• Aucun résultat trouvé

La définition du récit oral

3.5 Les critiques des travaux de Labov

3.5.1 La définition du récit oral

Le récit oral a été défini et redéfini maintes fois

18

. Plusieurs proposent des sous-catégories

dans la grande catégorie de la narration. Ils décrivent ainsi comme de telles sous-catégories

des unités narratives comme la "mention" (statement), le "compte rendu" (report pattern)

ainsi que le récit (story).

a) La Mention

La mention est décrite par Filliettaz (2001:133) comme "un énoncé isolé renvoyant à un

évènement passé désigné dans sa globalité". Il est évident que cela ne peut pas satisfaire la

condition de Labov et Waletzky par laquelle le récit minimal contient au moins deux clauses

narratives. Cependant Filliettaz rejoint Gülich et Quasthoff (1986) en insistant sur le fait que

la mention est pourtant un élément narratif. Fillietaz (2001:133) donne les exemples suivants

d'une mention :

(10) non non alors ça on a fait les on a fait la recherche c'est pour ça que je peux vous dire que:: (11) parce qu'ici voilà XXX euh Jeux de Scène j’ai acheté hier j’ai trouvé

Nous voyons un parallèle entre cette notion de mention et la description de la préface, qui

offre une version condensée du récit en introduisant l'évènement le plus digne d'être raconté.

Si on accepte ces catégories, on peut se demander si les mentions ne sont pas en quelque

sorte des préfaces échouées, c'est-à-dire des tentatives de récit. Dans l'interaction un locuteur

fait mention d'un évènement. La suite dépend de la réaction de ses interlocuteurs. S'ils

reconnaissent la préface potentielle comme telle, ils peuvent laisser la place au narrateur. S'ils

ne veulent pas entendre sa narration ou s'ils ne reconnaissent pas la préface comme telle, la

18 Cf. par exemple, Labov et Waletzky 1967 ; Laforest 1996:17-19 ; Fayol 1994:ch.1 ; Quasthoff 1997:58 ; Vincent 1994:46-47 ; Filliettaz 2001:125.

conversation poursuivra sans qu'il y ait narration. La mention peut donc se développer en

récit ou au contraire demeurer simple mention. Ce phénomène sera étudié plus en détail plus

loin, lorsque nous examinons les pré-débuts de narration.

b) Compte rendu

Un autre élément narratif reconnu est le compte rendu, défini par Vincent et Perrin (2001) qui

le différencient du récit. Selon eux, c'est la racontabilité d'un récit qui justifie la durée du tour

de parole du narrateur. La racontabilité est marquée par des clauses évaluatives. Or un

compte rendu est selon Vincent et Perrin, une série d'évènements relatés sans évaluation. Par

conséquent, le récit essaie d'anticiper et d'éviter l'éventuelle question "Et alors ?", tandis que

le compte rendu se contente de répondre à la question "Et qu'est-ce qui s'est passé ?"

Vincent et Perrin (2001:186) donnent l'exemple d'un compte rendu donné par une femme à

son mari. Il s'agit de la narration d'un évènement qui est, selon Vincent et Perrin, tout à fait

banal.

(12)

1 Brigitte elle m'appelle à midi

2 NX elle dit «Maman elle dit j'ai assez faim, j'ai pas déjeuné puis elle dit t'as-tu du lunch

de fait ?»

3 N J'ai dit «On va s'organiser ma grande».

4 NX Parce-que elle dit «En arrivant chez moi elle dit faut je mange elle dit je recommence à une heure». (2 sec.) <(rire)>

5 Elle a été ici : à peine quarante-cinq minutes. (3 sec.)

Vincent et Perrin disent que "[l'histoire] appartient au passé immédiat et ne semble pas

comporter d'évènement racontable ou mémorable, à moins de prêter des intentions

improbables à la narratrice." (Vincent & Perrin 2001:186) Ils rajoutent que "Cet exemple […]

ne vise qu'à faire part d'un évènement qu'on ne peut qualifier de marquant, mais que la

locutrice n'a aucune raison de cacher à son mari."

