2.4 L'ethnométhodologie : une sociologie nouvelle fondée sur les individus en interaction
2.4.3 Les principes centraux de l'ethnométhodologie
L'ethnométhodologie emprunte la terminologie d'autres disciplines, par conséquent il est
important de bien comprendre le sens précis accordé aux termes dans ce domaine. Nous
allons passer en revue les principes centraux de l'ethnométhodologie, et les notions qui lui
sont propres
9.
2.4.3.1 Le travail interactif et la construction du sens
Pour Garfinkel, l'intercompréhension passe par la coordination des actions des interactants, et
par la coopération. Les interactants peuvent coopérer parce qu'ils partagent des savoirs
communs qui leur permettent d'interpréter les paroles et les actions les uns des autres.
Garfinkel parle du "mécanisme de la réciprocité", une notion proche de la thèse générale de la
réciprocité des perspectives chez Schütz. L'hypothèse développée dans ces théories est la
suivante : chaque interactant est pris dans une activité d'inférence continue ; X essaie
d'interpréter les actions de Y, en essayant de deviner comment Y va interpréter ses actions à
lui, X ; il essaie d'interpréter en même temps comment Y va croire que lui, X, a interprété les
actions de Y, et ainsi de suite. En d'autres termes, chaque interactant essaie de se faire une
représentation des réflexions de son interactant.
Bange (1992:105) met cette notion en parallèle avec le principe de coopération de Grice, qui
exprime la nécessité d'une coopération entre les interactants en vue d'une compréhension
réussie. Même dans une situation conflictuelle, les interactants doivent coopérer pour rester
en interaction. Si l'un des interactants refuse l'interaction, l'autre ne peut pas l'obliger à y
participer.
9 Pour des descriptions plus détaillées de l'ethnométhodologie, voir Coulon 1987 ; Vion 1992 ; Bange 1992 ; De Luze 1997.
Dans les principes qui régissent l'intercompréhension, Bange (1992:113) présente également
la notion des suppositions réciproques. Si les interactants ne sont pas soumis à des normes, ils
doivent néanmoins accepter certaines règles de base, et supposer qu'ils vont tous obéir aux
mêmes règles normatives. C'est ainsi qu'une interaction sera efficace. La réciprocité des
motivations rend possible la réalisation d'un but commun.
Lorsque les interactants se retrouvent en présence les uns des autres, un travail interactif
constant se produit. Les processus de co-adaptation, de reformulation, de sollicitation et
d'explicitation sont continuellement en train de faciliter la communication entre acteurs.
Ainsi, comme le constate Vion :
"La construction du sens va donc bien au-delà des seules dispositions
sémantiques des messages. Donner du sens c'est aussi s'entendre sur les
situations et la façon de les gérer en s'appuyant de manière plus ou moins
explicite sur des présupposés culturels." (Vion 1992:94)
Dans la conception de l'interaction que présente l'ethnométhodologie, trois concepts
importants sont à saisir : l'indexicalité, la réflexivité et la descriptibilité.
2.4.3.2 L'indexicalité
Nous avons déjà mentionné les éléments déictiques, (ou embrayeurs,) c'est-à-dire les
éléments linguistiques dont l'interprétation diffère selon la situation d'énonciation. Ce sont
des mots tels que "ici" "maintenant" ou les pronoms "je" et "tu". Pour Garfinkel, tout élément
linguistique a une propriété similaire. Il estime qu'il n'est pas possible de retrouver le sens
d'un énoncé pris hors de son contexte. Selon Coulon, cela signifie que "bien qu'un mot ait une
signification transsituationnelle, il a également une signification distincte dans toute situation
particulière dans laquelle il est utilisé." (Coulon 1987:26) Cette propriété de la langue
s'appelle l'indexicalité.
Plusieurs facteurs contribuent à l'interprétation d'un mot dans un contexte particulier. Il faut
prendre en compte la biographie de l'individu qui parle, son objectif précis dans l'interaction,
sa relation avec son interlocuteur, et l'histoire conversationnelle de ces acteurs. C'est pourquoi
deux interlocuteurs peuvent interpréter le même énoncé de manières différentes. À nouveau,
dans cette situation, un tel malentendu est souvent réglé de manière immédiate. Celui qui a
mal compris est surpris par la proposition qu'il croit avoir entendue, et il sollicite une
confirmation de ce qu'il a compris. Il s'ensuit un processus de reformulation (de la part du
premier locuteur ou de l'interlocuteur qui a bien compris) et d'explication jusqu'à ce que les
interlocuteurs soient sûrs d'avoir ajuster leurs interprétations à un degré qui les satisfait.
