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Qu’est-ce que la critique ? La critique désigne traditionnellement un outil de remise en cause de l’ordre social existant. Elle vise globalement une critique de l’institution comme pensée totalitaire, à prétention totalisante, comme la seule façon possible de fonctionner, de dire et d’être. La critique vise une dénaturalisation des phénomènes, la remise en cause de leur caractère donné, évident, naturel pour montrer au contraire leur caractère construit (Nizet et Pichault, 2015). Mais la pensée critique n’est pas seulement une force de contestation, elle est aussi une force de proposition, une « critique transformatrice » (Nicoli et Paltrinieri, 2015). Elle recherche d'autres possibles, dans le sens des potentiels émancipatoires. La critique permet alors de penser la transformation des organisations, de penser des alternatives sur la question du pouvoir et de sa répartition notamment pour permettre des pratiques plus démocratiques qui favorisent l’émancipation plutôt que l’aliénation, la coopération plutôt que la concurrence. En communication organisationnelle, la critique consiste par exemple à « identifier les expériences organisationnelles et communicationnelles qui montrent qu’il y aurait et qu’il y a déjà d’autres manières de s’y prendre » (D’Almeida et Carayol, 2014). La dimension critique en sciences humaines et sociales prend de l’importance à partir de la fin des années 1980, mais elle s’inscrit dans des courants de pensée sociologiques, économiques, psychologiques qui remontent pour certains au milieu du XIXème siècle. Il existe deux filiations de la critique : une filiation marxienne, reprise dans le projet d’une théorie critique au début des années 1930, faisant émerger la critique du champ social lui-même, dans une

57 critique immanente consistant à recueillir les propos des acteurs et une filiation nietzschéenne, reprise par le poststructuralisme (Foucault, Deleuze et Derrida, notamment) qui consiste à déconstruire les normes en en révélant le caractère construit et donc contingent, dans une critique généalogique. La première considère la domination selon la dimension objective du procès de travail. La seconde montre l’impact des discours et des pratiques disciplinaires sur les modes de subjectivation ou de construction des sujets.

L’œuvre de Marx présente une critique du capitalisme comme mode de production caractérisé par la propriété privée des moyens de production, la marchandisation et la recherche du profit (notamment au livre I du Capital, même s’il n’emploie pas le terme « capitalisme »). La critique de la domination propre au système capitaliste s’articule autour de trois notions principales : l’exploitation, l’aliénation et l’idéologie. En effet, le capitalisme prend la forme du salariat, contrat ou lien de subordination juridique par lequel le travailleur vend sa force de travail contre la rémunération de son employeur qui possède les moyens de production. Mais la valeur créée par le travail n’est pas rétribuée à la mesure de sa contribution, ce qui crée une survaleur ou plus-value pour le détenteur du capital et permet une accumulation illimitée. La production capitaliste se définit par l’amélioration de la productivité du travail, c’est-à-dire le rapport optimal entre la production de biens et les ressources mises en œuvre pour la recherche du profit. Le mode de production capitaliste se comprend donc essentiellement par une théorie de l’exploitation. Outre l’exploitation du travailleur, le capitalisme se définit par des caractéristiques plus empathiques, relatives au sentiment de l’homme d’une dépossession de sa propre nature humaine que les Manuscrits de 1844 étudient sous le nom d’aliénation. L’aliénation désigne non seulement la dépossession des conditions matérielles de production (ressources et outils) et du produit de son travail, mais aussi la dépossession de sa puissance vitale, de son rapport à soi et aux autres (Haber, 2008 ; Renault, 2006). Enfin, l’idéologie (ou les idées dominantes conditionnées par la position de classe et les intérêts des acteurs) justifie et maintient la domination de classe dans le système capitaliste. La composante idéologique de la domination est analysée par Max Weber (Weber, 1964) et, par la suite, par Luc Boltanski et Eve Chiapello (Boltanski et Chiapello, 1999) dans une étude des différents « esprits » du capitalisme.

