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4.1. Les matériaux lithiques et leurs traces

4.1.1. Géologie et répartition des roches employées

» La pierre dite de Berchères

La pierre de Berchères est le matériau lithique qui caractérise le plus sûrement les élévations de la

cathédrale reconstruite au XIIIe siècle (fig. 7). Elle domine partout, y compris dans les constructions

préexistantes que ce soit les soubassements de l’église attribuée à Fulbert ou les deux tours et la façade

occidentale érigées au XIIe siècle, mais également dans les réalisations postérieures aux travaux du

XIIIe siècle, comme la chapelle Saint-Piat bâtie au début du XIVe siècle. Cette roche d’extraction locale

est compacte et dure, sa masse volumique atteint 2585 kg/m3 ce qui en fait un des calcaires les plus

lourds64. Elle offre un grain fin et prend particulièrement bien le poli, une propriété qui n’a pas été

exploitée dans la construction. Seules les zones usées par le passage des visiteurs, les bases des piliers de la nef ou le sol de la nef rendent compte de cet aspect marbré. Sa résilience et ses nombreuses vacuoles liées à la présence de silex la rendent plus difficilement exploitable pour la sculpture et l’ornement.

Depuis l’échafaudage dressé dans le vaisseau central, on remarque que malgré sa résistance à être ciselée finement, la pierre de Berchères n’a pas été exclue des travaux les plus délicats ainsi qu’en témoignent les chapiteaux feuillagés des piliers de la nef (fig. 8) ou ceux du triforium (fig. 9). Cet usage spécifique va en contradiction avec l’idée que l’on se fait de cette roche lacustre que certains esti- ment souvent « inutilisable pour la sculpture ». Il a néanmoins certainement imposé aux sculpteurs de faire des choix entre les blocs disponibles, pour ne retenir que ceux où les vacuoles étaient relativement discrètes. Les mêmes artisans ont certainement dû aussi adapter leurs gestes et leur savoir-faire. Les blocs avec un trop grand nombre d’inclusions (de silex) étaient certainement réservés pour les éléva- tions les moins visibles ou pouvant être tournés pour présenter en parement leur face la plus régulière. Les modules du mur de fond du triforium par exemple sont particulièrement accidentés. De même, les éléments de corniches où des éléments de colonnes adossées ont ainsi été tournés et installés en tenant compte de la morphologie géologique naturelle de la roche. Ainsi, la pierre de Berchères s’ob- serve communément sur toute l’élévation. Elle a servi à ériger les éléments verticaux qui scandent le vaisseau central ; les piliers alternés, les colonnes engagées qui se développent au-dessus et les nervures du système de voûtement qui se poursuivent jusqu’aux clefs de voûtes. Au niveau de chaque travée, elle a été employée pour bâtir les arcades du triforium et les fenêtres hautes avec leur réseau (lancettes et rose). La maçonnerie courante ne se rencontre que ponctuellement, notamment de part et d’autre des arcs des grandes arcades, au-dessus du triforium ou au niveau des murs du fond du triforium (fig. 10). Ici, les lacunes de l’enduit (T3, 4, nord) laissent voir des assises comprises entre 18 et 35 cm de haut en moyenne. Les blocs occupent toute l’épaisseur du mur (47 cm). Ils mesurent fréquemment plus d’un mètre de long, jusqu’à 2,23 m. Leur face est relativement bien dressée au taillant droit contrairement à leurs arêtes qui montrent de nombreuses irrégularités, dues à un travail de taille partielle accentué par des épaufrures liées à leur manipulation. Un joint de mortier très épais, entre 2 et 5 cm d’épaisseur, assure un réglage entre les assises. Dans ce mortier, on note de façon systématique, horizontalement comme verticalement, l’usage de petites pierres, éclats ou déchets de taille de Berchères.

» Le calcaire Lutétien

Le calcaire Lutétien est abituellement réservé aux ouvrages délicats d’après les spécialises, a aussi été mis en évidence dans les élévations du vaisseau central, notamment dans les organes clavés. Ce calcaire fin et dense est, en effet, particulièrement adapté pour la sculpture et sa mise en œuvre en délit grâce à

64. « Essai de nomenclature des carrières françaises de roches de construction et de décoration » - Ed. Le Mausolée. La masse volumique du calcaire pur atteint 2600/2700 m3.

4 - Observations et réflexions sur la construction I

sa résistance à l’écrasement65. C’est pour ces propriétés particulières qu’il a été importé des anciennes

carrières parisiennes jusqu’à Chartres. On le trouve notamment employé à dessein dans les trois por- tails de Notre-Dame de Chartres.

