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4.1. Les matériaux lithiques et leurs traces

4.1.2. Les traces d’outil

Sur ces différentes roches, l’étude a mis en évidence plusieurs types d’outil. Des traces relativement profondes ont été identifiées principalement sur les blocs exécutés dans de la pierre de Berchères. Elles

appartiennent à deux types d’outil. Les premières sont des impacts produits par un têtu ou smille73,

une sorte de masse aux extrémités pointues. Cet outil sert surtout au carrier pour dégrossir les blocs ce qui laisse donc entendre que ces derniers ont parfois échappé à un travail de finition et qu’ils ont été mis en œuvre bruts de carrière, au moins sur une de leurs faces. Les secondes empreintes profondes ont été produites par des taillants droits. Certains blocs appartenant aux murs de fond du triforium semblent ainsi mis en œuvre alors qu’ils n’étaient qu’à l’état d’ébauche (fig. 18).

» Taillant droit

Le plus souvent, les impacts des taillants droits relevés sont parallèles, fins et relativement serrés (fig. 18

et 19). Ils sont visibles sur des blocs de calcaire d’âge aquitanien (Berchères) ou Lutétien (Paris). Les

impacts apparaissent organisés de plusieurs façons. On les trouve de manière croisée sur le pan des modules des roses en pierre de Berchères (T4 sud) ou sur le voussoir supérieur (Lutétien) du doubleau D_6, par exemple (fig. 20). Lorsqu’ils ne se croisent pas, ils se répartissent soit en angle droit soit en angle oblique par rapport aux arêtes des pierres (fig. 21). La première distribution s’observe de manière systématique sur les branches d’ogives, les fûts de colonnes, la corniche du triforium et la plupart des blocs. La seconde se rencontre sur les mêmes types de support, en excluant les parties concaves ou convexes des ogives, des fûts circulaires et la corniche, où les stries restent droites. Sur les calcaires tendres (Lutétien, Sénonien), les impacts de taillant droit forment parfois des cupules. Ce qui suggère que l’outil a été frappé légèrement en biais. Cette taille particulière concerne certains moellons des quartiers de voûte de la travée 6 (sud) et un des voussoirs du doubleau (D_6) (fig. 22). Il ne s’agit visiblement pas de reprises ponctuelles (ravalement) des balèvres (petites saillies accidentelles d’un bloc sur l’autre). Les impacts de marteau taillant sont parfois délimités par des ciselures relevées indiquant le processus suivi par le tailleur de pierre pour dresser les blocs ou creuser un corps de moulure. C’est

69. Visiblement une partie du transport était assuré par voies d’eau. La pierre de Paris importée à Chartres descendait certainement par flottage l’Oise, la Seine avant de remonter l’Eure, consulter BENOIT (P.), BLANC (A.), GÉLY (J.-P.), GUINI-SKLIAR (A.), OBERT (D.) et VIRÉ (M.) 2000, p. 147.

70. Entre 2100-2450 kg/m3.

71. YBERT (A.) 2014, p. 217. 72. VIRET (J.) 2014, p. 32.

4 - Observations et réflexions sur la construction I

par exemple le cas des corps de moulure du triforium ou des pans des fûts polygonaux (fig. 23). Ce procédé de taille est loin d’avoir été systématisé.

