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Les infirmières : un personnel soignant

2.3 Les cadres de santé et les infirmières « de terrain »

1.1.1 Les infirmières : un personnel soignant

Une première série de changements concerne directement le domaine médical. Le XIXe

siècle est marqué par les avancées de la médecine en termes techniques et technologiques2, en termes de connaissances scientifiques, mais aussi en termes cliniques (Léonard 1984). La principale transformation du domaine médical reste connue sous le nom de « révolution pasteurienne ». La découverte de l’existence des bactéries et son corollaire, l’importance de l’asepsie, bouleverse les conceptions de la maladie et de la contagion. Avant ces découvertes, les hôpitaux sont des lieux de transmissions des maladies contagieuses et des infections. C’est, entre autres, pour cela que les plus riches ne s’y font pas soigner. Toutefois, pour comprendre les changements qui ont lieu dans la répartition des activités qui existent entre les professionnels, il ne suffit pas de constater l’apparition de nouvelles activités. Il faut comprendre les rapports qui existent entre les différents groupes professionnels. Aussi, un détour par l’organisation de la médecine à cette époque s’impose. Nous considérons en effet que les professions forment un « système » au sein duquel la transformation d’un groupe affecte l’équilibre de l’ensemble du système (Abbott 1988). Ces avancées sont portées

2. ↑Les activités de soin sont entendues ici comme distinctes des activités médicales. Lorsqu’elles sont réalisées à domicile, elles concernent une partie restreinte de la population, majoritairement citadine et ayant les moyens de louer les services d’un praticien.

par les docteurs en médecine, qui ne sont, à l’époque, pas les seuls à exercer ces activités. Bien qu’ils soient détenteurs de savoirs nouveaux, ils font face à la concurrence d’autres groupes, contre lesquels ils vont réussir à s’imposer (Gadéa, Grelon 2009). Les docteurs en médecine vont progressivement écarter de l’exercice légitime de la médecine à la fois les praticiens plus empiristes – tels que les rebouteux, les sorciers ou les guérisseurs qui exercent principalement dans les campagnes –, mais aussi les officiers de santé civils. Ces derniers dont le grade est acté dans la loi en 18033, subissent des attaques de plus en plus coordonnées de la part des docteurs en médecine. Ceux-ci s’organisent progressivement via des syndicats de médecins et obtiennent le monopole de leur activité en 1892. La loi « dite » Chevandier, du 30 novembre 1892, supprime le grade d’officier de santé. L’exercice illégal de la médecine devient un délit. Ce monopole d’exercice, accordé par l’État, vient renforcer la position dominante du corps médical dans le monde du soin4. Les médecins vont alors engager l’éviction des religieuses, au motif qu’elles ne sont pas disposées à accepter leurs directives. Elles refusent, par exemple, de réaliser les vaccins. Ainsi, là où les religieuses pouvaient refuser de pratiquer un soin, les infirmières « doi[vent] s’habituer à tout voir, à tout faire ; le corps du patient doit devenir pour elle[s], comme pour le médecin, un simple objet, et toute sensibilité personnelle doit être tenue en bride » (Knibiehler 1984, p. 59). Pour s’assurer de travailler avec des soignantes qui ne remettent pas en cause leur position dominante récemment acquise, les médecins vont alors alléguer de la nécessité de disposer de personnel formé aux nouvelles techniques, afin d’assurer le bon déroulement des soins. Le respect des règles d’hygiène et d’asepsie, et son corollaire, le nécessaire besoin de formation aux nouvelles techniques, sont alors de puissants arguments.

Ces prétextes n’auraient pas eu nécessairement autant de poids si le contexte politique de l’époque n’avait pas été aussi favorable à l’éviction des religieuses. La fin du XIXesiècle voit la naissance de la IIIe République. Ce gouvernement politique – qui fera voter la loi sur la séparation des Églises et de l’État en 1905 – pose l’anticléricalisme comme base de son idéologie républicaine5. Il va ainsi peu à peu remplacer le principe de la charité

3. ↑La loi du 10 mars 1803 instaure pour la première fois en France la notion « d’exercice illégal de la médecine ». Les seuls autorisés légalement à pratiquer la médecine sont les praticiens diplômés de la faculté avant la Révolution de 1789, et les diplômés de deux nouveaux grades : les docteurs en médecine et les officiers de santé ( Gadéa, Grelon 2009 , ibid. p. 122)

4. ↑Le corps médical, comme les autres groupes professionnels, ne constitue pas une entité homogène. Cependant, pour rendre l’exposé plus lisible, nous avons choisi de nous centrer dans cette partie sur les frontières entre les groupes professionnels.

