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L’influence de Marie Leprince de Beaumont dans les productions littéraires de l’époque

Chapitre I. Être une femme au siècle des Lumières : Polémique ou

2. La célébrité des productions de Madame Leprince de Beaumont dans la société des

2.2. L’influence de Marie Leprince de Beaumont dans les productions littéraires de l’époque

La production littéraire de Marie Leprince de Beaumont eut un fort impact en Espagne,

non seulement par les traductions de ses œuvres, mais aussi par leur influence, comme nous

l’avons souligné, dans la littérature pédagogique, dans la presse espagnole et dans les

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González Vara, Manuel, Historia Sagrada contada a los niños, Madrid, Impr. de Tomás Jordán, 1832. Préface de l’auteur : « J’ose espérer que sous cette apparence, ma version aura une certaine utilité pour tous ces parents et professeurs qui connaissent la difficile et pénible qualité de certaines traductions de la plupart des œuvres destinées à l’éducation de la jeunesse. » (N.T.)

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Ibid., préface de l’auteur : « Avec raison, ils pourraient m’accuser de plagiat si je ne me pressais pas à dire que cet ouvrage

est tiré presque entièrement du MAGASIN des Enfants de Madame Leprince de Beaumont. Cela fait longtemps que j’apprécie la simplicité avec laquelle l’Histoire Sacrée est racontée, et j’ai pensé qu’en ajoutant quelques réflexions au texte et en rajeunissant le style, qui contient quelques expressions peu habituelles dans le langage courant, je pouvais créer une Histoire Sacrée, adaptée et utile aux enfants de la ville et encore plus aux enfants des zones rurales. Pour ces derniers, il n’existe pas toujours une Histoire Sacrée, dont le style soit à la portée de leur intelligence. Cette œuvre aura au moins le mérite de ne pas contenir de mots en dehors des expressions enfantines. » (N.T.)

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différentes traductions de thématique didactico-religieuse. À titre d’exemple, on pourrait citer

l’édition bilingue des Conversaciones sobre diferentes asuntos de moral, muy a propósito para

imbuir y educar en la piedad a las señoritas jóvenes (1787) [Conversations sur plusieurs sujets

de morale propres à former les jeunes demoiselles (1738)], écrites en français par Pierre Collot

et traduites en espagnol par Francisco Fernando de Flores. Le choix de traduire cette œuvre

(qui, par sa thématique et sa structure dialoguée, s’apparente au style de Leprince de

Beaumont) presque cinquante ans après sa première publication montre d’une certaine façon

cette influence

482

. C’est paradoxalement parce que l’auteure française avait connu un tel succès

que cette œuvre antérieure à la sienne pouvait paraître intéressante pour un lectorat espagnol.

Si nous parlons de l’influence de Madame Leprince de Beaumont sur la littérature

espagnole, nous devons d’abord évoquer l’œuvre Católica infancia o visitas a la Academia

Gratuita del Beaterio (1837), plus connue sous le titre de Católica infancia o Luisita de Cádiz.

Cette œuvre se présente sous forme de dialogues

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et sa structure s’organise autour des

différentes visites

484

que la présidente de l’assemblée des dames de la société économique de

Cadix réalise à l’Académie de Béguinage

485

. Dans cette œuvre de fiction, la présidente tient des

dialogues avec les étudiantes et avec la directrice de l’école, responsable de la formation des

écolières. Avec cette structure dialoguée, l’auteur

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essaie de retrouver le même style, naturel

et utile, que Marie Leprince de Beaumont. Non seulement nous allons trouver une relation

directe avec la structure de l’œuvre de l’auteure française, mais dès la première visite, la

présidente fait mention, parmi les « lectures recommandées aux filles », de deux de ses

œuvres : Le Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de la campagne (1768) et Le

Magasin des enfants (1756).

482

Pendant la deuxième partie du XVIIIe siècle, on remarque une prolifération d’œuvres pédagogiques. (Voir : Cava López, Gema, « La infancia en el siglo XVIII español: concepto, realidad e imagen », in XXX Coloquios Históricos de Extremadura:

homenaje póstumo a Juan Antonio de la Cruz Moreno, Trujillo, du 24 au 30 septembre 2001, p. 117-140).

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La forme dialoguée de Mme Leprince de Beaumont, rendue célèbre et imitée depuis la publication de son œuvre Le

Magasin des enfants ou Dialogues d’une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction… (1758).

484

L’œuvre Católica infancia o visitas a la Academia Gratuita del Beaterio (1837), qui imite les productions littéraires de Marie Leprince de Beaumont, a aussi une structure dialoguée. Les dialogues sont divisés en sept « visites » et une « visite extraordinaire ». Les personnages que nous rencontrons dans l’œuvre sont la directrice, la présidente et plusieurs fillettes.