» Taillant brettelé

L’étude tracéologique de l’épiderme des blocs met aussi clairement en évidence des impacts d’outils à dents. Ils appartiennent à la catégorie des marteaux brettelés. D’après les éléments observés, l’uti- lisation de ce marteau est loin d’être anecdotique à l’intérieur du grand-vaisseau, même si elle est moins importante que le taillant droit. Elle concerne la pierre locale (Berchères) comme celle importée (Lutétien). Ses impacts sont attestés sur les mêmes éléments architecturaux que le taillant droit, à l’ex- ception de l’appareil du mur de fond du triforium. Sur la seule travée 3, des traces de taillants brettelés ont été enregistrées sur plusieurs claveaux des branches d’ogives et sur l’arc formeret sud. Ce ne sont pas des cas isolés. Le même constat a été fait sur les ogives de la travée 4 et plus loin encore sur les tores de la grande arcade sud de la travée 9 (fig. 24). Les traces de cet outil à dents sont visibles aussi sur de nombreuses pierres qui composent les roses (fig. 25), les bases et les dais des colonnettes du triforium, les corps de moulure des colonnes engagées. Parmi les outils à dents, on a également identifié des incisions très fines certainement effectuées au moyen d’une gradine ou d’une ripe. Cet usage s’observe dans le traitement des feuillages des chapiteaux des grandes arcades (fig. 26).

» Cohabitation des traces

Les impacts de taillant droit ou brettelé cohabitent sur les éléments architecturaux. Au niveau de la travée 3 par exemple, les deux colonnes qui flanquent la travée laissent voir des impacts parallèles d’un taillant droit et disposés dans le sens du fût. Ce sont, en revanche, des impacts de bretture qui s’observent très nettement sur les deux fûts des colonnettes centrales. Les dais ouest et est montrent des traces de taillant droit tandis que les deux du milieu conservent des impacts de bretture. C’est la même répartition des traces sur les colonnettes de la travée 4. De même, le voussoir taillé à la lame droite au sommet de l’arcade de la travée 9 sud, jouxte un voussoir brettelé (fig. 24), comme sur l’arc formeret de la travée 3 sud (fig. 27). Il arrive même que certains fûts (fig. 28) ou voussoirs portent les deux traces laissant sup- poser le travail de plusieurs tailleurs sur une même pièce ou un même tailleur passant d’un outil à l’autre. On pourrait multiplier les exemples. D’après les indices relevés, la nature de la pierre n’a pas vraiment eu de rôle dans le choix de l’outil. Rien ne semble vraiment commander l’usage de l’un des deux marteaux.

L’étude tracéologique met donc en évidence la diversité du travail de la pierre dans une même phase de construction du vaisseau central, des travées 3 à 9. Sur le chantier, les artisans manipulaient taillant droit et taillant brettelé. Si les traces du premier sont systématiquement présentes sur l’appareil des murs et dominent d’une certaine façon, nous constatons que les deux outils ont pratiquement été utilisés à part égale sur le reste des éléments architecturaux, colonnettes, arcs, piliers, voussoirs. Deux types d’outils, mais aussi différentes manières de frapper les marteaux : traces croisées, droites et obliques, avec ou sans ciselures relevées. À travers ces traces, on voit plusieurs outils, gestuels, savoir-faire, habitude de travail et sans doute équipes. Cette pluralité est peut-être à interpréter comme le signe d’une mobilisation très large des ouvriers et des outils disponibles. Tous les artisans afférés à l’œuvre de Notre-Dame ne pou- vaient certainement pas être équipés du même type outil d’outil brettelé, même si celui-ci apparaît plus performant par rapport au taillant droit et obsolète à partir des années 1200-1210 d’après les spécialistes. À notre sens, on ne peut pas dire qu’il y a eu à Chartres une stagnation technologique en matière de taille de pierre, mais plutôt une nécessité de produire des pierres sans se contingenter au choix d’un outil ou à

un rendu spécifique. L’essentiel était que la construction avance à vive allure74. Il faut aussi rappeler que

74. À propos du voûtement des chapelles et du déambulatoire, il semble aussi à A. Ybert que « la vitesse de réalisation ait primé sur la perfection du rendu, et qu’il ait été prévu, dès le lancement des structures, qu’elles seraient dissimulées par un enduit », YBERT (A.) 2014, p. 222.

le maître d’œuvre gérait son chantier en sachant que son projet prévoyait à la fin de celui-ci qu’un enduit peint revêtirait l’ensemble des parements intérieurs afin de dissimuler l’origine géologique des roches, leurs irrégularités naturelles et les traces laissées par les tailleurs de pierre.