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Chapitre I. Être une femme au siècle des Lumières : Polémique ou

4. Devenir traducteur dans la société des Lumières hispaniques

4.6. Les différentes discussions autour de la traduction

Au XVIII

e

siècle, la traduction fut majoritairement considérée comme une activité utile et

nécessaire pour l’ensemble de la société espagnole. Comme nous l’avons déjà souligné, elle

devint le canal qui permit l’arrivée en Espagne des meilleures créations des nations étrangères

dans les domaines du savoir.

Malheureusement, cette opinion n’était pas partagée par tous les professionnels impliqués

dans les traductions espagnoles de la seconde moitié du siècle. Un rude débat s’instaura au

sein de la société intellectuelle hispanique, en transcendant les terrains purement linguistiques

et culturels pour entrer sur le terrain idéologique. Le facteur de discorde

258

était, en première

instance, le rapport entre traduction et pureté de la langue. Une affaire qui, comme nous

l’avons déjà vu, provoquait une remise en question des puristes qui considéraient les

expressions étrangères comme une invasion et une contamination

259

, dont la conséquence

directe était l’adultération et l’appauvrissement de la langue castillane.

Vargas de Ponce, dans son œuvre Déclamation contre les abus introduits dans le

castillan

260

, corroborait cette hypothèse de décadence linguistique due aux auteurs qui avaient

256

Voir Urzainqui, Inmaculada, « Hacia una tipología de la traducción en el siglo XVIII: los horizontes del traductor », (éd. L. Donaire et F. Lafarga), in Traducción y adaptación cultural: España/Francia, Oviedo, Universidad de Oviedo, 1991, p. 623-638.

257 Leprince de Beaumont, Marie, Almacén o Biblioteca completa de los niños o Diálogos de una sabía directora con sus

discípulas de la primera distinción, traduit en espagnol par Mathías Guitet, Madrid, Impr. de la Viuda de Barco López, 1829.

« Un traducteur habile aurait voulu se dédier à rendre à la patrie un service utile et important ; parce qu’en vérité, ce magasin est si complet que les enfants, les jeunes et les adultes peuvent s’y fournir à pleines mains en toutes les maximes, en toutes les réflexions et en toutes les grandes idées connues dont la savante française a su s’enrichir pour un bénéfice commun. » (N.T.)

258

García Garrosa, María Jesús et Lafarga, Francisco, El discurso sobre la traducción en la España del siglo XVIII. Estudio y

Antología, Kassel, Reichemberger, 2004, p. 58.

259

Ibid., p. 58.

260

Vargas Ponce, José de, Declamación sobre los abusos introducidos en el castellano, presentada y no premiada en la

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décidé d’abandonner l’emploi de la langue latine pour privilégier l’entrée de gallicismes dans

la langue hispanique.

Un idioma de los primeros, y el más copioso, y el de mayor armonía y majestad entre los vivos de Europa, se ve sin aprecio y sin séquito, usado sin dignidad ni conocimiento, olvidado, corrompido, perdiendo siempre de su primitiva y genial hermosura […]. Un dialecto mal formado, mezquino y pobre, monótono y seco y duro, sin fluidez, sin copia, sin variedad, el Francés, digo, se entrometió a pervertir el Castellano.261

En dépit de cela, le problème allait au-delà du terrain linguistique. Masson de

Morvilliers

262

rédigea, en 1782, un article assez polémique dans lequel il s’interrogeait sur les

contributions espagnoles à la culture européenne et sur la situation du pays. C’était une sorte

de brave défense de la culture espagnole qui s’abandonnait à la dictature religieuse du

Saint-Office et à l’attaque culturelle de la domination française. L’hégémonie linguistique et

culturelle exhibée par les Français était alors perçue, dans une perspective apologétique,

comme une menace contre les valeurs hispaniques.

L’inquisition ! Partout où cet odieux tribunal est établi, il restreint la liberté d’agir et de penser, étouffe toutes les vues grandes et utiles, fait un peuple d’hypocrites et d’esclaves, nuit au progrès de l’industrie et des arts, et par conséquent, détruit la population […]. L’Espagnol a de l’aptitude pour les sciences, il a beaucoup de livres, et cependant, c’est peut-être la nation la plus ignorante de l’Europe. Que peut-on espérer d’un peuple qui attend d’un moine la liberté de lire et de penser ? […] Les savants sont obligés de s’instruire en cachette de nos livres !263

La plupart des traductions, ainsi que nous l’avons déjà constaté, venaient du français

264

.

