Chapitre I. Être une femme au siècle des Lumières : Polémique ou
1.1. Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne
1.1.4. Une méthode conçue pour l’apprentissage ou pour la divulgation de l’idéologie des
Après cette vaste analyse, nous pouvons nous questionner sur les véritables raisons qui ont
conduit Linacero à entreprendre la traduction de cette œuvre. Plusieurs des spécialistes
consultés s’interrogent précisément sur l’intérêt de traduire cette œuvre avant d’autres
productions beaucoup plus connues de cette auteure célèbre.
416
Ibid., p. 176. Pour « être soupe au lait ».
417
Ibid., p. 1789. « À contrecœur ».
418
Ibid., p. 253. « Ça alors, elle n’est pas sans gêne ! »
419
Leprince de Beaumont, Marie, Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 194.
420 Id., Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres, op. cit., p. 151.
421
Id., Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 196.
422 Id., Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres, op. cit., p. 152.
423
Id., Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres, op. cit., p. 200.
424
Id., Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 118.
425
124
Tout au long de nos recherches, nous avons relevé de multiples indices qui ont mis en
évidence quelques suppositions sur l’intérêt soudain suscité par cette œuvre précise.
Si nous analysons ces indices, nous devons tout d’abord attirer l’attention sur la
stéréotypisation évidente des personnages. Cette typologie, conçue à l’origine par Marie
Leprince de Beaumont, fut aussi maintenue dans la version espagnole. Nous trouvons le
fermier, la jeune illettrée, la mère de famille…, soit le parfait tableau de la société rurale de
l’époque. Nous avons repéré l’importance du concept de vraisemblance dans la version
espagnole. Ce concept nous amène à formuler notre première hypothèse.
Il est intéressant de montrer comment Linacero, malgré les propos de son prologue où il
affirmait que l’objectif principal de sa traduction était uniquement la création d’une bonne
méthode pour l’instruction des gens de la campagne, a mélangé, d’une façon plutôt
subliminale, l’idéologie traditionnelle rurale avec les nouvelles idéologies des Lumières. Nous
avons l’impression que, tout comme la femme de lettres française, Linacero, loin d’instruire les
villageois analphabètes, voulait plutôt humaniser les rustiques destinataires de sa traduction.
Pour mieux nous faire comprendre, il nous faut évoquer une autre différence entre la
société française et la société espagnole des Lumières.
Pendant la deuxième moitié du XVII
esiècle et les premières années du XVIII
e, les zones
urbaines françaises – bien entendu certaines plus que d’autres –commencèrent à grandir en
complexité et en activité, conséquence d’un développement social, industriel et commercial
plus qu’évident. L’Espagne du XVIII
esiècle était, elle, très loin d’un développement si
important, et la plus grande partie de son territoire était encore très rural. En outre, les rares
centres urbains étaient fortement divisés par les différentes classes sociales. La survenance
d’événements néfastes, dus aux épidémies et à la famine, à l’expulsion des Maures, et les
divers conflits avec les colonies d’outre-mer, provoquèrent d’évidents problèmes
démographiques. Ce qui entraîna une sorte de désertification des zones urbaines et un
important flux de migrations vers les zones rurales.
Le panorama social espagnol de l’époque n’était donc pas un terrain propice pour
l’instauration des idéologies des Lumières. Malgré cela, nous avons déjà repéré comment les
institutions essayèrent, avec certainement moins de succès, d’instaurer la nouvelle philosophie.
« Un peuple, qui porte ce dernier joug et le porte paisiblement ne peut rentrer comme terme de
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comparaison dans aucun calcul de politique. »
426Le joug inquisitorial fut un des responsables
du retard culturel, social, politique et économique subi par la péninsule Ibérique.
Linacero, conscient de cette situation sociale, décida peut-être, sous couvert d’instruction,
d’entamer une procédure de civilisation de ses lecteurs. Ce mélange de traditionalisme et de
critique des mœurs peu têtre décelé dans ces exemples :
Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne
(1768)
Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres
(1778)
Passage inexistant dans la version originale.
Doña Prudencia: Cierto es que su vestido no puede ser más sencillo, pero está curioso, renunciadito, y muy decente: señal es que su alma está bien dispuesta, y que no es nada perezosa […]. El desaliño proviene de la pereza, origina enfermedades, y es causa de que no se encuentre donde servir, porque una criada desaliñada hará vomitar de asco.427
La Bonne : Tout aussibien que si vous preniez de l’argent dans la poche de votre Curé. C’est Dieu même qui a ordonné qu’on donnât la dîme aux Curés : elle leur appartient ; c’est leur bien que vous retenez.428
Doña Prudencia: Lo mismo que si le quitara usted el dinero de su escritorio. El mismo Dios ha mandado que se pague el diezmo a la Iglesia: se le debe por todo derecho: es la hacienda con que mantiene a sus ministros…429
La Bonne : Le jour qu’elle se marie est, à la vérité, un jour de réjouissance ; mais d’une joie chrétienne, et qui ne s’accorde pas avec les folies qu’on fait ce jour-là.430
Doña Prudencia: Es verdad que el día de la boda debe ser un día de de regocijo, pero de un regocijo Cristiano, y enteramente opuesto a las locuras que se hacen aquel día.431.
