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Les nouvelles organisations de travail, passant de relations verticales à horizontales, supposent pour devenir effectives de transformer les méthodes managériales, c'est-à-dire les pratiques associées à l'organisation du travail et aux relations humaines. Le management a un rôle à jouer pour accompagner et donner du sens à la transformation organisationnelle et culturelle dans les entreprises.

Le contexte international d’une concurrence accrue entre les pays pour la production de biens et de services explique l’apparition d’un nouveau critère de production : l'innovation (Segrestin et Hatchuel, 2012). Pour affronter la concurrence, il faut pouvoir innover. Or pour innover, il faut des salariés créatifs. Les pratiques doivent évoluer en fonction des besoins : du management par le contrôle et la surveillance pour une production de biens à l'identique au management par la mise en relation et la stimulation pour une création innovante. Pour être sans cesse adaptée au marché et innovante, l'entreprise doit veiller à une plus grande autonomie et flexibilité du salarié libéré du poids de la structure hiérarchique : « puisqu’il est convenu que le travail se dématérialise, que les organisations se fragmentent, que leurs activités productives se délocalisent, il s'agit maintenant de promouvoir un nouveau personnel à la fois mobile, agile, polyvalent et donc flexible » (Gramaccia, 2014). Contrairement aux techniques managériales définies par Taylor au lendemain de la révolution industrielle dans le cadre d’une organisation scientifique du travail pour permettre une plus grande efficacité du travailleur, les techniques néomanagériales passent désormais par la mobilisation de la subjectivité dans le travail (Brunel, 2004 ; de Gauléjac, 2005). Là où l’organisation du travail

140 s’était développée comme un mode d’objectivation du travailleur ou de « déshumanisation » (pour mieux le commander et le contrôler), il devient le lieu central d’une subjectivation ou d’une « sur-humanisation » depuis les années 1980 (Linhart, 2015). Le salarié devient acteur collaborateur, contributeur avec une injonction permanente à la participation, à la contribution.

C’est dans ce contexte qu’à partir des années 1980 se diffusent très largement les techniques de « développement personnel » en entreprise pour permettre au salarié de s’adapter à de nouvelles contraintes sociales et professionnelles (Requilé, 2008). Le développement personnel en entreprise participe du tournant néomanagérial, davantage centré sur la subjectivité et sur les dynamiques relationnelles et communicationnelles au sein des groupes (Brunel, 2008). Il regroupe un ensemble de techniques et de pratiques qui visent un accroissement des capacités individuelles, mises au service de la réussite et du bien-être en entreprise : apprendre à mieux communiquer, développer des talents de négociateur ou de leader, gérer des conflits, des relations interpersonnelles, accroître l’affirmation de soi, gérer son stress, gérer ses émotions, être plus créatif. L'entreprise a désormais en charge non seulement de développer les professionnels quant à leurs compétences techniques, mais également les personnes dans leur dimension comportementale, c'est-à-dire leurs qualités humaines de motivation, de communication, de relationnel, d’écoute, etc. L’objectif se situe au niveau de l’implication et de la motivation du personnel. L’intérêt porté au développement personnel témoigne de l’aspect davantage socioculturel et anthropologique des transformations organisationnelles en cours au sein des grandes organisations (Imhoff et Silva, 2016). Il s’agit de prendre en compte la « vocation morale et idéaliste » de l’homme. En effet, si on se réfère à la pyramide des besoins humains répertoriés par Maslow, des besoins psychologiques aux besoins psychiques, le « besoin de réalisation ou d’accomplissement de soi » représente le sommet de la pyramide, une fois les besoins physiologiques, de sécurité, d’affection et d’estime satisfaits (Maslow, 1943). Ces changements sont remarquables notamment dans l’esprit des travailleurs qui aspirent désormais au bien-être au travail, à la convivialité et au sens de la mission proposée.

Aujourd'hui, c’est la logique collaborative qui prévaut, au moins dans les discours, en rupture avec les méthodes néomanagériales des années 1980 qui n’ont cessé d’individualiser l’homme au travail pour mieux le gouverner (par les parcours de formation, la logique compétence, l’évaluation et la rémunération, par exemple) (Linhart, 2009). La dimension relationnelle au

141 travail est mise en avant comme un des enjeux majeurs pour répondre aux défis actuels de l'entreprise (Linhart, 2009) : les risques psychosociaux, le mal-être et le désengagement au travail, selon l’étude du collège d'expertise réuni par le Ministère du Travail en 2011, afin de « mesurer les facteurs psychosociaux de risque pour les minimiser »36. D'autant plus qu’il existe une véritable prise de conscience de la part des dirigeants de l’enjeu économique de la performance collective des salariés. Cependant l’idée de groupe ou de collectif a évolué pour prendre en compte les exigences de la production :

« [le] management 2.0 présente une différence fondamentale avec les décisions collectives : pour qu'il fonctionne, il suppose précisément que les participants restent indépendants. On ne leur demande pas de devenir un groupe ou un collectif, on attend d’eux au contraire qu’ils restent des individus, avec toute leur diversité et leur autonomie. […] Le management 2.0, grâce à Internet, présente l'avantage inédit de pouvoir agréger des individus sans pour autant les réunir, ce qui lui permet d’échapper à la plupart des limites du collectif. Le management 2.0 ne doit donc pas être confondu avec une décision de groupe, ni encore moins avec le management participatif » (Fréry, 2010, p. 58).

