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Chapitre I. Être une femme au siècle des Lumières : Polémique ou

4. Devenir traducteur dans la société des Lumières hispaniques

4.8. Les traductions d’œuvres littéraires

Dès la première moitié du siècle, plusieurs traductions d’œuvres françaises remarquables

du XVII

e

et du XVIII

e

siècle furent produites en langue castillane, malgré les réticences

inquisitoriales dues à l’importation de ce type de littérature. Il faut souligner que les œuvres

narratives qui bénéficiaient, sans grandes difficultés, d’une traduction à l’époque, étaient

surtout celles à thématique historique et celles à thématique pédagogique

294

. Il s’agit d’œuvres

comme La Nouvelle Cyropédie ou les voyages de Cyrus d’André-Michel Ramsay, traduite par

Francisco Savila en 1738, Télémaque de Fénelon, traduit en langue castillane en 1713 par un

traducteur anonyme, Adèle et Théodore (1782) de Madame de Genlis, livre traduit seulement

trois ans après sa publication française, ou les célèbres Magasins de Marie Leprince de

Beaumont. Ces dernières verront apparaître rapidement, dans les librairies les plus importantes

de l’époque, des versions en langue castillane de leurs écrits.

Malheureusement, un revers de fortune a frappé les œuvres françaises à thématique

philosophique. Considérées comme dangereuses pour la stricte morale religieuse de l’époque,

ces œuvres furent rarement traduites et elles circulèrent seulement sous le manteau dans les

cercles intellectuels espagnols, en version originale. Les écrits de Montesquieu, Voltaire ou

291

Lafarga, Francisco, Historia de la traducción en España, Alicante, Ambos Mundos, 2008, p. 622.

292

Fernández Segado, Francisco, La libertad de imprenta en las Cortes de Cádiz, Madrid, Dykinson, 2014.

293

García Hurtado, Manuel Reyes, La traducción en España 1750-1808, La Coruña, Universidad de Coruña, 1999, p. 35-43.

294

Fernández Gómez, Juan Fernando et Nieto Fernández, Natividad, « Tendencias de la traducción de obras francesas en el siglo XVIII », in Bibliothèque virtuelle Miguel de Cervantes, Alicante, 2007, p. 586.

93

Diderot

295

, par exemple, furent souvent poursuivis par les inquisiteurs. De ce fait, les

traductions de ces textes, connus à l’époque seulement par les élites culturelles, n’ont vu le jour

qu’un siècle plus tard

296

.

Dans le cas de Voltaire par exemple, bien que Micromégas (1752) ait été traduit et

censuré directement en 1786 par un traducteur anonyme, le décalage entre les publications des

œuvres originales de l’écrivain français et les premières versions officielles hispaniques fut

une évidence. Il a fallu attendre jusqu’au XIX

e

siècle pour trouver la première traduction de

l’auteur français, réalisée par l’abbé José Marchena en 1819

297

, Memorias : Tres Cuentos

orientales. Quelques années plus tard, le célèbre auteur espagnol Leandro Fernández de

Moratín décida de réaliser la traduction du célèbre roman de Voltaire, Candide

298

(1759),

Cándido o el optimismo (1838). Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu constituent un

cas remarquable. Bien qu’elles aient eu beaucoup de succès en Espagne et qu’elles fussent

une des œuvres les plus imitées

299

et vilipendées du panorama littéraire, elles ne furent pas

condamnées avant 1797, et la première traduction officielle réalisée à nouveau par l’abbé

Marchena parut en 1818, sous le titre de Cartas persianas

300

.

Les publications des traductions de Diderot ne partageaient pas le même sort (il faut

rappeler que plusieurs de ses œuvres n’ont pas été éditées que de manière posthume

301

). En

effet, il faudra attendre jusqu’en 1821 pour rencontrer la première traduction en langue

castillane de son roman La Religiosa

302

. Il s’agit d’une traduction libre, par un certain

M.V.M., de l’œuvre originale, comme le traducteur en informe les lecteurs dès la couverture

du livre, sur laquelle on peut lire : « La Religiosa, escrita en Francés por M. Diderot De la

Academia Francesa, traducida Libremente al Español por Don M.V.M. Licenciado. »

303

295

Lafarga, Francisco, « La difusión de Voltaire en España en el siglo XVIII: Algunos intermediarios », in 1616: Anuario de

la Sociedad Española de Literatura General y Comparada, nº 1, Madrid. Cátedra, 1978, t. I, p. 132-139.

296

Fernández Gómez, Juan Fernando et Nieto Fernández, Natividad, « Tendencias de la traducción de obras francesas en el siglo XVIII », in Bibliothèque virtuelle Miguel de Cervantes, Alicante, 2007.