Les particules d'extension illustrent bien la propriété de l'indexicalité. Ce sont des expressions
telles que et tout ça, et cetera, et des choses comme ça. Il s'agit d'éléments anaphoriques, qui
ont pour mission d'extrapoler des propos antérieurs et qui marque la fin d'une unité de
discours. Ils n'ont pas de référents fixes, et leur emploi évoque des savoirs communs
partagés. L'auditeur compte sur sa connaissance de la situation actuelle et du monde de tous
les jours pour interpréter leurs sens en contexte.
2.4.3.3 La réflexivité
La notion de réflexivité exprime la manière dont le langage est soumis à l'influence du
contexte et le contexte, de façon simultanée et parallèle, est lui-même en état de modification
constante par le langage. Les illustrations les plus claires de cette propriété de réflexivité sont
exprimées par la théorie de performativité d'Austin. Les expressions qui agissent sur le
monde de manière significative sont celles prononcées, par exemple, par le maire qui marie
un couple, l'archevêque qui couronne un roi, ou simplement un locuteur qui dit les mots "Je
promets que …". En prononçant une telle expression, le locuteur effectue deux actions. Il
promet et il dit qu'il promet. Pour l'ethnométhodologie, la réflexivité généralise cette
conception en constatant que cette propriété est propre à tout langage. La réflexivité désigne
donc les activités qui à la fois décrivent et constituent un cadre social. Comme l'explique
Garfinkel :
"Pour les membres de la société, la connaissance de sens commun des faits de la
vie sociale est institutionnalisée comme connaissance du monde réel. La
connaissance de sens commun ne dépeint pas seulement une société réelle pour
les membres, mais, à la manière d'une prophétie qui s'accomplit, les
caractéristiques de la société réelle sont produites par l'acquiescement motivé des
personnes qui ont déjà ces attentes." (Garfinkel 1967:55 cité par Coulon 1987:35)
2.4.3.4 La descriptibilité
La descriptibilité (accountability) est la propriété des pratiques des êtres humains permettant
de les rendre logiques et compréhensibles pour d'autres membres du même groupe social. Les
descriptions (accounts) sont les explications que reçoivent et que donnent les acteurs de
l'organisation sociale qu'ils vivent. Ces descriptions peuvent être informants ou structurants
de la situation de communication. Le monde social est descriptible parce qu'il est
compréhensible. Il se réalise dans les accomplissements pratiques des acteurs sociaux.
Il faut comprendre que, pour un ethnométhodologue, la description du "pourquoi" des actions
d'un acteur social par cet acteur n'est pas intéressante en tant que description, mais en tant
qu'outil qui construit la réalité sociale.
2.4.3.5 La notion de "membre"
Selon l'ethnométhodologie, le "membre" d'un groupe social est celui qui est affilié à un
groupe particulier, qui partage les savoirs communs et les savoir-faire de ce groupe.
L'acquisition de ces savoirs et la maîtrise du langage commun sont progressives. Mais une
fois l'affiliation complète, les membres ne se posent pas la question de savoir pourquoi ils
agissent de la sorte. Comme le constate Coulon :
"Ils connaissent les implicites de leurs conduites et acceptent les routines inscrites
dans les pratiques sociales. C'est ce qui fait qu'on n'est pas étranger à sa propre
culture, et qu'à l'inverse les conduites ou les questions d'un étranger peuvent nous
sembler étranges." (Coulon 1987:42)
De même, les membres catégorisent le monde de manière quasiment identique. Ils placent les
mêmes référents dans des catégories telles que "la famille", "les magasins", "les humeurs" et
ainsi de suite. Cette catégorisation influence leur manière d'interpréter leur monde, de le
décrire, et de construire leur réalité sociale.
Pour donner un exemple apparemment anecdotique qui montre que les membres d'un groupe
trouvent leurs coutumes normales au point d'être naturelles ou logiques, prenons un exemple
de conventions de politesse à un repas. Dans certaines cultures, la politesse exige qu'un invité
ne mange pas tout ce qui a été mis dans son assiette. Dans d'autres, il faut absolument tout
manger. Les membres de la première culture diront que leur règle de politesse est logique ; si
l'on ne montre pas que l'on a mangé à sa faim, l'hôte aura honte. Les membres de la seconde
culture affirmeront que leur règle de politesse est logique : il faut tout manger pour montrer
que l'on apprécie le repas ou pour éviter de gâcher la nourriture. Ces cultures n'ont ni raison
ni tort ... hors contexte. Cependant un membre du groupe qui ne respecte pas les règles de son
groupe sera considéré comme impoli.
