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Ce traité bilatéral de paix entre l’empire ottoman et l’empire russe, conclu le 10 janvier 1774, comporte un règlement très détaillé qui s’occupe non seulement des participants de la guerre et de leur statut – ils jouissaient traditionnellement d’une amnésie mutuelle et du libre retour dans leur pays – mais aussi d’autres personnes d’intérêt pour un des deux pays, soit par leur religion, soit par leur affiliation. C’est pourquoi le traité se réfère aux statuts des Tartares (article 3), des employés de la mission russe (article 6) et des pélerins chrétiens (article 8). M. GANJI conclut dans son appréciation de ce traité et son application que l’article 7 pourrait être vu comme donnant le droit à la Russie d’agir comme le protecteur de la foi chrétienne en Turquie55 sans répondre en détail à la question jusqu’à quel point cette stipulation justifie des restrictions. L’article 7 énonce que56 :

« La Sublime Porte promet de protéger constamment la religion Chrétienne et ses églises ; et aussi elle permet aux Ministres de la cour Impériale de Russie de faire dans toutes les occasions des représentations, tant en faveur de la nouvelle église à Constantinople dont il sera mention à l’article 14, que pour ceux qui la desservent, promettant de les prendre en considération, comme faites par une personne de conscience d’une Puissance voisine et sincèrement amie. »

Afin de pouvoir asseoir un opinion sur cette interprétation il faut qu’on apprécie l’énoncé du texte (1.) et deuxièmement son invocation à plusieurs occasions au cours du XIXème siècle (2.).

1.) L’énoncé du traité de Kutchuk-Kaïnardji de 1774

En commençant par une apprécation littérale, l’article introduit tout d’abord une obligation des autorités ottomanes (« promet »), donc une responsabilité internationale, de « protéger ». Par rapport aux concepts de la Responsabilité de protéger et de l’intervention humanitaire, il s’agit de savoir dans un premier pas que et qui sera protégé, deuxièmement quelle sorte de réaction pourra se produire à cause d’une violation de ce devoir de protection et troisièmement quels sont les conditions pour cette réaction. Par la référence aux églises, il semble logique d’attribuer ladite protection exprimé par le mot « religion » aussi au culte, ainsi que son appartenance. Bien que les chrétiens ne se trouvent donc pas forcés à changer leur foi, il reste à discuter si cette protection

54 Supra, p. 658.

55 Ganji, M. (1962), International Protection of Human Rights, Genève, p. 24.

56 De Martens, G., Recueil général de Traités (Tome II, 2e édition, 1817), Goettinge, p. 297.

s’étend à tout acte desdites autorités envers la minorité qui ne relève pas de la religion. Ici, une interprétation systématique offre une solution : les articles 16, 17 et 23 contiennent des stipulations similaires en ce qui concerne la « Bessarabie », les « isles de l’Archipel » et les paysages de la « Géorgie » et de la « Mingrélie » respectivement. L’article 16 constate, conséquemment au numéro 2, que l’empire ottoman est obligé « De n’empêcher aucunement l’exercice libre de la religion Chrétienne et de ne mettre aucun obstacle à la construction de nouvelles églises et à la réparation des anciennes ». Cet énoncé est presque répété à l’article 17 qui proclame au numéro 2 que « la religion Chrétienne ne sera point exposée à la moindre oppression ; non plus que les églises, et qu’il ne sera mis aucun empêchement à leur construction ou réparation ; pareillement que ceux qui les desservent ne seront ni opprimés ni outragés ». L’article 23 interdit de « gêner en aucune manière la Religion, les Monastères et les Eglises », ainsi que « de […] empêcher de réparer celles qui sont ruinées, […] d’en construire de neuves […] ». On constate alors une connexion notoire entre les bâtiments et la foi. Mais le traité ne se limite pas à une protection dans le contexte des édifices bénits. L’article 8 traite le statut des pélerins russes : ceux-ci sont munis de « passeports et firmans [actes du Sultan] » afin de garantir « la protection la plus rigide des loix »57. Les deux parties contractantes ont donc bien connu les degrés possibles de protection. La formulation vaste du dernier article et de la protection introduite par celui-ci mène à comprendre la protection de la religion comme étant assez étroite et limitée à ses éléments principaux. L’article 3 est encore plus ample, en traitant le statut des Tartares, il prohibe aux deux empires de « se mêler sous quelque prétexte que ce soit, […] de leurs [des Tartares] affaires domestiques, politiques, civiles et intérieures »58. Cette affirmation solennelle de la souveraineté de la « nation Tartare » montre clairement par son listage le degré minimal de la protection accordée par l’article 7.