297

Lafarga, Francisco, op.cit., nº 1, Madrid. Cátedra, 1978, t. I, p. 133.

298 À propos des traductions et de la réception des œuvres de Voltaire, voir aussi Lafarga, La difusión de Voltaire en España

en el siglo XVIII: Algunos intermediarios, op. cit.

299

Un bon exemple de cette popularité fut la publication de Cartas marruecas (1789) de José Cadalso.

300

Sur la réception et la traduction de Montesquieu, voir Álvarez de Mirador, 1995, Álvarez de Morales, 1992, et Forgeron & Vázquez, op. cit., 1991.

301

Lafarga, Francisco, op.cit., nº 1, Madrid. Cátedra, 1978, t. I, p. 137.

302 Establier Pérez, Helena, « Novela anticlerical y traducción en el Trienio Liberal. Diderot, Lewis y Radcliffe en España », in Dicenda, Cuadernos de Filología Hispánica, vol. 30, 2012, p. 67-92.

303

La religieuse, écrite en langue française par M. Diderot de l’Académie française et traduite librement en espagnol par

94

À partir des années 1780, en harmonie avec cet intérêt pédagogique du siècle des

Lumières

304

, l’éducation deviendra un des sujets phares de la production éditoriale de l’époque.

Influencées par l’énorme succès d’œuvres comme Émile (1762) de Rousseau

305

ou le Traité sur

l’éducation des filles (1678) de Fénelon, les publications pédagogiques et moralisatrices

verront leur nombre augmenter d’une façon surprenante

306

.

Les débats éducatifs qui ont eu lieu à ces propros en France allaient circuler aussi dans le

milieu intellectuel espagnol, grâce aux différentes traductions d’œuvres françaises. Parmi la

multitude des écrivains qui furent traduits, nous évoquons, tout le long de nos recherches,

plusieurs auteures remarquables qui influencèrent énormément la production littéraire féminine

dans le domaine de la pédagogie et de la morale

307

.

Pendant la deuxième moitié du siècle, Charles III dédia une partie des biens dérobés aux

jésuites à la création de nouvelles écoles féminines

308

. Cependant, l’éducation n’était pas la

même pour les garçons et pour les filles. Tandis que les garçons apprenaient à lire, à écrire et à

compter – avec le catéchisme et la morale chrétienne comme matières obligatoires –, on

éduquait les petites filles à devenir de bonnes mères de famille, en leur enseignant seulement

les prières et les tâches propres à leur sexe

309

. Comme le remarquait l’abée Claude Fleury :

Ce sera sans doute un grand paradoxe, qu’elles (les femmes) doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages ; chanter, danser et s’habiller à la mode, faire bien la révérence, et parler civilement : car voilà en quoi on fait consister, pour l’ordinaire, toute leur éducation. Il est vrai qu’elles n’ont pas besoin de la plupart des connaissances que l’on comprend aujourd’hui sous le nom d’études.310

304

Viñao Frago, Antonio, « Alfabetización e Ilustración: Difusión y usos de la cultura escrita », in Revista de educación:

Luces y Sombras de la Ilustración española, Madrid, 1988, p. 277.

305

Les œuvres de Rousseau, interdites par l’Inquisition en 1764, seront très courantes, parmi les lectures des intellectuels espagnols de l’époque.

306

Bolufer Peruga, Mónica, Mujeres e Ilustración: la construcción de la feminidad en la ilustración Española, Valencia, Institución Alfons el Magnànim, 1998.

307

Bolufer Peruga, Mónica, « Espectadores y lectoras: representaciones e influencia del público femenino en la prensa del siglo XVIII », in Separata de Cuadernos de Estudio del siglo XVIII, n° 5, 1995, p. 23-57.

308

Ibid., p. 45.

309 Bourgoing, Jean-François de, Nouveau Voyage en Espagne, Paris, Regnault, 1789. Les nombreux voyageurs étrangers qui ont parcouru l’Espagne au XVIIIe siècle furent surpris de l’ignorance des filles espagnoles et de la stricte supervision paternelle à laquelle elles étaient soumises.

310

95

Malgré cette situation décourageante, nous verrons comment un petit groupe de femmes

travailla pour rendre digne l’image de la femme et pour encourager l’éducation féminine. Ces

femmes vont s’engager activement dans les sociétés culturelles de l’époque, en promouvant la

formation primaire et artisanale des femmes.

Certaines traductions ont contribué à l’élaboration d’un corpus de textes en espagnol

traitant de l’éducation des femmes au XVIII

e

siècle, ce qui servit à configurer toute une pensée

féministe ou du moins réformatrice à l’égard de l’éducation des femmes et de leur rôle en

société, qui sut se répandre à l’aide de la diffusion de ces textes dans les salons

311

.