2.4.3.6 L'objectif de l'ethnométhodologie
Les aspects de la pensée ethnométhodologique que nous venons d'évoquer nous incitent à
décrire, à présent, l'objectif de l'ethnométhodologie. Cet objectif va plus loin qu'une
description de la manière dont les acteurs perçoivent le monde, puisqu'il s'agit d'une étude des
ethnométhodes elles-mêmes. Dans la section 2.4.2, les ethnométhodes ont été décrites comme
"les méthodes par lesquelles les êtres humains construisent la réalité de la vie quotidienne". Il
existe des connaissances tacites sur le sens des comportements de tous les jours dans un
groupe social donné. Les activités des membres du groupe sont comprises selon ce
paradigme. Toutefois, si ces méthodes permettent l'organisation de la société, elles ne sont
pas facilement accessibles à un non-membre du groupe. Il faut remarquer que les interactions
conflictuelles sont également dirigées selon ces méthodes.
Pour donner un exemple concret, si A reproche à B de lui avoir mal parlé, il s'appuie sur
certains a priori dont en premier lieu le fait qu'il existe de bonnes façons de s'adresser à
quelqu'un mais aussi de mauvaises. Il suppose également que B est conscient de ce fait. De
plus, il suppose qu'en tant que "victime" de B, il a le droit de lui faire des reproches et de
s'attendre à ce que B lui réponde. Il s'attend à ce qu'en lui faisant des reproches, B s'excuse,
s'explique ou au moins se justifie. Il est rare que B essaie de nier ces a priori, bien qu'il puisse
contester le constat que sa manière de parler était mauvaise.
L'ethnométhodologie essaie donc d'identifier ces ethnométhodes, dans un groupe social
donné, et d'analyser leur fonctionnement. Elle rejette l'objectivisme valorisé par les sciences
pures, qui cherche à isoler un objet pour mieux l'étudier. Cet objectivisme part du principe
d'un ordre préétabli qui ne peut être découvert que par des méthodes quantitatives. Une telle
sociologie suppose un acteur qui est, selon Garfinkel "un idiot culturel", qui ne sait pas que
tout ce qu'il fait est déterminé par sa classe sociale, son âge, son sexe et d'autres variables.
Une approche plus subjective prend une toute autre perspective sur l'objet d'étude et l'acteur
social. L'objet n'est pas séparable de son contexte, ni de sa relation au chercheur. Le
subjectivisme accepte l'inévitable influence du chercheur sur son étude et l'intègre au lieu
d'essayer de la nier. L'exception peut être étudiée aussi bien que la norme, sachant que les
acteurs sont continuellement en train de modifier les faits sociaux.
L'objectif de cette partie était donc d'établir précisément la nature et l'objet d'étude de
l'ethnométhodologie. Bien qu'elle ne soit pas un courant de pensée linguistique,
l'ethnométhodologie a influencé la recherche de nombreux linguistes. Les ethnométhodes,
bien que rarement exprimées de manière verbale, s'appliquent autant aux comportements
verbaux qu'aux comportements non verbaux. Le versant conversationniste de
l'ethnométhodologie a été fondé par Sacks (par exemple, Sacks 1974, 1986a, 1986b, 1992).
Nous allons voir comment l'apport de l'ethnométhodologie a contribué au développement de
cette méthode d'étude linguistique, connue sous le nom d'analyse conversationnelle.
2.4.3.7 L'analyse conversationnelle
De la même manière que l'ethnométhodologie remplace la théorie sociologique traditionnelle
de l'acteur passif par celle d'un acteur construisant, les nouveaux courants de la linguistique
remplacent l'étude traditionnelle de textes décontextualistés par une méthodologie dans
laquelle le discours est une forme socialement essentielle d'action.
2.4.3.8 L'analyse conversationnelle : la terminologie
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut d'abord faire remarquer l'importance de la
précision des termes. Plusieurs courants de recherche ont émergé vers la fin du siècle dernier,
ayant des appellations semblables mais des méthodologies propres à chacun. Parmi ces
courants de recherche sont inclus l'analyse du discours, l'analyse des conversations, l'analyse
de la conversation et enfin l'analyse conversationnelle.