La Bonne : Mais il faut bien vous mettre dans l’esprit qu’il n’est pas au pouvoir de Saint Roch ni de Sainte Apollonie de vous préserver de ces maladies : ils n’y peuvent non plus par eux-mêmes.432
Doña Prudencia: Tampoco pedimos a San Roque, que nos libre de la peste, ni a Santa Polonia, que nos quite el dolor de las muelas, porque no tienen poder para ello; pero les suplicamos que pidan a Dios esta gracia por nosotros; y esto nunca puede ser malo.433
Comme nous pouvons le voir, Doña Prudencia, à l’instar de son homologue française, se
fait, par certains de ses propos, le porte-voix de la nouvelle philosophie des Lumières. Une
philosophie qui était originalement pédagogique, mais dans laquelle nous pouvons repérer un
426
Linguet, M., Annales politiques, Civiles et Littéraires du Dix-huitième siècle, Londres, T. Spilsbury, Snowhille, 1783, t. II, p. 145.
427
Leprince de Beaumont, Marie, Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos,
criados y pobres, op. cit., p. 379.
428 Id., Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 76.
429
Id., Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres, op. cit., p. 84.
430 Id., Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 191.
431
Id., Conversaciones familiares de doctrina cristiana entre gentes del campo, artesanos, criados y pobres, op. cit., p. 241.
432
Id., Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne, op. cit., p. 186.
433
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certain embourgeoisement
434des mœurs rurales. La dîme, la forte tradition païenne, les
apparences négligées ou la frivolité de certaines célébrations constituent quelques-uns des
thèmes pernicieux poursuivis par les institutions de l’époque (surtout par le Saint-Office).
L’absence du Saint-Office dans les zones rurales fit que ces démons se répandirent rapidement
en devenant, pour les institutions, l’objectif primordial à éliminer, pour initier leur processus de
civilisation du monde rustique.
Grâce à ces exemples, nous pouvons comprendre l’énorme intérêt de traduire cette œuvre,
étant donné les destinataires du texte et les incontestables besoins des gouvernements espagnols
d’affermir leur contrôle sur cette vaste population, administrée par ses propres règles, ses
institutions et par un libre arbitre complètement contraire aux philosophies de l’époque.
Pour terminer cette analyse de la première traduction espagnole de Marie Leprince de
Beaumont, nous devons remarquer que le traducteur, malgré ces adaptations et ces
changements, a voulu transmettre les idées mêmes que l’auteure française voulait véhiculer à
travers son œuvre originale. La thématique religieuse est aussi le thème central dans la version
espagnole.
Même avec ces modifications, cette première traduction reste pourtant assez fidèle au
thème original. Miguel Ramón de Linacero a reçu beaucoup d’éloges de la part des éditeurs et
des auteurs de l’époque. Un bon exemple est offert par les lignes de l’ouvrage Historia del
Santuario de Nuestra Señora de Texeda (1779), que Fray Antonio Gaspar Bermejo dédie au
traducteur :
Las Conversaciones familiares de Doctrina Cristina escritas en francés por la discreta señora de Madame de Beaumont, traducidas con mucha gracia, e instrucción a nuestra lengua por el Doctor D. Miguel Ramón de Linacero […] cuya traducción demuestra bien el espíritu y erudición de este gran Párroco […] ha hecho fácil y usual uno de los más difíciles asuntos de la Disciplina Eclesiástica que sin duda lo es de una sencilla y clara explicación de las obligaciones del Cristianismo, acomodada a la capacidad de la gente rústica, que por su ignorancia y pobreza, regularmente no saben sus obligaciones.435
434 Bolufer Peruga, Mónica, « Enseñanza y vida académica en la España moderna », in Revista de Historia Moderna, Universidad de Alicante, n° 20, 2002, p. 50.
435 Bermejo Gaspar, Antonio, Historia del Santuario de Nuestra Señora de Texeda, Madrid, Impr. de Joaquín Ibarra, 1779. « Les Conversations familiales de Doctrine Chrétienne, écrites en français par la discrète Madame de Beaumont et traduites avec beaucoup de grâce et une admirable maîtrise de notre langue par Miguel Ramón de Linacero, dont la traduction démontre à la perfection, l’esprit et les connaissances de ce grand religieux […]. Qui a réussi à rendre abordable un des sujets
127
Citons aussi l’éloge formulé par Mathias Guitet en 1776, dans le prologue de la première
traduction espagnole d’une autre œuvre de Madame Leprince de Beaumont, Almacén y
Biblioteca completa de los niños, où il écrivait :
El conocimiento de la estimación que la Nación ha dado a las Conversaciones Familiares que con la mayor propiedad e inteligencia tradujo el señor doctor Don Miguel Ramón y Linacero, Cura propio de la villa de Chinchón, arzobispado de Toledo (las cuales son igualmente que esta obra producción de la mencionada señora, madame de Beaumont).436