3.5 Les critiques des travaux de Labov
3.5.2 La structure du récit oral
La structure proposée par Labov a été critiquée pour plusieurs raisons. Dans cette section,
nous allons examiner ces critiques pour voir si elles sont bien fondées. Dans un premier
temps, nous passerons en revue les définitions des différentes parties de la structure narrative,
et les critiques faites sur ces définitions. En deuxième lieu, nous exposerons les arguments
contre le fait d'imposer une telle structure sur les données. Enfin, pour terminer nous
essaierons de conclure en présentant les perspectives de recherche alternatives proposées par
ces autres chercheurs.
3.5.2.1 Les clauses d'action
Considérons d'abord les clauses d'action telles qu'elles sont présentées par Labov. Labov
insiste sur l'importance de l'ordre temporel dans les clauses d'action. Il est clair que le cas
typique où la progression temporelle trouve son écho dans l'ordre des clauses représente la
forme narrative de base. Cependant, dans notre corpus il y a très peu de récits où la narration
s'exprime de manière aussi simple. C'est peut-être en partie l'effet du nombre de participants
et du cadre informel d'une conversation entre amis, mais dans notre corpus les narratrices
interrompent elles-mêmes la suite de clauses d'action et se font souvent interrompre par
d'autres. Cela perturbe l'ordre temporel des récits sans pour autant perturber a priori les
interlocutrices. L'extrait qui suit est pris d'un passage de narration qui décrit des problèmes
que la narratrice a eu un soir avec des jeunes dans une autre voiture. Il illustre bien ce
phénomène :
(14)
0683 A ils ont ouvert la fenêtre/ ils ont engueulé/ ils ont
0684 C craché\
0685 A après §ah bon ils ont craché/ § changement d'intensité de voix et d'auditoire 0686 C oui oui\ – A ne s'adresse qu'à C pour un moment § 0687 A ah j'ai pas vu ils ont craché\§ – après et le feu c'est arrêté ils sont sortis de la 0688 voiture/ {rire} on a fermé à clé/ tu sais/ alors c'est
La première chose à remarquer est que les trois premières actions "ils ont ouvert la fenêtre/ ils
ont engueulé/ ils ont craché" ne sont pas nécessairement des actions qui se sont passées
strictement dans cet ordre. Evidemment, il était nécessaire d'ouvrir la fenêtre avant de faire
les deux autres actions, mais on peut imaginer que les actions "cracher" et "engueuler" se sont
faites simultanément.
Ensuite, l'action "cracher" est introduite par la locutrice C, et A sort du cadre du récit pour
réagir au commentaire de C. Il est difficile de savoir comment catégoriser les deux clauses de
A "ah bon ils ont craché/" et "ah j'ai pas vu ils ont craché\" qui n'appartiennent pas à la
catégorie des clauses d'action. Nous voyons ici l'effet du contexte conversationnel, ce qui
nous amènera à parler plus loin de la prise en considération des propos des narrataires (et
co-narratrices). C'est un aspect que Labov néglige un peu, travaillant prioritairement avec des
récits monologaux. On peut objecter que ces récits ne sont pas vraiment conversationnels.