Dans la continuité de l’héritage marxiste, le projet d’une théorie critique (nommé par la suite « Ecole de Francfort ») naît au début des années 1930 dans le champ philosophique franco-allemand, en réaction à la théorie traditionnelle. Ce projet consistait initialement à articuler

58 une philosophie sociale inspirée par le marxisme et les différentes sciences sociales (Renault et Sintomer, 2003). Il s’inscrit dans une visée interdisciplinaire articulant enquêtes empiriques et réflexion théorique. Dans sa première génération (Horkheimer, Marcuse, Adorno, Benjamin notamment), l’Ecole de Francfort dénonce l’idéalisation moderne de la raison (issue du mouvement philosophique des Lumières au XVIIIème siècle), dans le contexte des totalitarismes de la deuxième guerre mondiale, de la domination et de la soumission des peuples. Dans sa deuxième génération (Habermas, Honneth, notamment), la théorie critique se fait moins pessimiste. Habermas s’intéresse aux deux principes de rationalité en conflit, la rationalité instrumentale imposée par le système et la rationalité communicationnelle qui se déploie dans le monde vécu. Le système tend à « coloniser le monde vécu », c'est-à-dire à imposer des normes produites par des dirigeants et experts à des individus qui sont alors cantonnés à des rôles passifs d’employés, de consommateurs, de citoyens. La résistance du monde vécu se fait à partir de groupes, de mouvements sociaux, d’espaces de discussion contre les normes anonymes. Le concept d’ « espace public » vient préfigurer les recherches actuelles sur la démocratie participative. Dans la lignée de ses travaux, des auteurs comme Philippe Zarifian questionnent les « politique[s] de communication » des entreprises, constituées bien souvent d’injonctions autoritaires et se différenciant pour cela de la communication à proprement parler, dans sa dimension intersubjective (Zarifian, 1996). Honneth approfondit quant à lui le paradigme communicationnel dans la théorie critique (Voirol, 2012) avec le concept de reconnaissance et ses différentes formes de négation (Honneth, 2006), ce qui trouve écho dans les débats actuels (Voirol, 2013A). Le cœur de la théorie critique ou son socle commun repose finalement sur trois éléments : « l’idée d’une pratique sociale « souhaitable » dont le propre est de contribuer à la formation d’une collectivité non aliénée et exempte de domination », « l’idée que le déploiement de ces pratiques conçues comme souhaitables relève d’un processus d’émancipation » et l’idée des « processus faisant obstacle au déploiement de cette pratique et qui contribuent au renforcement de l’aliénation et de la domination » (Voirol, 2012).

Une autre filiation de la critique se trouve dans le poststructuralisme (Foucault, Deleuze, Derrida, notamment) qui se constitue en réaction au courant dominant du structuralisme dans les années 1950-1960. Dans ce courant, la critique se fait recherche d’une vérité ou d’une réalité propre aux organisations dans une entreprise de « déconstruction » des discours dominants, dans la lignée des travaux de Derrida (Derrida, 1967). Les écrits sont souvent inspirés ici par des auteurs qualifiés de « postmodernes » (Lyotard, 1979 ; Baudrillard, 1981 ;

59 Latour, 1991). Dans cette perspective, Foucault analyse les formes de domination exercées par l’usage du langage, la mise en place de pratiques disciplinaires ou de formes d’assujettissement et de violences psychologiques. Il s’intéresse à la constitution des savoirs, au développement des techniques disciplinaires et aux conséquences sur la subjectivation, c'est-à-dire sur la manière dont ces différents éléments influencent la construction de sa subjectivité. Dans la lignée de la critique du système capitaliste et de la modernité, Foucault dénonce les institutions sociales sous le signe de la surveillance et de la coercition (crèches, écoles, usine, armée, hôpitaux, hospices, etc.) (Foucault, 2014, p. 234), à partir d’une généalogie de la prison comme modèle disciplinaire apparu au XIXème siècle avec l’ère industrielle.

Outre ces deux héritages, bien d'autres courants de recherche influencent les études critiques contemporaines, comme la psychanalyse qui permet d’aborder les phénomènes psychiques et relationnels en dehors du sentiment de contrôle absolu, comme les études féministes qui abordent les inégalités et les discriminations et comme les études postcoloniales qui « permettent de décrire en quoi les disciplines de gestion s’inscrivent dans la tradition européenne ou du moins occidentale, au-delà de leur prétention à une application universelle » (Nizet et Pichault, 2015).