Il est très difficile de juger si un commentaire fait entre mari et femme comporte des éléments

évaluatifs. Ils partagent un passé qu'on ignore en grande partie voire en totalité, et un

commentaire en apparence neutre pourrait être porteur d'une connotation positive ou

négative. Dans notre corpus il n'y a pas d'exemple clair de compte rendu. Il faut ainsi se

demander si la conversation entre amis est susceptible de produire un tel phénomène. Entre

cinq interlocuteurs, la prise de parole doit se justifier, et en général dans notre corpus, même

les passages narratifs très courts sont évaluées par la narratrice. Si une suite d'évènements est

racontée sans évaluation de la part du narrateur, il est probable qu'une des narrataires

contribuera un commentaire évaluatif. Par exemple, dans le passage qui suit, les participantes

parlent de la préparation d'une fête de Noël. Puisque la conversation a lieu au mois de

septembre, le fait que tout soit déjà préparé est assez impressionnant. C termine le compte

rendu de D avec un commentaire fortement évaluatif de cette préparation précoce. Cela induit

un autre commentaire évaluatif de la part de D, qui explique de manière indirecte que R est

quelqu'un qui a besoin de faire les choses à l'avance :

(13)

0597 D on a tout découpé/ on a tout fait/ tout est prêt\ {rires}

0598 C pour le mois de – §décembre\§ §pause avant et forte intensité§ 0599 D mais R R est – tranquille\ XXX\ {rires}

Toutefois, on aurait pu argumenter que les rires (de plusieurs interlocuteurs) après les propos

de la ligne 0597 (notez l'emploi répété de "tout"), semblent y reconnaître un aspect

implicitement évaluatif. Il est effectivement très difficile d'identifier un passage narratif

comme "non évaluatif". Il faudrait se poser la question de savoir pourquoi le narrateur

prendrait le temps de rapporter des évènements qui ne sont pas dignes d'être racontés et ne

méritent qu'un "compte rendu".

c) Le récit

La définition exacte d'un récit varie selon le point de vue du chercheur. Chacun met en

évidence les aspects qu'il considère comme étant essentiels pour reconnaître le récit. Des

listes de traits ont été dressées, comme par exemple la définition suivante conçue par Laforest

et Vincent (1996) et qui prend en compte des caractéristiques proposées par Labov et

Waletzky (1967) et par Quasthoff (1980) :

"[…] une unité discursive qui relate un épisode singulier (non habituel) constitué

d'au moins deux actions ou évènements qui se suivent dans le temps et qui ont

entraîné un dénouement (entendu dans un sens très large) ; le narrateur doit être

un des acteurs (ou être suffisamment proche d'un des acteurs pour s'être approprié

les évènements) ou témoin direct des évènements." (Laforest & Vincent 1996:21)

Cette définition est plus large que certaines définitions qui semblent exclure des récits

potentiels par des limites arbitraires. Elle garde cependant l'élément important de la proximité

du narrateur à sa narration. Le récit d'expérience personnelle est plus qu'un rapport

impersonnel d'évènements passés, le narrateur y exprime une réaction émotive à ces

évènements, et un désir de provoquer une réaction chez le narrataire.

Un autre problème pour la conception traditionnelle du récit est celui du bornage. Il n'est pas

toujours évident de décider quand un récit commence et se termine. Cela veut dire que

l'analyse qui retire le récit de son contexte interactif risque de ne pas prendre en compte

certains éléments importants qui se trouvent dans la conversation avant et après la narration.

Une analyse qui repère les éléments narratifs en tenant compte de leur environnement

conversationnel a un aperçu plus réaliste de la fonction de la narration dans l'interaction.

Le dernier problème est lié à celui de l'identification de l'évènement le plus digne d'être

raconté. Certains récits semblent présenter plus d'un évènement extraordinaire, et selon la

conception de Labov on serait tenté d'y identifier plusieurs récits sur un même thème. Il

existe également des récits qui semblent changer de direction en cours de narration, comme si

le narrateur changeait d'avis sur le choix de l'évènement le plus digne d'être raconté. Cela en

fonction des réactions de ses interlocuteurs ou d'une nouvelle compréhension de son vécu

provoquée par l'acte même de narration. Il ne faut pas oublier que dans la grande majorité des

cas, le récit n'existe pas comme produit déjà tout fait dans l'esprit de son narrateur. Il se

construit dans l'interaction.

Documents relatifs