Nous reviendrons sur ce point dans l’analyse de l’évolution des formes sociales (point 1.4). Le management de proximité qui avait un rôle d’expertise technique et de transmission de l’information (Leclercq, Isaac et Kalika, 2013), doit désormais développer les personnes et les interactions au sein d’équipes de travail. En effet, ces deux anciennes fonctions du manager n’ont plus de sens car on voit émerger à présent une intelligence collective qui supplée à l'expertise individuelle et la communication s'étend transversalement avec l'essor fulgurant des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les entreprises doivent basculer d'une logique de processus et d'information à une logique d’interaction entre les personnes. En effet, avec le 2.0 se joue les rapports problématiques entre expertise et management. L'intelligence collective bouleverse le rapport entre savoir et pouvoir. La circulation instantanée de l'information et la coopération menacent le rôle d'un intermédiaire. La figure du « leader » émerge face à celle du manager. On voit là deux modes de gouvernement : celui du gestionnaire qui garantit la poursuite de l’ordre des choses face à celui du créateur qui cherche à transformer l’existant ; le premier gouverne de façon

36 Etude du Collège d'expertise réuni par le Ministère du Travail afin de « Mesurer les facteurs psychosociaux de risque pour les minimiser », Partie II, chapitre 4 « les rapports sociaux au travail », avril 2011.

142 descendante, alors que le deuxième développe l’intersubjectivité, le dialogue et l’entente la plus large (Zaleznik, 1977). Le management en train de se redéfinir, management participatif, passe de la surveillance et du contrôle à la régulation entre les personnes. Le pouvoir d’un seul, celui du chef, fait place à l’autorité partagée et régulée. La redéfinition du rôle du manager devient alors centrale pour une prise en compte du pouvoir des équipes. Il doit passer pour cela de la direction des individus les uns à côté des autres, à l’animation d’un collectif de travailleurs associés. Ainsi, le leadership s'appuie sur le fonctionnement de l’équipe et pas seulement la personnalité et les qualités du leader. C’est dans cet état d’esprit que les notions de « shared leadership » ou de « servant leader » (direction partagée ou au service de) se popularisent.

A ce titre, il nous faut questionner le modèle de l’ « entreprise libérée », médiatisée très récemment (Carney et Getz, 2013), mais déjà théorisée par Tom Peters (1993) comme un des lieux d’expérimentation de formes d’organisation du travail qui redonneraient du pouvoir aux acteurs. Dans le principe, il s’agit de libérer les employés du poids de la hiérarchie et ainsi de responsabiliser chacun pour permettre un plus grand degré d’engagement et de créativité dans leur travail. Le constat initial est celui du lien de causalité entre le contrôle, la surveillance et le désengagement des employés, en plus d’une perte de temps et d'argent directe pour l'entreprise. L’ « entreprise libérée » place donc la confiance au cœur de son organisation. Chacun est appelé à prendre des initiatives, à innover, à coopérer librement pour accroître la performance économique de l’entreprise et le bien-être au travail, peu importe sa place dans la hiérarchie (à l’opposé de la division taylorienne du travail entre tâches de conception et tâches d'exécution). Il reste aux « entreprises libérées » à montrer comment la liberté de chacun est mise au service du collectif et non de stratégies individuelles. En effet, le risque des nouvelles formes d’organisation du travail horizontales, sans échelon hiérarchique, est de voir apparaître soit des formes de surveillance et de concurrence entre pairs soit des formes d’intériorisation du pouvoir, d’autocontrôle ou discipline de soi derrière l’apparente autonomie laissée aux acteurs, dans la droite ligne du pouvoir moderne décrit par Foucault, un pouvoir qui s’invisibilise sans pour autant disparaître, puisqu’il tend au contraire à s’intensifier du fait de son intériorisation en discipline de soi (Foucault, 2003). Derrière ces expérimentations se pose encore la question du pouvoir, non pas tellement à notre sens pour le supprimer, mais plutôt pour le répartir entre les acteurs afin de le légitimer.