Elles furent donc perçues, comme nous sommes en train de le voir, comme une véritable

invasion, surtout sur le terrain littéraire. Il est vrai que la diffusion des écrits français, très

souvent d’un caractère purement idéologique, attirait beaucoup l’attention des inquisiteurs.

261

Ibid., p. 137. « Une des premières langues, et une des plus riches, et celle avec la plus grande musicalité et considérée

comme la langue royale parmi les Européens, est devenue sans estime et sans partisans, employée sans aucune dignité ni connaissance, oubliée, corrompue, en négligeant toujours sa beauté innée […]. Un dialecte mal formé, mesquin, pauvre, monotone, rude et dur, sans fluidité, sans imitations et sans variétés, à mon avis, le français a contribué à la dépravation du castillan. » (N.T.)

262

Masson de Morvilliers, Nicolas, Espagne, Encyclopédie méthodique ou par ordre des matières. Géographie moderne, vol. I, Paris, Pandoucke, 1782.

263

Ibid., vol. I, p. 554-568.

264

Voir l’étude de Fernández Gómez, Juan Fernando et Nieto Fernández, Natividad, « Tendencias de la traducción de obras Francesas en el Siglo XVIII », in Instituto Feijóo de estudios del s. XVIII, Oviedo, Universidad de Oviedo, 1991.

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Hervás y Panduro, jésuite, auteur d’un ouvrage aujourd’hui considéré comme étant à

l’origine de la pensée réactionnaire espagnole, affirmait que l’Espagne était le dernier royaume

à accueillir la langue et les livres français, moyens principaux de la France pour introduire ses

modes et maximes

265

.

On y voyait une incursion d’un ennemi qui prétendait supplanter

266

, avec ses textes, la

riche tradition espagnole et qui empêchait le développement d’une véritable production

nationale. Face à l’idée, manifestée par une partie des intellectuels de l’époque, d’une menace

culturelle due aux traductions, d’autres voyaient dans cette menace le symbole d’un

cosmopolitisme et d’une ouverture au progrès de la culture et de la société espagnoles,

étouffées

267

depuis longtemps. Les traductions, quelle que soit leur origine, représentaient un

enrichissement pour la culture du pays de réception, et elles symbolisaient une ouverture à

l’innovation et au progrès

268

.

Nicasio Álvarez de Cienfuegos, membre de la Real Academia de la lengua española en

1799, fut un grand défenseur de l’entrée de nouvelles traductions dans le panorama culturel de

l’époque. Dans son premier discours en tant qu’académicien, il défendit, grâce aux

traductions, la théorie de l’universalisme, essentielle pour l’enrichissement d’une société :

Cette hypocrisie de patriotisme absurde fut la cause pour laquelle une nation a discrédité les textes et les nouvelles découvertes de toutes les autres.269

Les différentes traductions furent aussi responsables de grandes polémiques entre les

Espagnols de l’époque. Elles provoquèrent des conflits dus, la plupart du temps, aux

confrontations personnelles entre les traducteurs eux-mêmes

270

.

La presse témoigne directement des confrontations entre les traducteurs et les

intellectuels plus puristes ainsi que des différents débats sur la pratique de la traduction

271

.

265

Hervás Panduro, Lorenzo, Causas de la Revolución Francesa, 1807, t. I, p. 442-443.

266

Vargas Ponce, José de, Declamación sobre los abusos introducidos en el castellano, presentada y no premiada en la

Academia Española, Madrid, Impr. de la Viuda de Ibarra, 1793, p. 155.

267

Fernández Gómez, Juan Fernando et Nieto Fernández, Natividad, « Tendencias de la traducción de obras Francesas en el Siglo XVIII », in Instituto Feijóo de estudios del s. XVIII, Oviedo, Universidad de Oviedo, 1991, p. 585.

268

Ibid., p. 589.