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Le Béguinage était l’une des nombreuses écoles gratuites destinées aux filles sans ressources. De telles institutions étaient soutenues par le chapitre ecclésiastique, le conseil municipal ou les sociétés économiques. Dans le Béguinage, en plus de la religion, les petites filles apprenaient la lecture, l’écriture, les tâches propres à leur sexe, les normes de comportement et à s’exprimer correctement à l’oral et à l’écrit.Voir : Atienza López, Ángela, « De Beaterios a conventos. Nuevas perspectivas sobre el mundo de las beatas en la España moderna », in Historia social, Madrid, 2007, p. 157.

486

Beaucoup d’études affirment qu’il s’agit d’un ouvrage anonyme. Il s’agit de toute évidence d’une œuvre du religieux Cipriano Varela, évêque de Plasencia. (Voir : García Surralés, Carmen, Sobre el curioso libro « Católica infancia o Luisita

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Cependant, le contenu prend une orientation un peu différente. En effet, bien que, dans

l’œuvre française, la religion catholique soit toujours présente d’une façon assez naturelle, dans

le texte espagnol, la formation religieuse devient l’objectif essentiel de la leçon pédagogique.

En réaction contre l’époque d’impiété, de blasphème et d’hérésie que vit, à son avis, la société

espagnole

487

, l’auteur manifeste, dans le prologue, l’intention d’instruire, à travers le verbe de

la sainte religion catholique, chaque citoyen sur ses devoirs religieux et civils.

Un point commun entre l’imitation espagnole et les œuvres de Marie Leprince de

Beaumont est l’image qu’elles véhiculent de la femme : un modèle de femme-épouse instruite,

efficace, bonne conseillère, excellente gérante de l’économie familiale, défenseure de l’honneur

de sa famille et éducatrice. Ces ouvrages présentent un texte harmonieux et attractif pour les

jeunes filles. Cependant, ils diffèrent concernant les notions historiques, scientifiques et

géographiques. Dans la Católica infancia, de telles références sont presque bannies et perçues

comme « pas très utiles »

488

pour une dame espagnole, parce qu’elles pourraient alimenter sa

vanité et son arrogance

489

.

Grâce à la production littéraire de Leprince de Beaumont, un grand nombre

d’écrivaines/traductrices espagnoles, comme Josefa Amar y Borbón, Rita Caveda Solares,

Beatriz Cienfuegos, María Rosa de Gálvez, Margarita Hickey, María Gertrudis Hore ou Inés

Joyes y Blake commencèrent à produire des œuvres pédagogiques en imitant les écrits de la

célèbre auteure française. La plupart des écrits féminins furent rédigés dans le but de laisser

entendre la voix des femmes dans le débat entre les sexes. Les revendications du talent et des

capacités intellectuelles des femmes constituent un thème récurrent tout au long des XVIII

e

et

XIX

e

siècles.

487

Vers la fin du XVIIIe siècle, la terreur produite par l’Inquisition diminua remarquablement. Il est vrai que les sanctions imposées étaient peu nombreuses et moins sévères qu’auparavant. Malgré tout, de nombreux Espagnols trompaient les commissaires ou les membres du Saint-Office, notamment en ce qui concernait les livres, profitant de leur corruption ou de leur ignorance. L’état de l’Inquisition à la fin du XVIIIe siècle est bien illustré par ces paroles d’Andrés Muriel, historien de Charles IV et témoin des faits : « Son ancien pouvoir n’existait plus : l’horrible autorité que ce Tribunal sanguinaire avait exercée en d’autres temps, était réduite à d’étroites limites, car le Saint-Office ne devint rien de plus qu’une simple commission pour la censure des livres, et pour conserver ce statut, elle devait être résignée et tolérante » ; in Memorial

histórico español; colección de documentos, opúsculos y antigüedades que publica la Real Academia de la Historia, Madrid,

Impr. Royale, 1865, t. 19.

488 L’éducation féminine supposa un énorme avancement pour le monde des femmes, bien qu’il faille souligner que la formation revendiquée par les intellectuels des Lumières ne constituait pas un moyen de former des femmes savantes capables d’occuper une place dans la nouvelle société.

489

La tradition attendait d’une femme une attitude modeste : elle devait être réticente à l’idée de se montrer en public, humble face à la reconnaissance, et ne se consacrer au monde des lettres que dans ses moments d’oisiveté, sans négliger les devoirs quotidiens propres à son sexe.