Dans la continuité de ces différents héritages, la critique contemporaine analyse les nouveaux enjeux théoriques liés aux recompositions en cours : par exemple les technologies d’information et de communication (TIC) (Feenberg, 2002), les nouvelles formes de motivation au travail et d'inventivité organisationnelle dans le cadre d'une économie de la créativité, l’implosion du cadre organisationnel et des paramètres identitaires traditionnels, les nouvelles formes d’interdépendance croisée entre organisations et espaces publics, les théories de l’espace public (Celikates, 2015), la reconnaissance (Voirol, 2010), la gouvernementalité algorithmique (Rouvroy et Berns, 2013). Deux courants nous intéressent particulièrement dans le cadre de notre recherche, il s’agit du post-opéraïsme franco-italien, avec la théorie du « capitalisme cognitif » et de l’exploitation du travail immatériel (Hardt et Negri, 2000 ; Moulier-Boutang, 2007 ; Vercellone, 2014) et du courant du « Digital labour » dans la tradition marxiste (Fuchs, 2014 ; Casilli et Cardon, 2015 ; Huws, 2014). Nous y reviendrons plus en détail.

60 A partir de ce cadre, nous devons nous interroger sur l’actualité et la pertinence de la critique aujourd'hui. En effet, puisque le capitalisme s’est transformé sous la forme d’un capitalisme cognitif (Moulier-Boutang, 2007), c'est-à-dire un système économique dont la valeur et l’accumulation de valeur repose davantage sur les caractéristiques immatérielles des marchandises (telles que l’innovation et la marque) que sur un travail matériel, même si celui-ci persiste, alors que serait « une approche communicationnelle critique des organisations dans le contexte du capitalisme cognitif » (Sarrouy, 2013) ? « L’hypothèse fondamentale sous-tendant cette approche est donc que l’innovation, la connaissance, la capture de la créativité et de l’intelligence sociale distribuée tendent désormais à se présenter comme les principaux vecteurs de création de valeur et d’accumulation du capital » (Sarrouy, 2013). Ainsi donc, la production de valeur repose dorénavant en grande part sur le capital de connaissances emmagasiné dans la marchandise. Or le capital immatériel, contrairement au capital matériel, sera d’autant plus important qu’il existe une synergie des forces productives, une synergie des intelligences et non une simple coordination extérieure et addition des forces physiques. La production de valeur devient essentiellement une production sociale. Le paradigme de l’interaction et de la coopération devient central pour penser la création de valeur au sein d’un capitalisme cognitif. Face aux reconfigurations contemporaines du capitalisme, le discours critique est en perte de crédibilité. D’une part, l’analyse marxiste d’une aliénation au travail par le couple travail / capital ou travail vivant / travail mort ne tient plus puisque la valorisation se fait désormais à l’intérieur même du travail vivant. En effet, la production s’empare des attributs de la vitalité pour être créatrice de valeur (Haber, 2013, 235-240). D’autre part, les notions qui ont porté la revendication d’émancipation font aujourd'hui partie du discours managérial : autonomie, réalisation de soi, créativité, coopération (Boltanski et Chiapello, 1999). L’avenir de la critique se situe dans sa capacité à réinterroger à présent le sens critique de ces catégories et leur implication en termes d’émancipation. Est-ce qu’une approche critique de la communication et de l’organisation reste justifiée aujourd'hui et, si tel est le cas, qu’est-ce que l’approche critique peut apporter dans le contexte du capitalisme cognitif ? « Les recompositions du capitalisme appellent une ré-adéquation des termes de la critique aux nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation que développe le capital » (Sarrouy, 2013).