269

Álvarez de Cienfuegos, Nicasio, Discurso de Don Nicasio Álvarez de Cienfuegos al entrar en la Academia Memorias de

la Academia española, Madrid, Rivadeneyra, 1870, t. I, p. 352-367.

270

García Garrosa, María Jesús et Lafarga, Francisco, El discurso sobre la traducción en la España del siglo XVIII. Estudio y

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Dans la plupart des journaux de l’époque, on rencontrait des listes – parfois assorties de

comptes rendus – des nouvelles traductions mises en vente. Cela offrait une excellente

occasion pour le lecteur d’avoir une première approche du travail de traducteur. Dans ces

publications journalistiques, il était de bon ton d’évoquer le travail et la qualité de la

traduction et de remarquer les besoins de la société espagnole d’accéder à un ouvrage si

nécessaire et si utile, célèbre dans le reste de l’Europe.

Esta obra, cuyo principal objeto es vengar la lengua castellana de los ultrajes que recibe de los malos traductores, se ha escrito para recreo e instrucción de los nacionales que aprenden la lengua francesa antes de saber la suya, y de los franceses que hablan el español sin aprenderlo.272

Dans le même temps, la presse devint la voie de diffusion des critiques des traducteurs et

des traductions. Il était courant de lire de dures appréciations sur les carences techniques

(faible connaissance de la langue étrangère, incohérence avec les expressions castillanes,

gallicismes, graves erreurs de compréhension du texte original, mépris des valeurs

stylistiques, etc.) et le mauvais choix de l’œuvre traduite, qui produisaient ainsi, pour la nation

espagnole, non seulement les meilleurs textes littéraires étrangers, mais encore des œuvres de

qualité dérisoire qui n’enrichissaient pas le panorama littéraire hispanique.

La critique des traductions, ou des réflexions publiées dans les journaux de l’époque,

tournait immanquablement autour de la question de la pureté et de la propriété de la langue.

Et, un très bon exemple d’une de ces critiques est celle réalisée par le journal Memorial

literario, contre les mauvaises traductions et pour la préservation des livres en langue

originale :

Aún es mayor este defecto del leguaje en las traducciones; con total descuido de la propia lengua, y con no suficiente instrucción de la extranjera, hay muchos que se meten a traductores. De unos y de otros resultan libros indigestos; la lengua Castellana padece, y la elegancia se olvida o se trastorna […]. La España pues

271

Larriba, Elisabel, El público de la prensa en España a finales del siglo XVIII (1781-1808), Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 2012, p. 135.

272 Commentaire publié le 15 mai 1798 dans la Gaceta de Madrid, à la suite de la publication de la nouvelle traduction espagnole des Aventures de Télémaque (1699) ; Aragón, María-Aurora, Traducciones de obras francesas en la Gaceta de

Madrid en la década revolucionaria (1790-1799), Oviedo, services de publications de l’Université d’Oviedo, 1992, p. 129.

« Cette œuvre, dont l’objet principal est de venger la langue castillane des outrages qu’elle reçoit des mauvais traducteurs, a été écrite pour la récréation et l’instruction des Espagnols qui apprennent la langue française avant de connaître la leur, et des Français qui parlent le castillan sans l’apprendre. » (N.T.)

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Literaria pide quejosa a sus hijos este desagravio; pide que no dejen marchitar la pureza y hermosura de su lenguaje, y que se conserven la gloria de sus invenciones.273

Ainsi, les censeurs espagnols montraient le même zèle que les rédacteurs du journal

madrilène. La censure fut une barrière infranchissable qui empêcha le passage d’œuvres

étrangères, sous prétexte d’être des productions qui attentaient directement aux esprits

moraux, politiques ou religieux du pays ; et dans certains cas, les carences en matière de

traduction étaient l’excuse parfaite pour renvoyer le texte original au traducteur ou

directement pour refuser la licence d’impression

274

. Nous avons trouvé quelques licences

d’impression qui furent refusées ou des cas d’un texte retourné à son traducteur en raison de

« la corta inteligencia del castellano que descubre el autor »

275

, ou d’« un continuo

galicismo »

276

, ou encore d’« una absoluta ignorancia del idioma francés »

277

. En somme, la

langue était un critère essentiel pour interdire ou pour publier un ouvrage.