Ce qui pose également problème, c'est le manque de clauses d'action. Dans notre corpus nous
avons trouvé que la plupart des passages qui évoquent des évènements qu'ont vécus les
narratrices, contiennent peu de clauses "narratives" au sens de Labov. Le passage suivant en
est un exemple typique (avec les verbes d'action en gras) :
(15)
1078 A mais des fois c'est: c'est balèze/ enfin moi une fois je sais que j'avais: enfin il y avait 1079 une personne deux personnes qui étaient venus à l'hôpital/ – et puis: XXX c'était 1080 chez des adultes/
1081 c'était le mari de la femme/ la femme était amenée par les pompiers/ et puis c'était 1082 pas trop: trop grave/ quoi mais:\ –
1083 E mm
1084 A puis donc ils sont venus à s'engueuler\ ils se poussaient ils se tapaient par dessus\ tu 1085 sais/ ils étaient là/ et toi tu te retrouves au milieu/
1086 D mm\
1087 A t'avais vraiment l'air con\ tu sais/ t'étais là/ – bon maintenant vous allez arrêter tous 1088 les deux\ tu sais/ t'avais l'impression d'être des:\ mais bon euh tu sais/ – t'es: t'es 1089 là:/ t'as le mec qui te fait: euh une grosse baraque/
1090 D mm\
1091 A t'as beau être médecin/ hein\
1092 B ouais ouais\
Dans cet extrait il n'y a que trois verbes qui peuvent éventuellement être considérés comme
des verbes d'action, ou des verbes narratifs. Le premier étant au passé composé, il est clair
qu'il s'agit bien d'une action. Le deuxième est à la deuxième personne du singulier, et au
temps présent, mais cela semble être une stratégie narrative et pour le moment nous allons le
considérer comme étant un "tu" générique. Le troisième étant à l'imparfait, on peut considérer
qu'il s'agit d'une clause de cadrage, mais il existe une autre possibilité. Il se peut qu'il s'agisse
d'un verbe introducteur de discours rapporté. La formulation le temps imparfait du verbe être
+ là + discours direct est l'une des façons d'introduire le discours rapporté en français
courant. Cette formulation serait grammaticalement égale au verbe "dire" conjugué au passé
composé suivi du discours direct. (Il est évident que les formulations différentes ont des
effets de registre et des significations sociales différents.) Nous faisons une analyse plus fine
de cette séquence plus loin, mais nous nous contentons de dire ici que ce passage ne peut pas
être considéré comme un récit selon les critères de Labov.
Il semble donc difficile, pour caractériser les clauses d'action, de s'appuyer uniquement sur le
critère du temps verbal. Il n'est pas non plus pratique de prendre, comme base d'analyse de la
narration, la définition des clauses narratives proposée par Labov. Celle-ci se révèle trop
restreinte si nous voulons avoir une vision large de la diffusion d'éléments narratifs dans la
conversation. Nous reviendrons à cette question par la suite.
3.5.2.2 La préface
La définition de la préface proposée par Labov a été trouvée trop étroite. Sacks (1992:I:766)
estime que la préface donne plus d'informations qu'un simple résumé de l'histoire, elle peut
également donner des indices à l'interlocuteur quant à la réaction que le narrateur attend de sa
part à la fin du récit. Chanfrault-Duchet (1988:248-249) y identifie aussi l'établissement d'un
contrat (entre un narrateur et un narrataire) et l'instauration d'une situation dialogale.
Gülich (1994:169-170) souligne qu'une question d'un interlocuteur peut servir de préface et,
dans le même esprit, Ochs (1997:195) fait remarquer qu'une préface peut être fournie par un
interlocuteur.
Bres (1994:51) également préfère voir la préface comme un phénomène d'interaction,
négocié entre les interlocuteurs. Il la définit comme : "une annonce, au sens de demande de
confirmation, que nous gloserions par : ‘Est-ce que ça t'intéresse ?'". Cette annonce fait donc
partie de ce qu'il appelle protocole d'accord (cf. 3.5.2.7).
3.5.2.3 Les clauses de cadrage
Par rapport aux clauses de cadrage, Ochs (1997:197) note que les narrataires ont également la
possibilité d'insérer des informations dans un récit. Dans le cas où ces informations ne sont
pas acceptées par le narrateur, il doit décider comment les discréditer ou au moins comment
détourner leur effet. Même si les informations soutiennent le pourquoi de son histoire, il doit
toujours décider comment les intégrer dans son récit. De façon générale, la participation des
narrataires est moins fréquente quand les interlocuteurs ne se connaissent pas, ce qui était le
cas, notons-le, des entretiens étudiés par Labov.
L'observation montre que la distribution des clauses de cadrage reste très libre. Nous avons
repéré bon nombre de récits où les clauses de cadrage se produisent tout au long du récit.
