notion d’expérience, dans les principes de la phénoménologie, à savoir un retour aux choses. Celui-ci ne veut pas dire un retour réductionniste de l’expérience mais, au contraire, signifie donner de la valeur à l’expérience, à quelque chose qui précède la connaissance, comme le paysage précède la géographie15(Pontificia, 2013). Autrement dit, « la connaissance doit avoir aujourd’hui

des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier » (Morin, 1995).

L’auteur propose d’entrer dans un paradigme de complexité ou encore de se doter d'une épistémologie complexe. Cette pensée s’articule en trois niveaux : au premier niveau, la théorie de l'information, la cybernétique16 et la théorie des systèmes lui permettent de poser la notion d'organisation. Puis il ajoute la notion d'incertitude et de l'ordre issu du désordre qu'il résume par la formule : ordre/désordre/organisation. Ce deuxième niveau

14 Au sens général d’étude descriptive d’un ensemble de phénomènes, tels qu’ils se manifestent dans le

temps ou l’espace, par opposition soit aux lois abstraites et fixes de ces phénomènes ; - soit à des réalités transcendantales dont ils seraient la manifestation ; - soit à la critique normative de leur légitimité (Lalande, 1992 (1926), p. 769).

15 « Idée de « chez moi » ma maison ma ville mon terroir ma région, cette idée de subjectivité est peut-

être une synthèse de cette expérience vécue qui met en marche cette phénoménologie » (Pontificia, 2013).

16 Dans ce modèle, la communication est conçue à la fois comme un processus et résultat de ce processus,

avec affirmation de la théorie mathématique (Shannon, Wiever, Moles, Zeltmann). Bien que critiqué, ce courant est considéré comme courant fondateur des Sciences de l'information et de la communication (SIC). D’autres courants ont amené aux SIC actuelles, parmi lesquels on peut citer l’approche empirico fonctionnaliste des médias de masse (1950-1960, Mc Luhan, Lasswell) ou bien la méthode structurale et ses applications linguistiques (fin des années 1960, Lévi-Strauss, Foucault, Barthes, (1977a)).

lui procure la notion d'auto-organisation. Enfin, au troisième niveau, il s’appuie sur trois principes : le principe dialogique (qui assemble deux notions opposées et pourtant indissociables permettant d'assembler des notions antagonistes et ainsi de pouvoir penser des processus complexes), le principe de récursion (qui définit une boucle génératrice dans laquelle les produits et les effets sont eux-mêmes le producteur et la cause. Par exemple, le processus de reproduction animale (ou du vivant en général) est entièrement dépendant des individus qu'elle produit pour se perpétuer) et le principe hologrammatique (« le tout est dans la partie comme celle-ci se retrouve dans le tout » dont l'exemple le plus courant est le patrimoine génétique d'un individu qui se retrouve dans chaque cellule qui le compose).

La « théorie » de l'information permet selon E. Morin « d'entrer dans un univers où il y

a à la fois de l'ordre (la redondance) et du désordre (le bruit) - et d'en extraire du nouveau, c'est-à-dire l'information elle-même, qui devient alors organisatrice (programmatrice) d'une machine cybernétique » (Morin, 1995). Le terme de « théorie »

de l’information n’est pas employé au sens mathématique (dans laquelle l’information serait considérée comme une donnée) mais au sens d’une approche globale de l’information. « Il nous faut considérer l’information non comme un ingrédient, mais

comme une théorie qui appelle un examen préliminaire autonome » (Morin, 2005, p.

35). Retenant de la cybernétique l'idée de rétroaction, introduite par N. Wiener, il précise que la boucle de rétroaction (ou feed-back) joue le rôle d'un mécanisme amplificateur, par exemple, dans la situation de la montée aux extrêmes d'un conflit armé. La violence d'un protagoniste entraîne une réaction violente qui, à son tour, entraîne une réaction encore plus violente. Selon la théorie des systèmes et le fait que «

le tout est plus que la somme des parties », il pense qu’« il existe des qualités émergentes, c'est-à-dire qui naissent de l'organisation d'un tout, et qui peuvent rétroagir sur les parties » (Ibid.). En outre, il note que « le tout est également moins que la somme des parties car les parties peuvent avoir des qualités qui sont inhibées par l'organisation de l'ensemble ». Créant ainsi le principe d’« auto-éco-organisation », en

se basant sur le concept d'auto-organisation, E. Morin le définit comme la capacité d'un système à être autonome et à interagir avec son environnement. Par exemple, il remarque que « l'être vivant (…) est assez autonome pour puiser de l'énergie dans son

l'organisation » (Morin, 1995).