On passe aux mesures possibles pour une réaction de la Russie. Il étonne qu’aucune stipulation n’est faite en relation avec ladite obligation générale de protection, tandis qu’elle est bien définie pour les cas individuels cités ci-dessus. L’article 14, qui est cité par ladite norme, établit comme lex specialis une protection autonome de l’église de Constantinople, exercée par « les ministres » de la Russie, « à l’abri de toute gêne et de toute avanie ». Ce dernier article précise donc l’obligation de l’empire ottoman envers la Russie. En ce qui concerne cette église, le traité accorde à la cour russe le droit aux « représentations ». Cependant, l’article 16 protège les affaires religieuses des deux principautés de « Wallachie » et « Moldavie », qui plus tard deviendront la Roumanie, par des chargés d’affaires qui jouissent « du droit des gens, c’est-à-dire à l’abri de toute violence ». Ledit article stipule au numéro 10 que « les Ministres de la Cour Impériale de Russie résidans auprès d’Elle [la Porte, c’est-à-dire l’empire ottoman] puissent parler en leur faveur [des principautés] ; et

57 Ibid.

58 Supra pp. 292 ss.

promet de les écouter avec les égards qui conviennent à des puissances amies et respectés ». Tandis que l’article 17 ne mentionne aucune réaction à la non-assurance de la protection, pour la Géorgie et la Migrélie, l’article 23 constate à la dernière phrase que « comme les susdits peuples se trouvent sujets de la Sublime Porte, la Russie ne devra à l’avenir se mêler en aucune façon de leurs affaires, ni les molester ». Il reste difficile de faire ressortir les intentions de la Russie et de déterminer si elle se voit dans quelque cas forcée d’intervenir ou non – mise à part en ce moment la question des moyens. Le règlement qu’on vient de déceler est un mécanisme de leges speciales qui une fois restent muets, une autre fois proclament très clairement la non-intervention et une troisième fois accordent le droit de faire des « représentations ». Il est à noter à ce point que la plupart des juristes présumaient au moins pour le XIXème siècle un libre ius ad bellum59. Pourtant, il n’est point parlé d’un droit particulier d’intervention – tout au contraire : l’article 23 introduit son attachement à la non-intervention par le fait que les peuples dont il parle sont des ressortissants turcs. Ce principe ne peut-il s’appliquer à tous les ressortissants ? Cela mène ainsi à comprendre cette stipulation comme étant plus qu’une partie dudit système de leges speciales. Afin de trouver une solution aux termes nébuleux de ce traité, il convient d’adjoindre à l’appréciation l’aspect des circonstances historiques qui pourraient nous éclairer sur la téléologie des articles spécifiques. L’église à Constantinople fut un cas très individuel où le gouvernement russe ordonna sa construction par force du traité lui-même. L’objectif poursuivi par la Russie fut très probablement de démontrer sa présence et son pouvoir pour se placer sur un pied d’égalité avec les autres puissances (l’article 14 qui permet la construction commence : « A l’exemple des autres Puissances […] »). Ceci explique pourquoi on fut assez avide d’assurer la mise-en-œuvre de cet article. Pour les deux principautés, la formule plus faible de « parler en faveur » pourrait s’expliquer d’abord par le simple fait que ces terres furent peu peuplées par des chrétiens et deuxièmement, elles se trouvaient à une place privilégiée et stratégiquement importante pour la Russie. La conclusion nécessaire que la non-intervention s’applique en général et que la Russie ne s’attribua aucune responsabilité générale pour tous les chrétiens est encouragée par l’article 2 du traité. Celui-ci règle l’extradition des criminels. Il consacre l’obligation mutuelle d’extradition pour tous suspects de crime capital, « à l’exception cependant de ceux qui dans l’Empire de Russie auront embrassé la Religion Chrétienne et dans l’empire Ottoman la Religion Mahométane ». Ainsi, on ne présumait pas encore à cette période d’être responsable pour un peuple différent comme État ou souverain (ces deux terment étant coïncidents à cette période de l’absolutisme), mais puisque le peuple se constitua largement par une communauté de religion, le souverain ne fut responsable que pour ses coreligionnaires. Par conséquent, cet article montre l’exceptionnalité des clauses sur les droits de « protestation»

diplomatique. On ne peut pas affirmer que la Russie fut munie d’un droit d’intervention et d’autant

59 Grewe (1988), supra, pp. 623 – 628 ; Ziegler, K. (1994), Völkerrechtsgeschichte, Munich, p. 230.

moins qu’elle s’assujettit à une responsabilité.