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L’œuvre Discurso para la formación física y moral de las mujeres

490

(1790), de Josefa

Amar y Borbón, est un très bon exemple qui montre cette influence. Dans ce traité sur

l’éducation de la femme, l’Espagnole considère l’instruction chrétienne comme nécessaire, au

même titre, pour les filles et pour les garçons. En ce qui concerne le savoir en général, l’auteure

démontre une confiance totale envers la femme pour la poursuite de n’importe quelle activité

intellectuelle.

À l’intérieur des exposés traditionalistes des Lumières espagnoles, Josefa Amar y Borbón

défend la capacité intellectuelle et morale de la femme, d’abord en critiquant son ignorance et

ensuite en dénonçant la société espagnole qui ne lui accorde pas la place qu’elle mérite.

L’auteure accuse cette société qui incite les femmes à être jolies et soumises, en soutenant que

si elles doivent se plier aux mêmes obligations que les hommes, elles doivent aussi recevoir le

même traitement et la même éducation :

Las mujeres están sujetas igual que los hombres a las obligaciones comunes a todo individuo, cuales son la práctica de la religión y la observancia de las leyes del país en que viven […] es decir, no hay diferencia alguna entre ambos sexos, y que, por consiguiente, ambos necesitan de una instrucción competente para su entero desempeño.491

Marie Leprince de Beaumont et l’auteure espagnole sont d’accord sur l’importance de

l’éducation. En réponse à la vision assez statique de la société, les deux auteures dénoncent

l’injustice des privilèges masculins dans des domaines précis comme le savoir, tout en

respectant la hiérarchie sociale et les diverses fonctions clairement définies entre les hommes et

les femmes. Nous ne devons pas voir la femme de lettres espagnole comme une

révolutionnaire, mais plutôt comme une réformatrice de la société espagnole de l’époque, qui a

construit sa vie autour de l’amour du savoir et du désir d’être reconnue pour son mérite

intellectuel.

Après la lecture des textes d’Amar y Borbón et de Leprince de Beaumont, nous pouvons

souligner que, dans des contextes sociaux et culturels très différents, ces deux dames avaient

des idées identiques sur les capacités et les fonctions intellectuelles des femmes.

490 Amar y Borbón, Josefa, Discurso sobre la educación física y moral de las mujeres, Madrid, Impr. de Benito Cano, 1790.

491

Amar y Borbón, Josefa, « Discurso en defensa del talento de las mujeres, y su aptitud para el gobierno y otros cargos en que se emplean los hombres », in Memorial literario, t. VIII, août 1786. « Les femmes sont exposées, à l’égal des hommes, aux obligations communes à tout individu, qui sont la pratique de la religion et le respect des lois du pays où ils habitent... C’est-à-dire qu’il n’y a aucune différence entre les deux sexes, donc les deux sexes ont besoin d’une instruction compétente pour le bon suivi de ces obligations. » (N.T.)

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L’œuvre de Leprince de Beaumont sert aussi d’exemple à Emilia Serrano de Wilson. En

1860, cette écrivaine espagnole allait publier, chez Rosa y Bouret, un ouvrage dédié à

l’éducation des demoiselles espagnoles et américaines. Ce manuel ad usum populi, qui porte le

titre Almacén de las Señoritas – le même qu’un des ouvrages de Madame Leprince de

Beaumont –, va connaître un grand succès dans le monde hispanophone et être édité plus de

quinze fois – en France, en Espagne et aux Amériques

492

. À l’image de celui de la femme de

lettres française, cet écrit, qui se présente sous forme de dialogues, est un mélange de leçons de

moralité et de culture générale. Le contenu est organisé autour de l’histoire d’une famille qui se

réunit chaque nuit pour écouter les leçons données par le grand-père, le père et le fils. Ainsi, à

l’intérieur de cet ouvrage, on retrouve une grande variété thématique qui va des histoires

bibliques aux oracles antiques.

Pour clore ce chapitre, il convient de remarquer que la production féminine des Lumières

espagnoles ne peut être comprise en dehors du contexte culturel et religieux propre à l’Espagne

de l’époque. Cette société fortement catholique et misogyne avait établi une tradition de

ségrégation des sexes et entretenait une grande suspicion au sujet de l’éducation féminine.

Malgré cela, les auteures espagnoles commencèrent à fleurir et avec elles leurs productions

littéraires. L’obsession caractéristique du XVIII

e

siècle et l’intérêt des femmes pour la lecture

provoquèrent une véritable avalanche de textes destinés à la formation et à l’instruction

féminine. Marie Leprince de Beaumont a été la parfaite représentante de ces textes féminins, en

faisant connaître aux Espagnoles les débats éducatifs qui avaient lieu en France et en

contribuant à transformer les attitudes culturelles des classes moins cultivées et surtout des

femmes.

492

Voir : Ortega, Marie-Linda, « Emilia Serrano de Wilson, Minerva entre práctica y metáfora, », in Regards sur les

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