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La toilette comme soin relationnel au cœur de l’activité

5.3 Donner un sens professionnel à l’activité

5.3.2 La toilette comme soin relationnel au cœur de l’activité

Une première façon d’adopter le cadre de référence consiste à transformer la toilette en un soin indispensable :

Finalement la toilette... c’est un soin qu’on appréhende quand même, parce

34. ↑Dans la première partie de son ouvrage, Christelle Avril montre comment cette activité s’est pro-gressivement structurée entre les années 1960 et 2000. Cette structuration s’est accompagnée de la création d’un diplôme de Certificat d’Aptitude aux Fonctions d’Aide à Domicile (CAFAD) en 1988, qui alliait un mandat social et un mandat sanitaire. Il est remplacé en 2002 par le Diplôme d’État d’Auxiliaire de Vie Sociale (DEAVS). Dans ce dernier, « l’aide à la toilette » fait partie des missions de l’auxiliaire de vie sociale qui devient une professionnelle polyvalente.

35. ↑C’est la seule des 23 étudiantes rencontrées qui nous tient ce discours dès la première année. Dans notre enquête, nous avons plus souvent observé et recueilli des discours négatifs à propos de la gériatrie en général et des Établissements pour Personnes Âgées Dépendantes [EHPAD] en particulier. Certaines cadres formatrices ou d’unité le déplorent d’ailleurs.

que tu rentres dans l’intimité de la personne. Tu rentres... c’est un soin très pudique. Et puis il faut que ça se passe bien une toilette. Parce que si ça se passe mal... t’es pas en relation avec la personne. C’est vraiment... un soin... ouais, franchement, je pense que c’est l’un des soins les plus importants en fait. Parce que c’est là où tu peux communiquer, où t’as une intimité, une certaine pudeur et... t’apprends plein de choses en fait, tu te... tu te confies.

(Marine, étudiante depuis un an et sept mois, promotion 2013-2016) La toilette devient alors un moment propice pour créer une relation privilégiée avec les patients. Pour les premières années, cette façon d’apprendre à mieux connaître les patients est une première façon de pouvoir réaliser la « prise en charge globale ». En effet, pour ces étudiantes la lecture des dossiers de soins et des dossiers médicaux est encore ardue. C’est ce que nous avons pu constater dans le service de rééducation :

Premier jour du stage des premières années, lors d’une pause les deux étudiantes se retrouvent seules à l’office et se racontent ce qu’elles ont vu. L’une d’elle a récupéré une « bulle » [document qui sert de support aux transmissions orales entre les équipes. Il récapitule les principales données concernant les patients, leurs caractéristiques et l’évolution de leur état de santé], elle explique : « il faudra que je reprenne tout ça ce soir, je ne comprends rien, c’est du chinois ! ». (Carnet de terrain, 10 mars) La toilette devient alors un outil indispensable aux étudiantes de première année pour apprendre à connaître leurs patients. C’est ainsi que les étudiantes peuvent donner du sens à cette tâche qui pourrait, sans cela s’avérer difficile. Parfois, lors des entretiens, l’activité elle-même est occultée. C’est le cas pour Agathe qui a travaillé principalement au contact de personnes âgées dépendantes pendant son premier stage. Pendant notre entretien, elle met en avant la « relation de soin » qu’elle a pu créer avec les patients. Dans ce cas, le sens donné à l’activité est assez proche du processus de retournement du stigmate, mis en évidence par Anne-Marie Arborio (Arborio 1995). Le « sale boulot », effectué par les étudiantes, devient une possibilité de construire une certaine proximité avec les patients.

Ce contact privilégié avec les patients peut devenir une source de reconnaissance pour les étudiantes, comme l’explique Noémie :

Je me souviens, par exemple, en EHPAD de mon premier patient. Le premier patient que j’ai pris en charge, ma première toilette et tout et, enfin. C’était un monsieur et il était adorable. Enfin adorable. Il parlait pas, enfin je me souviens de ça, j’en avais parlé avec mon équipe aussi. Il parlait pas et il était allongé dans son lit toute la journée. Et je lui faisais sa toilette. Et pour, ils m’avaient... l’équipe m’avait évalué sur la toilette, après, pour voir si je faisais bien. Et ce jour-là, ce monsieur s’est mis à chanter. Il était tout heureux, il se bougeait bien.

Enfin il se bougeait bien. Il était, en fait je sais pas s’il a ressenti, enfin voilà. Parce que pareil il était dément, donc c’était difficile. Mais voilà, j’ai ressenti qu’il voulait m’aider. Et voilà, ça m’avait fait chaud au cœur. Bah forcément ça t’apporte quelque chose. Et puis c’était mon premier patient, c’était sympa. (Noémie, étudiante en troisième année, promotion 2009-2012)

Noémie interprète le comportement du patient. Elle n’est pas sûre de ce qu’il a effec-tivement ressenti, mais elle considère qu’il était là pour l’aider. Le fait que les patients apportent de l’aide aux étudiantes peut sembler paradoxal. Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant que le patient ait ou non voulu aider Noémie, c’est qu’à travers la réalisation de la toilette, elle ait eu le sentiment de nouer une relation privilégiée avec lui. Dans les services où les patients restent relativement longtemps, le fait de pouvoir tisser un lien avec les malades est un attendu. C’est ce que nous explique Béthanie :

Je me rappelle en tant qu’élève, on avait des affinités avec les patients qu’on nous donnait sous notre responsabilité. Parce qu’on nous apprend à gérer un groupe de patients, au départ c’est deux, trois, quatre, enfin voilà. Et il y a des affinités qui se créent, parce que les gens « ah ben c’est ma petite élève qui s’occupe de moi », enfin il y a un petit quelque chose comme ça.