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Philosophie sociale

C’est à partir de la philosophie sociale (Honneth, 2006 ; Fischbach, 2009) que nous abordons la critique contemporaine dans sa double nature : celle de contribuer à forger des concepts capables de décrire la réalité sociale et celle de permettre la transformation de la société. En effet, la philosophie sociale étudie les rapports sociaux ou les formes sociales de vie, c’est-à-dire la compréhension de l’homme dans ses conditions concrètes d’existence. C’est ce qui la distingue d’une philosophie politique davantage attachée aux abstractions (l’Etat, l’individu, etc.). Mais elle prend également la forme d’une recherche des voies de l’émancipation. La philosophie sociale a une nature profondément normative. La spécificité de la philosophie sociale par rapport à la sociologie se trouve dans la prépondérance du normatif par rapport au descriptif :

« Par social ou par société, on n’entend pas seulement quelque chose qui est, non pas seulement quelque chose dont on constate l’existence, mais quelque chose de souhaitable, quelque chose de désirable, quelque chose à vouloir et à faire – non pas seulement quelque chose que l’on voit, mais quelque chose que l’on veut ; non pas seulement ce que l’on subit, mais aussi ce que l’on choisit. Et c’est en fonction justement de ce qu’il y a de désirable et de souhaitable dans le social qu’une critique du social tel qu’il existe devient possible, à condition de préciser que le social désirable ne se fonde, et ne peut se fonder, sur rien d’autre que sur le social existant, d’où la nécessité de connaître ce dernier pour déterminer le précédent » (Fischbach, 2013, p. 20).

On retrouve l’importance d’une visée normative dans la branche critique de la sociologie (Bourdieu, Boltanski), ce qui la rapproche de la philosophie sociale.

La philosophie sociale est-elle légitime pour parler des formes contemporaines de travail ? Le travail n’est pas un objet parmi d’autres dans la perspective de la philosophie sociale, mais il est le cœur de l’espoir démocratique, en tant qu’il permet l’association et la coopération des personnes dans une expérience réelle. Le travail dans la modernité ne s’enracine pas dans la sphère privée ou domestique du cycle de production-consommation asservissant comme le pense Hannah Arendt (Arendt, 1958). Au contraire, le travail présente un potentiel

62 émancipatoire et « une puissance pacificatrice […], il suppose de tisser des liens de coopération avec ceux avec qui tout me sépare » parce que je reconnais ses compétences dans le registre du faire et non ses qualités dans le registre de l’être (Dejours, 2013). La philosophie sociale a donc un rôle à jouer dans l’analyse des formes concrètes de travail et dans la critique des dispositifs qui privent le travail de sa logique coopérative et donc de sa dimension démocratique.

Repenser l’activité de travail et l’organisation du travail dans le cadre de l’organisation collaborative nous impose de revenir à une anthropologie alternative au paradigme concurrentiel et utilitariste. Contrairement au social existant consistant en une privatisation et une atomisation de la société, qui instituent les individus en concurrents, la visée ou le sens du social désirable est celui de la coopération, c’est-à-dire l’intensification de la vie sociale elle-même (Fischbach, 2013 ; Fischabch, 2015). Les interactions, la sympathie (Smith, 1759), l’entraide (Kropotkine, 1906), la convivialité (Illich, 1973) occupent une place centrale au sein des organisations pour humaniser l’activité de travail. Il s’agit de penser l'entreprise comme un lieu possible du progrès collectif, au-delà de la seule création de richesses (Segrestin et Hatchuel, 2012). Historiquement, la pensée progressiste dans la tradition socialiste a constitué le principal courant d’opposition à la pensée utilitariste. Elle se réfère à un fondement altruiste et non seulement égoïste et intéressé des relations humaines. Dans son ouvrage L’entraide, un facteur de l’évolution, Kropotkine (1906) s’oppose au darwinisme social de la fin du XIXème siècle qui déplace le concept de sélection naturelle du biologique au social, en posant la compétition comme principe d’évolution sociale. Au principe de compétition, Kropotkine privilégie l’entraide comme principe d’évolution, notamment en vue du progrès moral. Nous suivons en ce sens le questionnement introductif du n° 31 de la Revue du MAUSS en 2008 :

« Peut-on présumer l’existence de passions sympathiques qui puissent « contrebalancer » les passions égoïstes et voir ainsi affleurer une anthropologie différente, où le désir de partage et d’actions solidaires, la volonté de dialoguer avec l’autre et le désir réciproque de reconnaissance l’emportent sur le besoin d’ordre provoqué par les passions individualistes et utilitaristes propres à la modernité ? » (Chanial et Caillé, 2008).

