2.4 L'ethnométhodologie : une sociologie nouvelle fondée sur les individus en interaction
2.4.4 La méthodologie de recherche de l'AC
2.4.4.5 Topic
2.4.4.5.1 Définition du topic
Certains linguistes se méfient de la notion de topic dans la mesure où derrière ce terme se
cachent de nombreuses définitions. De plus, les définitions du topic peuvent être assez floues,
et la limite entre deux topics difficile à identifier.
Gülich et Mondada (2001:232) constatent que "l'apport spécifique d'une analyse
conversationnelle consiste à montrer que le topic est une catégorie des interlocuteurs avant
d'être une notion définie dans les modèles théoriques exogènes". L'AC s'intéresse, par
conséquent, à la manière dont les interlocuteurs comprennent et gèrent le développement d'un
topic et le passage d'un topic à un autre. Cette approche a pour objectif d'analyser la
négociation et la co-construction du topic entre locuteurs.
Nous allons examiner certaines caractéristiques du topic. En premier lieu, nous allons voir
comment le topic se construit de manière interactive. Dans un deuxième temps, nous
étudierons deux types de topics à savoir les topics délimités et les topics graduels. Enfin, nous
présenterons des indices d'élaboration ou de changement de topic.
2.4.4.5.2 Le développement interactif du topic
Pour Gülich et Mondada (2001) le topic est un "accomplissement interactionnel collectif",
autrement dit les interlocuteurs négocient et développent le topic de façon dynamique. Il se
construit dans et par l'interaction. Ainsi donc, un topic n'appartient pas à un seul locuteur.
Sacks (1992:I:762) souligne la différence entre le fait de ‘parler topicalement' (talk topically)
et celui de ‘parler d'un topic' (talk about a topic). Un locuteur peut réagir au tour d'un autre de
manière topicalement cohérente sans parler du même topic.
2.4.4.5.3 Les topics délimités et les topics graduels
Les topics peuvent être soit clairement séparés, autrement dit ils se succèdent avec une
rupture évidente, soit ils se succèdent en s'entremêlant quelque peu. Dans le premier cas, l'on
trouve des mouvements topicaux avec frontière, une ouverture et une clôture marquées.
Mondada (2003) parle de "topics délimités" (traduction des bounded topics de Schegloff et
Sacks 1973). Dans le deuxième cas, les topics sont difficiles à distinguer les uns des autres, et
on observe un glissement plutôt qu'un changement de topic. Mondada (2003) parle de "topics
graduels" (traduction des shaded topics de Schegloff et Sacks 1973).
Sacks (1992:II:352) note que dans une conversation "réussie", les topics ne sont pas
introduites, ils évoluent de manière discrète. Les interlocuteurs n'ont pas à se dire
"commençons un nouveau topic", le nouveau topic est né du topic précédent.
Les frontières des topics sont facilement identifiables dans certains positionnements, par
exemple à l'ouverture d'une conversation. En effet, il n'y a pas de contraintes posées par un
topic précédent, et les interlocuteurs doivent introduire un premier topic. Gülich et Mondada
(2001:234) présentent l'extrait suivant :
(15)
> 1 S et toi/ . RACONTE/
2 J qu'est ce que tu veux que j'raconte/ >> 3 S t'en a pour combien d'temps encore/
4 J à peu près euh ff . chais pas\
À la ligne 1, le locuteur S fait une tentative d'introduction de topic hétéro-déclenché, en
posant une question qui vise à faire parler son interlocuteur à propos d'un topic que J aura
choisi. Cette tentative échoue, et à la ligne 3, S fait un deuxième essai en introduisant un
topic auto-déclenché précis, mais il échoue à nouveau et ne parvient pas à lancer une
discussion.
Gülich et Mondada (2001:234) commentent cet exemple de la façon suivante : "Apparaissent
ainsi des trajectoires possibles et non équivalentes : la trajectoire préférentielle consiste à
répondre positivement à la sollicitation, la trajectoire non-préférentielle à faire échouer la
procédure de génération topicale. L'émergence de ces trajectoires montre aussi la dimension
fondamentalement interactive de l'introduction de topic : sans la collaboration de
l'interlocuteur celle-ci est vouée à l'échec."
En vue d'illustrer une introduction de topic qui réussit, Gülich et Mondada proposent
l'exemple suivant :
(16)
1 A Pierre vient de trouver un boulot il va être 2 directeur du cabinet du maire des Tours
3 B ah bon ?
4 A qui est le ministre aux DOM TOM . et il a trouvé 5 une femme ((souffle)) alors vraiment euh ça fait 6 à peu près 5 ou 6 ans qu'il rêvait d'avoir un
7 poste comme ça
8 B ah ben c'est très bien ça
À la ligne 3, la réponse de B est un "topicalisateur", c'est-à-dire un signal que ce locuteur
s'intéresse à ce topic et encourage son interlocuteur à le développer, tout en s'orientant
lui-même vers le lui-même topic.
Les topics graduels, quant à eux, apparaissent dans l'accomplissement collaboratif du topic.