1.3.2. La complexité comme épistémologie

L. F. Pontificia dans sa lecture des travaux d’E. Morin estime que la pensée complexe est foncièrement une épistémologie dans laquelle certains défis pour l’éducation peuvent être relevés au sens où « ce n’est pas la complexité compliquée [dont il s’agit alors] mais la complexité reliée » (Pontificia, 2013). Deux défis lui semblent être relevés dans l’abandon de l’idée traditionnelle de discipline, (au sens de science, matière pouvant faire l'objet d'un enseignement spécifique) vers une compréhension « complexe » du savoir ainsi que dans le passage d’une idée rationaliste de la connaissance vers une phénoménologie de la connaissance. Selon lui, « la question de

la connaissance est une question qui nous oppose à nous-mêmes » (Ibid.). Mais c’est

aussi l’histoire d’un conflit : les protagonistes ne sont pas toujours dans le même ordre, le sujet et l’objet de la connaissance sont parfois deux réalités qui ne se retrouvent pas. L’auteur s’appuie sur les deux registres de langue, français et espagnol, pour définir cette connaissance. En français, connaissance est un nom féminin, du verbe connaître, c’est une action partagée, c’est naître avec quelqu’un d’autre. En espagnol, le sens des mots ne renvoie pas à cette connaissance partagée de façon aussi distincte. Connaître et

conocimiento, la connaissance n’est pas du tout une chose substantive (qui exprime la substance, l'existence ; qui relève de la catégorie de la substance)17. L’action diffère de

ce qui est substantif, et on dit souvent dans le domaine de l’éducation que la connaissance est liée à des contenus, à des choses plus qu’ à des actions ou à un rapport aux choses.

Pour L.-F. Pontificia, cette action de la connaissance est le nom utilisé pour désigner l’épistémologie. La dimension épistémologique de la connaissance depuis la complexité suppose de s’intéresser à la façon dont elle est organisée. Cette organisation est toujours une organisation stratégique : cette épistémologie est plus qu’une discipline (matière), c’est une réflexion sur l’objet de la connaissance, sur le sujet, sur l’objet à être connu, sur les processus cognitifs. Etymologiquement, objet veut dire quelque chose qui est

17 La forme substantive ou nominale renferme toujours l'idée d'existence; car, dire qu'une idée a tel nom,

est nommée de telle manière, c'est dire implicitement qu'elle est, qu'elle existe (Destutt de Tr., Idéol. 2, 1803, p. 67).

devant moi, hors moi. C’est bien différent de l’idée que les objets sont des relations pour moi. Cette idée d’intentionnalité renvoie au fait que nous ne sommes pas seulement pour le monde mais que le monde et les choses sont aussi pour nous. Dans cette idée traditionnelle de la vérité et du sens, la vérité est conçue plutôt comme un cercle fermé, alors qu’elle est aussi à prendre comme un tissu complexe, donc inachevé, relié par des fils.

1.3.3. Vers une approche épistémologique complexe du concept information

Rapporté au concept d’information18 nous pourrions émettre l’hypothèse que la complexité de l’information serait semblable à cette complexité reliée, à travers l’action de la connaissance. Comparer tour à tour l’information (en tant que connaissance, contenu cognitif dans un processus de communication) à une action partagée, puis à une action originaire liée à des contenus et non à un rapport aux choses reviendrait à attribuer un caractère substantif à l’information dans le premier cas, c'est-à-dire que sa substance, son existence, ce qui la rend réelle serait dans l’action de partage elle-même (co-nnaître) ; à considérer dans le second cas, qu’elle est originaire, liée au contenu lui- même et non au rapport à ce contenu, qu’elle serait un objet complexe relié devant moi mais aussi pour moi. Ainsi, E. Morin établit des liens entre information et organisation en montrant les limites de ses différentes approches, que ce soit en physique ou en biologie, « la théorie d’origine communicationnelle était appliquée à une réalité de type