L'extrait suivant en est une bonne illustration. Il s'agit des lignes 0382-0391 de notre corpus,
le passage qui suit une éventuelle préface. Ces lignes seraient analysées selon la typologie
labovienne comme suit :
(16)
Préface je ne sais pas ce qui m'est arrivé aujourd'hui au magasin/ –
Cadrage je suis dans le bureau en train de faire le planning de la semaine prochaine\ – Action et d'un coup j'ai mon vendeur qui arrive/
Action me fait euh\ – C euh\ – il y a du mobilier qui est cassé en bas\ Action je f- quoi/ –
Cadrage donc on a un problème avec un: un module\
Cadrage donc c'est un truc carré/ sur lequel on peut mettre les étagères ou les enlever/ Cadrage – et il est il il est un petit peu cassé mais il est pas prêt à tomber
Action/éval donc je dis c'est le module/ – Action/éval XXX qui me dit il est par terre\ Action il me fait non c'est dans l'enfant\ –
Cadrage alors pour s- dans on a: un truc en en XXX comme ça Cadrage ça donc d'un côté les enfants peuvent s'asseoir/ Cadrage et de l'autre côté il y a une planche au-dessus/
Cadrage et en-dessous on a une grande pommée\ – qui fait tout le long\ Action il est tombé par terre\
(Evaluation19 {soupir})
Bien que ces clauses de cadrage soient libres, dans le sens que donne Labov à ce terme – elles
peuvent être déplacées sans changer la compréhension de la suite des évènements relatés – il
nous semble que le déplacement de toutes ces clauses au début du récit produirait un
surcharge de nouvelles informations. La narratrice ajoute les informations de cadrage au fur
et à mesure que la narration avance, dans l'emplacement discursif où elles sont les plus
pertinentes. La mise en place de ces clauses n'obéit pas à des contraintes, mais elle ne se fait
pas non plus de manière arbitraire.
3.5.2.4 La résolution
La définition labovienne de la résolution comme "les clauses d'action qui suivent l'évènement
le plus digne d'être raconté" donne l'impression qu'elle est simple à repérer. On peut
cependant s'interroger sur l'identification de cet évènement le plus digne d'être raconté (voir
la section 3.4.3). Labov décrit cet évènement comme le point culminant de la suite d'actions,
souvent entouré d'une section d'évaluation qui en souligne l'importance. Cette description est
utile pour les récits les plus simples, qui ne contiennent qu'un évènement extraordinaire, mais
pour de longs récits plus compliqués, il peut y avoir plusieurs évènements qui lui
correspondent.
19 On remarquera également que j'ai codé, entre parenthèses, le soupir à la fin du récit. Il est intéressant de prendre en compte même des éléments non verbaux. Ceci dit, Labov ne code que les clauses comportant un verbe, ce qui exclut ces éléments.
En outre, la définition de l'évènement le plus digne d'être raconté souligne de nouveau la
question du bornage des récits. Si on étudie un passage narratif complexe, il n'est pas toujours
évident de déterminer s'il s'agit d'un long récit ou de plusieurs récits courts. Dans l'optique de
Labov, où il faut extraire le récit du discours qui l'entoure, l'identification des limites du récit
a des implications importantes pour l'analyse. C'est la raison pour laquelle nous allons
proposer une analyse de la narration qui l'examine dans le contexte de la conversation, sans la
faire sortir de l'environnement dans lequel elle se construit. Nous estimons en effet que tout
comme l'évaluation, qui ne peut pas être identifiée en tant que clauses évaluatives
indépendantes, le récit n'existe pas non plus en tant qu'élément à part. La narration se diffuse
à travers la conversation. Nous développerons cette idée par la suite.
3.5.2.5 La coda
La coda, qui ramène le récit au temps présent, pourrait être un marqueur de fin de récit
intéressant à repérer. Cependant, il y en a très peu dans notre corpus. De plus, comme pour
d'autres éléments, la coda peut être fournie par d'autres interlocuteurs, et ne marque pas
obligatoirement la fin de la narration. À la suite d’une coda, il est tout à fait possible pour un
narrataire de poser une question qui résulte en un retour à la narration, ou pour le narrateur
lui-même de retourner à sa narration.
Dans le passage suivant, la narratrice, C, vient de raconter l'histoire d'un accident qui a eu
lieu au magasin dont elle est responsable. Elle a expliqué la manière dont elle a appris qu'un
meuble était cassé, et aux lignes 0395-0396 elle semble vouloir terminer avec une sorte de
coda qui relie ces évènements aux conséquences actuelles. Le "j'espère" est un élément
évaluatif qui marque une certaine incertitude de la part de C, incertitude dont on trouve déjà
une indication dans le "normalement".
(17)
0395 C je sais pas\ mais ah – tous les vêtements tous\ {rire} normalement j'ai quelqu'un qui 0396 vient demain pour réparer mais\ j'espère\
0397 D c'était pas juste avant de partir/ j'espère\
0398 C non c'était en plein milieu d'après c'était vers: - quatre heures et quart\