Le terme d'analyse du discours couvre plusieurs écoles de pensée, par exemple l'École de
Genève, l'École de Nancy ou l'École française d'analyse du discours
10. Traditionnellement,
l'analyse du discours prend comme objet d'étude le mécanisme discursif qui conditionne
l'énoncé. Les analystes du discours essaient de se doter de moyens d'analyse afin de décrire
des séquences qui sont plus grandes que la phrase. Il est difficile de donner une définition
plus précise du terme, qui inclut des approches telles que l'approche illocutoire du discours, la
pragmatique ou bien la linguistique de l'énonciation.
L'analyse des conversations et l'analyse de la conversation sont deux appellations plus
générales que celle de l'analyse conversationnelle. Elles s'appliquent à toute méthodologie
qui prend pour objet d'étude la conversation, quel que soit le procédé d'analyse. L'analyse
conversationnelle peut traiter d'autres interactions que la conversation, mais les étudie d'une
manière particulière
11.
L'expression analyse conversationnelle (désormais AC) ne décrit donc pas toute l'étude de la
conversation, mais fait référence à une méthodologie spécifique. S'inspirant de
l'ethnométhodologie, l'AC ne se limite pas à une étude des signes linguistiques seuls, "son
objet étant moins la conversation en soi que l'organisation intelligible des activités des
membres en société" (Gülich & Mondada 2001:196). L'AC prend donc pour point de départ
la conversation considérée comme activité sociale fondamentale. Les chercheurs qui
choisissent une démarche fondée sur l'AC seront appelés dans ce travail des
conversationnistes.
Comme nous l'avons déjà vu, l'AC est née de l'ethnométhodologie. De la même manière que
l'ethnométhodologie, l'AC cherche à découvrir les méthodes qui dirigent le comportement des
interactants, par l'observation de ce comportement.
2.4.3.9 La co-construction
L'activité de coordination dans l'interaction est vue par l'AC, comme par les
ethnométhodologues, comme un travail de négociation entre les interactants. Les interactants
doivent se mettre d'accord de manière tacite sur la façon dont ils construisent cette activité,
10 Cf. Maingueneau 1991.
c'est-à-dire sur le but de l'activité et le rôle de chacun dans l'accomplissement de ce but. Ils
doivent continuellement vérifier leur intercompréhension pour pouvoir avancer vers l'objectif
final.
La co-construction est bien plus que la co-participation à une instance de communication
verbale. Elle implique également l'engagement à construire, à deux ou à plusieurs, un espace
discursif. Le discours ainsi construit sera partagé intersubjectivement par les interlocuteurs.
Salazar Orvig appelle l'activité de construire ensemble la convergence.
"L'ajustement des perspectives, la construction conjuguée d'un objet de
discours, l'accord quant aux thèmes, la coïncidence sur les objectifs ou les
enjeux de l'activité en cours relèvent de la convergence des interlocuteurs."
(Salazar Orvig 1999:231)
Cette notion de co-construction est soulignée par Lenk (1998) dans un article sur la
cohérence globale de la conversation. Les interlocuteurs forment chacun une interprétation de
la cohérence conversationnelle, en interprétant les diverses contributions des autres
interlocuteurs. Chacun développe simultanément un modèle de la manière dont il croit que
les autres interprètent les mêmes informations, et donc de leur compréhension de la
cohérence. Des éléments linguistiques, tels que les marqueurs du discours, sont employés par
un locuteur pour signaler une relation spécifique entre deux sections de discours, pour aider
ses interlocuteurs à construire la même compréhension de la cohérence.
Ce travail de co-construction est identifié et nommé contextualisation dans les travaux de
Gumperz (par exemple, Gumperz 1982:131ss). Gumperz décrit la manière dont les
interlocuteurs négocient, et donc co-construisent, leur interprétation du contexte
conversationnel. Il estime que ce travail se fait par des contextualization cues qui opèrent à
plusieurs niveaux du langage. Ces signaux existent aux niveaux de la prosodie, de la
prononciation, ou du vocabulaire, et sont reconnus (même si ce n'est que de manière
inconsciente) par d'autres membres du même groupe social.
Dans le document
La narration dans la conversation
: une approche conversationniste
(Page 29-37)