Dans le vaisseau central, le calcaire Lutétien, qu’on identifie grâce à son grain fin et aux coquillages

qu’il contient (cérithes)66, se rencontre au-dessus du niveau des grandes-arcades. Il a été employé pour

la réalisation des arcs du triforium des travées 4 et 5 nord,67 (fig. 11) alors que les autres sont en pierre

de Berchères. Dans le vaisseau central, on remarque que son emploi dans les organes clavés se vérifie. Il a ainsi systématiquement servi à la réalisation des voussoirs supérieurs des arcs formerets qui se développent au-dessus des roses du clair-étage (fig. 12). Sa limite avec la pierre de Berchères se situe sur une ligne horizontale qui se trouve à environ 32 m du sol de la nef (autour de 190,40 m NGF). De même, c’est avec cette roche qu’ont été exécutés les voussoirs supérieurs des arcs doubleaux (D_2 à D_7) à l’exception de ceux des extrémités au contact de l’avant-nef et du transept (D_1 et D_8). Ce changement de pierre a également été repéré au niveau des voûtes. L’enduit lacunaire des quartiers longitudinaux laisse, en effet, supposer que le maître d’œuvre a délaissé, pour ces quartiers de voûte, la pierre locale au profit d’un calcaire tiré des anciennes carrières de Paris (entre 188 et 189 m NGF). Ici, la quantité de Lutétien reste cependant difficile à apprécier, car ce calcaire se mêle à cet emplacement avec des assises de craie.

» La craie

La craie est une roche calcaire deux fois moins lourde que la pierre de Berchères, son poids se situe

entre 1300 et 1800 kg/m3, selon son faciès géologique. Elle est présente dans le sous-sol du territoire

de Chartres. Elle se repère assez facilement dans le vaisseau-central grâce à sa couleur blanche et parce qu’elle est particulièrement tendre (fig. 13 et 14). L’étude a permis de mettre en évidence que les quartiers de voûte ont été systématiquement bâtis à partir de moellons de craie. La limite avec la pierre de Berchères se situe au niveau de la montée des arcs sur une ligne horizontale qui se situe approximativement à la hauteur des chapiteaux des arcs formerets du clair-étage. Cette horizontale varie de quelques dizaines de centimètres selon les travées (autour de 189 m NGF). Le changement entre les moellons se fait sur 2 à 3 assises avant que la craie ne devienne l’unique matériau. La craie a également été utilisée pour combler les interstices lors de la mise en place des fenêtres-hautes. Dans les travées 9 (nord) et 6 (sud), par exemple, des moellons courbes ont été taillés pour se placer entre l’extrados de la rose et l’intrados de l’arc formeret (fig. 15 et 16). Cette roche tendre était visiblement très pratique à tailler à même l’échafaudage pour être adaptée à tous types d’usage au fur et à mesure du chantier. On la trouve ainsi sous forme de cales pour stabiliser les blocs de pierre de Berchères ou les voussoirs de certains arcs formerets (fig. 17). Elle a aussi servi à combler de nombreux trous ou

encoches laissées après la dépose des échafaudages et des cintres de charpente68.

Cette enquête démontre que parallèlement à l’usage prédominant de la pierre locale dite de Berchères, un calcaire extrait des anciennes carrières de Paris a été choisi pour l’exécution des voussoirs supérieurs du vaisseau central. Il s’agit d’une surprise puisque qu’on supposait qu’il était réservé à la sculpture des portails. On peut alors se demander ce qui a motivé ce choix, que l’on sait particulièrement oné-

65. LEROUX (L.), BLANC (A.) 2008 ; BENOIT (P.), BLANC (A.), GÉLY (J.-P.), GUINI-SKLIAR (A.), OBERT (D.) et VIRÉ (M.) 2000.

66. Le travail d’identification des modules de calcaire Lutétien a été menée avec Lise LEROUX (LRMH).

67. Travée 4, les voussoirs en calcaire Lutétien sont installés sur des sommiers en pierre de Berchères. Le même schéma se répète dans la travée voisine 5.

68. Cet usage particulier afin de boucher les interstices laissés par les couchis des cintres a aussi été mis en évidence dans les élévations du chœur : YBERT (A.) 2014, p. 219-220

reux, notamment en raison du coût du transport de la pierre sur plus de 80 km69. La seule explication

qu’on peut avancer dans l’état de nos connaissances est de supposer que le maître d’œuvre ait souhaité soulager les parties supérieures des arcs, puisque le calcaire Lutétien pèse au mètre carré, plusieurs cen-

taines de kilo70 de moins que la pierre de Berchères. La piste technologique est visiblement confirmée

par l’emploi systématique de moellons légers en craie pour la construction des voûtes. Pour les autres voûtes de la cathédrale, dans les chapelles et dans le déambulatoire, la pierre de Berchères est apparue

à Arnaud Ybert comme l’unique matériau employé « tant pour les nervures que pour les voûtains71 ».

Il semble donc que le vaisseau central de la nef ait fait l’objet d’un choix technique particulier (mixité lithique). Choix qui semble aussi avoir été celui retenu pour la voûte du haut-chœur à propos duquel Jérémie Viret note « alors que les arcs sont en pierre de Berchères, la maçonnerie des voûtains est com-

posée de blocs de calcaire tendre rectangulaires72 ». Il s’agit certainement ici aussi de la craie. Ainsi,

il semble que les hautes-voûtes de la cathédrale ont été conçues de manière à être délestées du poids excessif de la pierre de Berchères afin de réduire les poussées sur les arcs-boutants.