• Aucun résultat trouvé

réseau social d’entreprise

1.2.2. La question du déterminisme technologique

Le passage des logiques individuelles aux logiques collectives est accéléré par le développement fulgurant des outils numériques dans les entreprises, notamment les plateformes collaboratives de type réseau social. Mais ladite « révolution numérique » ne doit pas masquer la transformation culturelle radicale, au sens de ce qui est à la racine des phénomènes émergeants, contre tout déterminisme technologique. Le déterminisme technologique (qu’il soit technophile ou technophobe), vise à conférer à la technique une

123 certaine autonomie et un pouvoir de transformation à elle seule. Le courant sociotechnique permet, au contraire, d’inscrire les technologies numériques dans leur contexte politique, social et économique d’apparition (Akrich, 1989 ; Flichy, 1995 ; 2008). Dans son article « L'individualisme connecté entre la technique numérique et la société », Patrice Flichy montre que les NTIC sont modelées par la société contemporaine, même si elles renforcent et accélèrent ensuite les transformations en cours :

« […] comment les technologies numériques, et plus précisément le micro-ordinateur et l’internet ont incorporé dans leur cadre d’usage deux caractéristiques majeures de la société contemporaine : l’autonomie et le fonctionnement en réseau, puis comment par la suite, ces technologies ont performé les usages naissants, renforçant par la même ces nouvelles façons de vivre » (Flichy, 2004, p. 19).

Pour cela, on peut dire que le « RSE n’est pas un simple outil » (Poncier, 2012, chapitre 46). Il porte une transformation culturelle plus large.

Dans une position essentialiste, Marcuse, à la suite de Heidegger (1953), considère la technique comme une idéologie, contribuant à un système de domination : « devant les aspects totalitaires de cette société, il n'est plus possible de parler de « neutralité » de la technologie » (Marcuse, 1964). « La société technologique est un système de domination qui fonctionne au niveau même des conceptions et des constructions des techniques » (idem). Jacques Ellul (1977) analyse la technique à l’époque contemporaine en termes de système, c'est-à-dire une interdépendance des techniques. Le système technicien envahit toutes les sphères de l'existence. Il est responsable de la perte de sens. Le système technicien serait un « objet en soi », dont le développement s'imposerait aux hommes, serait indépendant d'eux, responsable de l’abrutissement de l'homme, de l'aliénation capitaliste et du désenchantement du monde. La technique rend confus la distinction entre le réel et le virtuel : « la technique efface le principe même de la réalité » car « c'est elle qui fait apparaître ce non réel qui est pris pour un réel ». Selon Jacques Ellul, les valeurs de la modernité que sont celles du progrès, de la rationalité, du travail, de l’individualisme, de l’utilité et de l’efficacité sont le résultat du développement de la technique (Ellul, 2008). De plus, l’essor des technologies de l’information et de la communication, comme assemblage de techniques en système (idem), modifie en profondeur le rapport de l’homme au monde qui l’entoure. Les progrès techniques

124 et technologiques permettent d’accroître les capacités humaines, mais ils ont tendance également à les dépasser et à échapper à la maîtrise de l’homme. Le développement des nouvelles technologies s’accompagne d’un sentiment d’oppression et de déresponsabilisation. L’individu se sent contrôlé et en même temps il perd la maîtrise sur ce qu’il fait. Il se sent alors dépossédé d’une part de son activité et de sa connaissance (Simondon, 1989). Ainsi l’homme passe au second plan.

Contrairement au déterminisme technologique, nombre sont les penseurs qui considèrent actuellement la technique comme une ouverture des possibles, non entièrement déterminée, mais à orienter. Ainsi, Stéphane Vial (2013) aborde une critique des idéologies technophobes du XXème siècle ou « fétichisme de la technique » comme une tendance à croire que la technique est une chose en soi, dotée d'une volonté, ce qu’il qualifie de « pensée magique ». Il s’agit, selon lui, d’une réaction à l'angoisse de perdre le contrôle de la société industrielle. Or le problème ne serait pas celui de la transcendance de la technique, mais un problème de connaissance. En réaction, il expose son projet d'une nouvelle philosophie de la technique comme culture :

« […] la nouvelle philosophie de la technique à entreprendre doit s'engager dans une tout autre voie, en accord avec la réalité objective du phénomène technique, telle qu'elle est manifestée par l'histoire des techniques et le terrain des pratiques de conception » (Vial, 2013).

Dans l’héritage de Canguilhem (1966) : la philosophie doit beaucoup aux cultures du dehors, culture scientifique, artistique, politique, etc. Les techniques modernes ne sont plus seulement des techniques, mais des technologies, c'est-à-dire une convergence entre la technique, la science, l'industrie (déterminants économiques -marketing) et le design (dimension artistique), en tant que génératrice d'une nouvelle culture. « La technique seule n'existe plus, elle est un phénomène convergé. […] L'alliance de la technique et de l'art (design) constitue le dernier échelon de cette convergence » (Vial, 2013). Le design, alliance de la technique et de l'art constitue pour Stéphane Vial notre nouvelle culture industrielle qui mêle l'art, la technique, l'ingénierie, la science, la philosophie et les sciences sociales. Avec le design, l'humain peut à présent être au cœur de la conception et de la production. Mais, comme le montre Gilbert Simondon, ceci s'est fait à l'exclusion de la culture technique qui n'est pas considérée comme une culture, mais seulement un ensemble d'instruments (usage, utilité) sans consistance

125 symbolique. « La culture s'est constituée en système de défense contre les techniques » (idem). Il faudrait au contraire considérer l’humanité profonde de l'ère numérique.

La révolution numérique est un événement philosophique, au-delà de l'événement technique, en ce qu'elle modifie notre perception du réel. Les techniques ne sont pas seulement des outils, mais des structures de la perception, dans une perspective phénoménologique. Elles conditionnent la manière dont le monde nous apparaît et dont les phénomènes nous sont donnés. En ce sens, Stéphane Vial parle d’une « ontophanie numérique ». La question principale est de savoir ce que devient notre être-dans-le-monde avec les technologies numériques. A ce titre, Stéphane Vial s’inscrit dans la critique de la notion de virtuel. La prétendue différence entre le réel et le virtuel n’existerait pas. Nous vivons dans un environnement hybride, à la fois numérique et non-numérique. Depuis sa thèse sur La structure de la révolution numérique (2012), il part du postulat suivant : « notre être-dans-le-monde est fondamentalement conditionné par la technique, et l’a toujours été » (p. 4). Il existe donc une structure historique de la révolution numérique puisqu’elle s’inscrit dans le temps long de la machinisation.

1.2.3. La société de l’information et de la