Dans ce parcours de la situation de la traduction en Espagne au XVIII

e

siècle, nous avons

pu comprendre l’importance des traductions pour la société espagnole. Les traductions

symbolisèrent une porte ouverte aux productions étrangères et au progrès, un progrès connu

par les sociétés voisines mais ignoré en Espagne depuis l’instauration de la dictature de la

terreur inquisitoriale

312

. Le travail de diffusion de certaines de ces œuvres et traductions grâce

à la presse mérite aussi d’être relevé. D’ailleurs, certains journaux, comme el Espíritu de los

mejores diarios literarios que se publican en Europa

313

, furent principalement nourris de

traductions, d’œuvres littéraires ou scientifiques ou d’articles parus dans la presse étrangère.

Comme nous avons pu le voir tout au long de ce chapitre, les transformations sociales et

culturelles menées à bien par le mouvement des Lumières permirent aux femmes de

participer, dans une certaine mesure, aux nouvelles sociétés émergentes.

Cependant, et malgré les efforts des différents gouvernements, dans certains pays,

comme l’Espagne traditionnelle, ce bouleversement des femmes resta timide et les

Espagnoles infortunées durent attendre plusieurs siècles pour enfin arriver à une normalisation

de leur condition de femmes.

311

Voir Palacios Fernández, Emilio, La mujer y las letras en la España del siglo XVIII, op. cit.

312

Montero Pizarro, Raimundo, La pedagogía del terror católico: la Santa Inquisición murciana y el adventismo alicantino, Alicante, Club Universitario, 2005.

313

96

Chapitre II. La fortune littéraire de Marie Leprince de

Beaumont en Espagne.

¡Qué objeto de tanta complacencia y utilidad sería para los hombres sabios, ver a una mujer noble y virtuosa inspirar máximas de honor y de religión a aquellas, que en algún tiempo habían de ser los dechados de sus familias y las delicias de la República! […] ¡Oh cuán provechoso sería que todas las mujeres aprendiesen a combinar estos extremos, que un siglo estragado hace parecer irreconciliables entre sí!314

L’accès de la femme aux millieux et aux cercles intellectuels constitue un phènomène

nouveau, qui va caracteriser, malgré toutes les résistances, la société espagnole du XVIII

e

siècle. Même si la mise à l’écart de la femme espagnole, due à l’idée préconçue qu’elle

n’avait pas cette capacité intellectuelle propre à la création, et à un manque évident

d’éducation, qui était surtout un privilège masculin, est un fait, la présence féminine dans le

monde des lettres allait devenir, par gradations, une réalité.

En effet, la femme acquit, au XVIII

e

siècle, une indépendance sans précédent. Nous

pouvons même parler d’une participation active dans le monde de la politique et dans celui des

lettres. Toutes ces circonstances vont améliorer sa condition sociale. En suivant cette tendance,

plusieurs débats vont avoir lieu autour de la question de l’émancipation féminine. Un bon

nombre d’intellectuels des Lumières, réputés progressistes, vont essayer d’injecter de nouvelles

idées concernant l’éducation de la femme et sa place dans la société, dans le seul et unique but

d’améliorer sa situation.

Parmi la multitude d’écrivains qui furent traduits en Espagne au siècle des Lumières,

évoquons une auteure remarquable qui influença énormément la production littéraire féminine

314

Obregón, Ignacio de, Elogio histórico de madama Maria le Prince de Beaumont, Madrid, Impr. de Pedro Marín, 1784, p. 29. « Quel sujet de tant de satisfaction et d’utilité serait pour les hommes savants, le fait de voir une femme noble et vertueuse inspirer les maximes d’honneur et de religion à ceux qui à un moment donné sont devenus les modèles de leurs familles et les délices de la République ! [...] Oh, il serait si bénéfique que toutes les femmes puissent apprendre à concilier ces extrêmes que ce siècle ravagé ne semble pas réconcilier ! » (N.T.)

97

dans le domaine de la pédagogie et de la morale. Nous parlons, bien évidemment, de Marie

Leprince de Beaumont (1711-1780).

Comme nous l’avons déjà souligné dans l’introduction de notre travail, les œuvres

éducatives de Madame Leprince de Beaumont eurent en Espagne un succès fulgurant. Pour la

seule période 1700-1808, on trouve douze œuvres traduites en espagnol, ce qui fait d’elle une

des femmes les plus traduites en Espagne, laissant loin derrière d’autres Françaises de renom.

1. La traduction des œuvres pédagogiques de Marie Leprince de Beaumont et sa