63 La compréhension de l’homme moderne dont héritent les théories organisationnelles classiques fondées sur le rationalisme, l’utilitarisme et la compétition généralisée reposent sur l’anthropologie hobbesienne pessimiste de la guerre de tous contre tous pour assurer son propre intérêt. Le vivre-ensemble ne tiendrait alors que par la force d’un contrat passé entre tous pour assurer la sécurité et la liberté individuelle souhaitable, malgré la compétitivité nécessaire. La socialité serait alors contrainte, imposée par une puissance extérieure : le souverain et les lois. Dans cette optique, non seulement la socialité n’est pas naturelle, spontanée, mais elle ne pourrait être non plus volontaire, choisie par l’homme comme mode de relations interindividuelles. Platon, au livre II de La République (1993), illustre ce caractère fondamentalement égoïste de la nature humaine, selon l’opinion courante, par l’histoire du berger Gygès qui, ayant trouvé un anneau au pouvoir de rendre invisible, parvient à prendre le pouvoir après une conduite moralement condamnable, faite de vol et de meurtre. La conduite morale, le comportement juste serait simplement le fruit d’une contrainte extérieure (sociale, légale), mais non un choix individuel, une obligation personnelle. En effet, l’injustice semble plus profitable aux individus que la justice. Pour résumer :

« On voit ainsi dominer dans toute la pensée occidentale moderne ce qu’il est permis d’appeler une axiomatique de l’intérêt. L’utilitarisme sous toutes ses formes tentera de définir une société reposant sur la seule rationalité, c’est-à-dire sur le postulat que les hommes, ne cherchant qu’à éprouver le plus de plaisir et le moins de douleur possible, sont nécessairement et exclusivement intéressés (self-regarding) ou au minimum indifférents aux autres » (Chanial et Caillé, 2008).

Cependant, la raison et l’intérêt ne suffisent pas à garantir le pacte social. Les théoriciens du droit naturel (Pufendorf, Grotius) et les penseurs des Lumières (Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Smith) montrent l’importance du sens moral et de la sympathie pour faire société. Bien avant La Richesse des nations (1776) présentant l’Homo aeconomicus rationnel, Smith présente une vision plus complète des relations humaines, ne reposant pas seulement sur l’intérêt pour soi, mais sur un intérêt pour autrui tout aussi essentiel, dans la Théorie des sentiments moraux (1759). Selon le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (MAUSS), il ne s'agit pas de réduire les relations humaines au seul altruisme, dans une vision angélique des relations humaines, mais de comprendre l’épaisseur des relations humaines, sans les restreindre pour autant au seul intérêt égoïste. Ce mouvement entend analyser la

64 « pluralité des ressorts de l’action humaine » pour « rompre radicalement avec cette rhétorique de « l’intérêt souverain » » (Chanial et Caillé, 2008). Le mécanisme du don archaïque, des relations de réciprocité (donner – recevoir – rendre), montre que les relations humaines ne sont pas faites que de conflit, d’intérêt et d’utilité, mais aussi d’amitié, de générosité et de sympathie (Mauss, 1979). Dans un récent ouvrage, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy présentent le mécanisme du don comme un élément fondateur du lien social dans l'entreprise (Caillé et Grésy, 2014). Cette application aux entreprises repose sur les analyses de Norbert Alter (2009), d’une part, et d’Alain Caillé (2007), d'autre part. Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy identifient quatre niveaux d’une décision pour qu’elle soit suivie d’effets : la reconnaissance du pouvoir de la personne décisionnelle (son autorité), les règles qui encadrent et légitiment la décision, la négociation qui introduit de la concertation, de la discussion et des compromis des deux côtés et, enfin, le don qui suppose un investissement personnel et une confiance accordée à autrui. Ce qui rend possible le don c’est l’ensemble des relations entre les personnes, que personne ne donne trop ou ne reçoive trop, la confiance entre les personnes car quand je donne, je ne sais pas qui va me rendre ni quand ni quoi. Le don est un élément essentiel des organisations, mais qu’on ne voit pas, ce qui explique les dysfonctionnements organisationnels. Or le mécanisme de don permettrait de remplacer le pouvoir et la règle par des motivations intrinsèques : le sens du devoir, le sentiment d’amitié, le plaisir d’échanger, etc. Le contrat de travail porte à faux cette capacité