La transition d'un topic à un autre s'effectue par des mouvements topicaux négociés entre les
interlocuteurs. On observe une élaboration collective du topic, comme dans l'extrait suivant,
présenté par Gülich et Mondada (2001:234-235) :
(17)
1 B et toi/
2 A ouais/ . ben tu vois: euh/ . week-end assez ca:lme/
3 euh .
4 B théâtre/ 5 A euh: . vendredi soir/ 6 B c'était pas mal hein
7 A ah oui moi j'ai bien aimé/ je dois dire\ 8 B ouais la pièce était bien agréable
9 A ouais moi j'ai trouvé très bien/ . j'ai trouvé le 10 décor original:/ ça: ça changeait quoi\ 11 B et pis c'était pas trop mélo/ . [dramatique
12 A [non non non non
13 B et c'était pas trop léger\ . [parce que: la: l'é-]&
14 A [ouais exactement\ . y
15 avait des moments gais]
16 B &l'écriture elle était assez juste de ce côté
17 [là hein]
18 A [ouais non non/] des moments gais/ et des 19 moments euh . plus: . un peu plus émouva::nts/ 20 [mais:
21 B [un peu plus inten:ses mais [sans:
22 A [voilà
Dans ce passage, l'introduction du topic "théâtre" par B provoque une discussion
collaborative avec des énonciations (lignes 10-11 ; 15-16) et d'autres marques de
co-construction telles que les chevauchements, qui ne relèvent pas de la compétitivité mais sont
des marques d'accord. Le topic est donc co-élaboré par les deux interlocuteurs, au contraire
de l'exemple (1) où le locuteur J a rejeté la possibilité de co-élaboration d'un topic.
Sacks (1992:I:537) note que les interlocuteurs préfèrent prendre la parole dans un topic déjà
introduit que d'introduire un nouveau topic. Cela explique également la tendance des
locuteurs, dans la conversation ordinaire, à davantage parler dans des topics graduels que
dans des topics délimités.
2.4.4.5.4 Les indices d'élaboration ou de changement de topic
La notion de topic est proche du "sujet de conversation" dans le parler ordinaire. L'AC
s'intéresse d'abord à la manière dont cette notion est traitée dans la conversation vernaculaire.
Les locuteurs sont conscients de l'existence et de l'importance des topics. Un locuteur peut
ainsi être accusé de parler "hors topic" et il est également possible de signaler un changement
ou glissement de topic par des misplacement markers (Schegloff et Sacks 1973), des
expressions par lesquelles un locuteur signale qu'il va changer de topic ou glisser vers un
autre topic. Ce sont, par exemple, des expressions telles que by the way en anglais et par
ailleurs en français.
Certaines structures sont souvent employées dans l'introduction d'un nouveau topic, par
exemple la dislocation à gauche.
Sacks (1992:I:761) repère un autre phénomène où un locuteur semble, à première vue, garder
le même topic que le locuteur précédent, mais où son énoncé n'est pas réellement à propos du
topic. Sacks appelle de tels énoncés des "énoncés déclenchés" (touched-off utterances) dans
lesquels un mot important de l'énoncé précédent provoque un commentaire qui ne s'oriente
pas dans la trajectoire topicale de la discussion. Il donne l'exemple suivant :
(18)
A God any more hair on muh chest an' I'd be a fuzz boy. B ‘D be a what.
C A / / fuzz boy.
A Fuzz boy.
B What's that.
A Fuzz mop.
C Then you'd have t'start shaving. (1.0)
Dans ce passage, les interlocuteurs discutent des poils du torse de A, qui se moque de
lui-même (bien que l'on puisse imaginer une certaine fierté dans sa description). C suggère qu'il
pourrait être amené à se raser (le torse). B rebondit sur le mot "shaving" pour dire qu'il s'est
rasé ce matin-là. Il faut remarquer ici que le topic initial était les poils de torse, or le locuteur
s'éloigne de ce dernier en évoquant le fait qu'il s'est rasé (la barbe, semble-t-il, puisque cela
n'est pas marqué explicitement). La suite du passage n'est pas donnée, mais on peut
remarquer que, souvent, dans de tels cas, il y a des marques de perturbation ou de
réorientation des autres locuteurs suite à l'énoncé déclenché.
2.4.4.5.5 Le topic et le système d'alternance des tours
Mondada (2003) souligne que même si le topic et l'organisation des tours de parole opèrent à
des niveaux discursifs différents, ils peuvent cependant s'influencer. Elle donne ainsi cet
exemple d'une conversation téléphonique :
(19)
1 J cette année/ c'est A la porte de versailles/ ET à 2 villepinte/ .. [mais je sais plus/
3 M [ah c'est de l'autre côté de paris/ . ça\ 4 ouais c'est vers [euh::] . roissy/ . euh . j'sais pas où\ 5 J [ouais]
6 M oui . mh . mh
7 > (3,5s)
8 J <voilà\ tu peux donc aller voir/ et:: . j'ai entendu ce 9 matin à la radio/ que: les équipements de salle de bains 10 étaient à villepinte\ .. les aménagements de salle de bain\ 11 ((voix progressivement plus basse))>
12 > (3s)
13 M >> ah tiens au fait/ je suis allée au théâtre jeudi/= 14 J =ah bon/ . qu'est-ce que c'était/