(Béthanie, infirmière tutrice en rééducation)

Comment parvenir à établir cette relation privilégiée ? La réponse à cette question n’est pas accessible, pas plus pour la chercheuse que pour les enquêtées elles-mêmes. Certains savoirs ne se transmettent pas, ils doivent être (re)découverts en situation (Stroobants 2008). Il en va ainsi de la construction d’une relation avec un patient. Les étudiantes peuvent effectivement apprendre lors de leurs cours en IFSI, que les pa-tients ont telles et telles caractéristiques ou qu’ils peuvent potentiellement avoir telles et telles réactions. Elles peuvent comprendre ce qui se joue et anticiper un comportement possible. Cependant, ce n’est véritablement que confrontées à la situation qu’elles pour-ront découvrir comment s’y prendre. C’est donc en situation que la possibilité d’entrer en relation s’éprouve. Pour autant, les étudiantes ne sont pas laissées totalement seules. Elles sont accompagnées par les soignantes des services. Ces dernières ne leur confient pas n’importe quels patients. Lors de nos observations dans un service de rééducation, nous avons pu assister aux discussions entourant le choix des patients pour les étudiantes de première année :

Dans l’office, à la fin de la pause-café du matin. C’est le deuxième jour de stage des étudiantes de première année. La cadre de santé leur a expliqué hier qu’elles

seraient toute la semaine avec les aides-soignantes36. Les aides-soignantes dis-cutent de la façon dont elles vont se répartir dans les différents secteurs. Se pose alors la question du choix des patients dont les étudiantes auront à s’oc-cuper. [...] Les étudiantes rappellent que la cadre de santé leur a demandé de prendre en charge un patient en « toilette complète » et un en « aide par-tielle ». Les aides-soignantes interrogent les infirmières à propos de ce choix. Ces dernières expliquent qu’elles n’y ont pas réfléchi et quittent rapidement l’of-fice. Une aide-soignante se plaint « c’est pas à nous de choisir ! » Sa collègue lui répond « pourquoi, t’es pas capable ? ». La première : « si mais bon... ». Les aides-soignantes entament alors un débat sur le choix des patients. [...] Le choix se porte sur des patients « pas trop difficiles », qui ont « un bon carac-tère ». Une patiente est éliminée parce qu’elle est opposante aux soins. [Elle griffe régulièrement les soignantes durant les soins.] Un premier choix est ar-rêté. Mais finalement une des aides-soignantes fait remarquer « Mme G. elle est pas très intéressante au niveau infirmier37... il vaudrait mieux Mr. Ga. ». Les aides-soignantes semblent toutes d’accord. Elles précisent qu’elles feront valider ces choix par les infirmières et la cadre de santé.

(Carnet de terrain, 12 mars)

Certains patients sont ainsi écartés, principalement ceux qui peuvent être violents, physiquement ou verbalement, envers les soignantes. Cela ne signifie pas que le contact avec les autres patients sera nécessairement un contact « facile ». Tout l’enjeu de ce choix, c’est de trouver des patients qui seront suffisamment « intéressants » pour que les étu-diantes puissent progresser. Il s’agit de placer les étuétu-diantes face à des épreuves qu’elles devront surmonter. Il faut toutefois s’assurer que ces difficultés soient raisonnables. Dans le cas présent, des patients totalement opposants aux soins ne conviennent pas pour des étudiantes de première année. Ensuite, c’est à l’étudiante de trouver comment créer une relation avec le ou la patient.e et comment l’entretenir dans un cadre professionnel. Ce qui permet de rester dans ce cadre professionnel, c’est de trouver quelle « distance » adopter avec les patients. Si l’étudiante est trop distante, le travail ne pourra pas être correctement réalisé au sens où l’entendent les professionnelles. Si l’étudiante est trop proche, elle court le risque d’être assimilée à un membre de la famille et donc renvoyé dans la sphère profane. Entre ces deux extrêmes, une multitude de façons sont possibles. Les professionnelles pro-posent aux étudiantes des situations qui les mettent face à des difficultés. Ce qui rend les

36. ↑Dans ce service, la partition entre les tâches des aides-soignantes et celles des infirmières est très marquée. Ce qui n’est pas toujours le cas. Nous avons pu observer des tensions assez prononcées entre les deux équipes paramédicales, sans pour autant vraiment comprendre ce qui pouvait en être la cause. Là n’était pas notre objet.

37. ↑Mme G. est une patiente qui, selon les soignantes, n’a plus grand chose à faire dans le service. Elle s’est faite opérer du genou il y a plusieurs mois mais, atteinte d’obésité, elle ne peut pas rentrer chez elle sans de nombreux aménagements de son domicile. Il semble que sa situation familiale et économique soit compliquée et que ces aménagements aient pris beaucoup plus de temps que prévu.

étudiantes compétentes, c’est le fait de surmonter ces épreuves. Elles doivent alors trans-former l’activité problématique en une ressource et pour cela elles modifient sa signification. Ce faisant elles apprennent progressivement à devenir des infirmières (Stroobants 1993, pp. 310-315).