143 Le déplacement du pouvoir dans l’entreprise permet d’interroger le type de régulation collective ou l’ensemble de règles informelles structurant le collectif de l’intérieur. Le paradigme structurel de la relation professionnelle devient un paradigme communicationnel. La discussion devient un outil incontournable de la constitution et de la pérennité d’un collectif professionnel37. A partir de l’héritage des notions d’espace public et de rationalité communicationnelle thématisées par Habermas depuis sa thèse en 1960 (Habermas, 1986), dans leur article sur « L’argumentation dans le travail », Kostas Chatzis, Frédéric de Coninck et Philippe Zarifian affirment une « extension des pratiques argumentatives à tous les échelons de la hiérarchie (1994). Les temps morts ou temps de pause, d’échanges informels sont revalorisés. Ce sont des temps d’échange de bonnes pratiques, de circulation de l’information, d’expression de l’émotionnel et de l’imaginaire, non réductibles au strictement rationnel. L’innovation, la réactivité, l’engagement professionnel en dépendent. Les réseaux de socialisation informels sont nécessaires et complémentaires des formes instituées du collectif en ce qu’ils donnent une place nouvelle au travail réel, échappant en partie au travail prescrit ou devenant la base même de la prescription. Ainsi, l’espace public de discussion dans les organisations se trouve réinvesti, que ce soit de façon plus ou moins formelle et sur des sujets plus ou moins professionnels. L’essor des démarches de codéveloppement ou de groupes d’échange entre pairs nous donne un exemple de ce que peut permettre la mise en commun et la formalisation pour le groupe professionnel. La formalisation et la normativité de « bonnes pratiques » reposent sur l’échange, la co-construction et la reconnaissance par les pairs (Silva, 2017B).

Selon Mathieu Detchessahar, « réussir le développement de la communication productive semble donc un enjeu essentiel de la modernisation des entreprises » (Detchessahar, 2003). Il met en évidence quatre nouveaux outils de l’entreprise pour y parvenir : les espaces décloisonnés de travail, les équipes autonomes, le fonctionnement par projet et l’organisation par les processus. Il y a là non pas un changement anodin, mais une transformation essentielle de l’entreprise et de la répartition du pouvoir. En effet, la production du savoir et la détention de l’information sont des enjeux de pouvoir très forts dans l’entreprise traditionnelle (Crozier, 1981). Cependant, il est nécessaire de comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un affaiblissement voire d’une disparition du pouvoir et des rapports de force, mais bien d’une transformation. Si les salariés associés gagnent en autonomie et en collaboration, ils sont désormais responsables

37 Réseau Anact-Aract, « Discuter du travail pour mieux le transformer », Revue Travail & changement, n° 358, janvier-février-mars 2015.

144 de leur travail et de celui des autres, ce qui signifie une transformation du pouvoir hiérarchique extérieur en auto-pouvoir et devoir de critique de son alter ego. Avec l’entreprise communicationnelle, on ne passe pas du pouvoir à la liberté, mais d’un pouvoir par le haut à un contrôle par les pairs et à une autocensure.

« En même temps qu’elle ouvre à l’opérateur de nouvelles possibilités d’initiatives et d’action sur le contenu de son travail, la discussion s’accompagne de dispositifs permettant de repérer les erreurs individuelles, de faire la preuve de l’incompétence ou de la faute professionnelle » (Detchessahar, 2003).

Pour cela, certains collaborateurs préfèrent le pouvoir hiérarchisé traditionnel et ne supportent pas les nouvelles formes d’organisation du travail, comme en témoigne les démissions de masse dans certaines nouvelles « entreprises libérées ». Outre le coût politique de la discussion, Mathieu Detchessahar pointe son coût social :

« La discussion implique le développement de nouveaux comportements au sein des groupes de travail : examen critique, contrôle mutuel des opérateurs. Le coût social de la discussion résulte de l’obligation pour les opérateurs d’assumer eux-mêmes une partie des tâches de coordination (critique et contrôle) qui relevaient traditionnellement de l’encadrement de premier niveau et qui menacent désormais la solidarité à l’intérieur de l’équipe » (idem).

La question est finalement de savoir si les nouvelles formes d’organisation du travail permettent la réappropriation annoncée des modes d’organisation de l’activité collective par les acteurs. Le pouvoir des acteurs au sein de l’organisation ne se limiterait plus aux seules zones d’incertitude, aux failles juridiques, techniques, économiques ou à une dissimulation volontaire des acteurs, à un niveau informel et imprévisible (Crozier, Friedberg, 1977). Mais quel est l’enjeu stratégique des entreprises derrière les politiques de subjectivation, de développement personnel et de « bonheur au travail » ? Est-ce le signe de la prise en compte et de la mise en application d’une nécessité de changer le rapport de l’homme au travail, à lui-même et aux autres ? Ou bien s’agit-il d’une enveloppe marketing pour poursuivre les objectifs d’efficacité et de rentabilité propres à la modernité ? Les nouvelles techniques et postures managériales s’inscrivent-elles en rupture avec l’individualisation du salarié par une redéfinition de l’homme au travail dans ses interactions avec les autres ou s’inscrivent-elles au

145 contraire dans une certaine continuité avec les valeurs de la modernité voire d’une hyper modernité ou d’une modernité exacerbée et d’une individualisation toujours plus grande du salarié ?

1.4. Le renouveau des formes anthropologiques et

sociales comme condition de possibilité de l’idéal