organisationnel, (…) il fallait considérer l’information organisationnelle, tantôt comme une mémoire, tantôt comme un message, tantôt comme un programme, ou plutôt comme tout cela à la fois » (Morin, 2005, p. 37). Dans son champ d’émergence, la

télécommunication, la transmission d’information a rapidement prit un sens organisationnel avec la cybernétique selon l’idée que le « programme » porteur d’information communique un message à un ordinateur mais lui ordonne aussi plusieurs opérations. Dans le domaine biologique, il dénonce une « stupéfiante possibilité

d’extrapoler très heuristiquement la théorie » : en rapprochant l’auto-reproduction de la

cellule (ou de l’organisme) de la duplication d’un matériel génétique (acide désoxyribonucléique ou ADN), en concevant cet ADN comme un ensemble de « quasi-

18 Définie en Sciences de l'information et de la communication comme une connaissance communiquée

signes chimiques » constituant un « quasi-message héréditaire », la reproduction a été

abordée comme copie d’un message, c'est-à-dire en tant qu’émission-réception rentrant dans la cadre de la théorie de la communication. La mutation génétique fut assimilée à un « bruit » perturbant la reproduction d’un message et générant une « erreur », l’ADN est devenu un « programme » qui oriente et gouverne les activités métaboliques, le tout constituant un ensemble dans lequel l’information est l’élément clé. Plus encore, « si la

notion d’information pouvait, d’une part, s’intégrer dans la notion d’organisation biologique, d’autre part, elle pouvait lier de façon étonnante la thermodynamique, c'est- à-dire la physique, à la biologie » (Ibid.). Après le rapprochement, issu des travaux de

C. Shannon entre l’information et l’entropie19, c'est-à-dire l’accroissement, au sein d’un système, du désordre sur l’ordre, du désorganisé sur l’organisé, une équivalence est notamment proposée par L. Brillouin entre information et entropie négative (néguentropie). Or, comme le démontre E. Morin, « la néguentropie n’est autre que le

développement de l’organisation, de la complexité » (Ibid.). « L’information est donc un concept qui établit le lien avec la physique tout en étant le concept fondamental inconnu de la physique : il est inséparable de l’organisation et de la complexité biologiques ». Il

définit cette « notion nucléaire » comme une « notion cruciale, un nœud gordien, mais

comme le nœud gordien, embrouillé, indémêlable ». C’est que « l’information est un concept problématique, non un concept solution. C’est un concept indispensable, mais ce n’est pas encore un concept élucidé et élucidant » (Ibid.).

E. Morin compare les aspects émergés de la théorie de l’information - à savoir l’aspect communicationnel et l’aspect statistique - à la mince surface d’un iceberg immense. C’est que, si l’aspect communicationnel « ne rend absolument pas compte du caractère

polyscopique de l’information, qui se présente au regard tantôt comme mémoire, tantôt comme savoir, tantôt comme message, tantôt comme programme, tantôt comme matrice organisationnelle » (Ibid.), l’aspect statistique, lui, ignore le « sens » de l’information,

car il ne saisit que le « caractère probabilitaire-improbabilitaire » (Ibid.) au détriment de la structure des messages, occultant tout de l’aspect organisationnel (Morin, 2005, p. 38). Or, comme la définition du concept information par les Sciences de l'information et de la communication nous le montrera, c’est bien cet aspect organisationnel qui affleure

19 On avait remarqué que l’équation shannonienne de l’information (H = KlnP) était comme le reflet, le

négatif, de celle de l’entropie (S = KlnP) dans le sens où l’entropie croît de manière inverse à l’information (Morin, 2005, p. 37).

à sa surface comme autant de « signifiants » sur lesquels se tisse nombre de recherches scientifiques.