En ce qui concerne les conditions d’une réaction, l’article 7 permet des représentations « dans toutes les occasions » et l’article 16 subordonne les réactions diplomatiques de la Russie aux

« circonstances de ces deux » principautés de la Vallachie et de la Moldavie. Il s’agit ainsi d’un mécanisme politique qui sera lancé selon des critères purement politiques totalement au gré de la cour russe. Bien entendu, ce traité n’incline pas à le comprendre comme exemple d’un système normatif de responsabilité ou de droit d’intervention son énoncé, on va passer à la pratique à laquelle les États ont recouru.

2.) Le comportement de la Russie envers la Turquie concernant les Grecs chrétiens

C’est face à la représsion constante de mouvements en faveur d’une plus grande liberté religieuse et politique dès 1814, ainsi que à cause d’une prospérité croissante qui favorisera une grande partie de la population grecque60, qu’une révolte générale démarra en avril 1821 au Péloponnèse. Après des massacres des musulmans, les autorités ottomanes ne tarderont pas avec leur réponse militaire.

Cette réponse fut particulièrement ciblée à la religion des insurgés. Le dimanche de Pâques 1821, le patriarche Grégoire fut capturé après la célébration de la messe et avec d’autres archevêques il fut pendu encore habillé dans son costume de cérémonie61. En juillet 1821, l’ambassadeur russe à Constantinople présenta les réclamations suivantes62 :

« (i) that the Greek Churches, destroyed or plundered, should be immediately restored and rendered fit for the celebration of Divine worship ; (ii) that the Christian religion should be restored to its prerogatives by granting it the same protection it formerly enjoyed, and by guaranteeing its inviolability for the future, to console Europe in some degree for the murder of the Patriarch ; (iii) that an equitable distinction should be made between the innocent and the guilty, and a prospect of peace held out to those Greeks who should hereafter submit within a given time […] »

Ces réclamations posent des problèmes juridiques en particulier en ce qui concerne leur fondement.

Même si l’article 7 avait instauré une obligation de l’empire ottoman envers la Russie concernant les chrétiens et leurs églises qui précisément furent attaqués, le règlement de la protection des Grecs eut été omis. Forcément, c’est la formule générale dudit article qui s’applique. Pourtant, il se pose la question de la réaction légitime, ou plus exctement encore : est-ce que la Russie eut le droit d’exiger

60 Shaw, S./ Shaw, E. (1995), History of the Ottoman Empire and modern Turkey (vol. II), Cambridge/ New York, p.

17. 61 Marriott, J. (2e édition 1940), The Eastern Question, Oxford, p. 205.

62 Supra p. 206.

ces activités par la Haute Porte ? Bien qu’il existe, comme mentionné, un libre droit à la guerre, on ne peut pas arriver à trouver non plus dans le droit coutumier de cette période un droit d’intervention – situation paradoxe. Ce paradoxe est bien illustré par un manifeste du gouvernement turc de 1827 qui relève l’interprétation légale contemporaine concernant les ingérences diplomatiques qui continueront jusqu’à cette année et au-delà : « l’affaire grecque est une affaire interne de la Sublime Porte, et que c’est à elle seule à s’en occuper »63. Tenant en compte les réactions stipulées dans le traité de Kutchuk-Kaïnardji, il s’offre là comme solution d’accepter un droit russe de protestation diplomatique ; par contre il n’existe aucune base légale à des demandes contraignantes concernant la religion chrétienne. Quand les actions diplomatiques et politiques de la Russie et après des autres puissances occidentales se furent culminés dans une intervention militaire en 1828 qui amèna la Grèce à son indépendance en 1830, la possibilité d’une justification de cette réaction par ce traité reste impossible.

En résumant, le traité de Kutchuk-Kaïnardji et les évènements qui le suivirent montrent qu’une obligation internationale en faveur d’une minorité premièrement n’apporte pas automatiquement un droit aux autres États de sauvegarder son exécution par des moyens quelconques et deuxièmement, d’autant moins que cette obligation ne constitue un devoir d’autres États de s’en occuper. Après avoir vu que presque aucune action de la Russie afin de protéger ses coréligionnaires n’a pas pu être justifiée par des stipulations ambiguës, non prévisionnelles à toute situation imaginable et non généralement applicables, il se pose conséquemment la question de savoir si un exemple historique de la Responsabilité de protéger ou de l’intervention humanitaire exigerait un droit ou devoir d’intervention précis et concise. Il s’ensuit la question de savoir si un tel droit représente vraiment la Responsabilité des États souverains et égaux dont le rapport parle.