5. ↑Les rapports entre les savoirs médicaux et les principes religieux sont complexes. Pour se faire une idée de ces rapports à la fin du XIXesiècle, le lecteur pourra se reporter à la recherche réalisée par Laetitia Ogorzelec à propos de la place de la médecine dans la reconnaissance des miracles ( Ogorzelec 2014 ).

chrétienne par un principe de solidarité nationale. Ainsi, la loi de 1893, relative à l’assis-tance médicale gratuite, assure l’ouverture d’un droit aux soins pour les malades privés de ressources. Dans ce contexte, les religieuses ne sont plus les bienvenues dans le cadre des soins aux malades. Elles vont notamment être soupçonnées de prosélytisme. Pour les pouvoirs publics, disposer d’un personnel dûment formé représente un autre avantage : les infirmières sont amenées à jouer, dans les activités de soin, le rôle des « Hussards Noirs » de la République dans le contexte scolaire6. Il s’agit d’incarner la présence de l’État « auprès de tous les Français, même les plus démunis, et par là de maintenir la cohésion nationale indispensable à la vie de la Nation. » (Senotier 1992, p. 28). L’activité de soin prend alors l’importance d’un service public. Le monde politique détermine donc un objectif à atteindre : des soins de qualité doivent être dispensés à l’ensemble des Français. Toutefois, les religieuses ne se laissent pas facilement exclure de ces activités dans lesquelles elles occu-pent des positions dominantes. Elles vont proposer une définition concurrente de ce qui fait la qualité de ces soins. Si la laïcisation du personnel des hôpitaux de l’Assistance Publique est effective dès 1908, les religieuses restent bien implantées dans certains établissements, tout particulièrement dans les territoires ruraux ou encore dans certaines grandes villes, comme à Lyon. Les religieuses – aussi appelées « Cornettes » en raison de la forme de leur coiffe – font valoir leur dévouement extrême à leur tâche, exempt de toute considération matérielle ou financière. Elles entretiennent également les doutes émis à l’égard des laïques nouvellement formées, en s’appuyant sur la mauvaise réputation des personnels laïcs déjà présents. Les infirmières laïques sont notamment accusées d’abandonner les malades en cas de danger (LeRoux-Hugon 1987). Les discours critiques envers les laïques sont parfois virulents, comme le rapporte Yvonne Kniebiehler : « Salariée, la laïque ne peut être que vénale et cupide, c’est une « mercenaire », tout à fait incapable de montrer des qualités de cœur. Comme les soignantes de son sexe qui ne sont pas consacrées, elle est immorale, sans pudeur vis-à-vis des malades » (Knibiehler 1984, pp. 45-46). Les médecins et les représentants de l’État vont contrer ce discours en prônant de la nécessité de former le per-sonnel soignant aux nouvelles techniques, indispensables au travail de soin dont les bases sont à présent scientifiques. Les religieuses, qui veulent défendre leur place aux sein des hôpitaux, se rendront à cet argument en se formant et en obtenant des diplômes, parfois

6. ↑« Hussards Noirs » est le nom donné aux instituteurs publics sous la III e République. Dans la période troublée de l’époque, il s’agit pour les réformateurs – dont le plus célèbre reste Jules Ferry – de faire de l’École publique une institution garante des principes de laïcité et de démocratie, en les ancrant dans l’esprit des plus jeunes.

plus que les infirmières des hôpitaux parisiens (Féroni 1994).

En 1902, une circulaire du Premier ministre, Émile Combes, rappelle aux préfets l’obli-gation d’ouvrir des écoles d’infirmières dans chaque ville, pour assurer le droit à des soins de qualité. C’est le premier texte qui reconnaît officiellement le rôle de l’infirmière :

L’instruction des infirmières n’est pas moins exigible que la salubrité des locaux [. . . ]. Il s’agit de préparer les élèves à une véritable carrière, car l’infirmière telle qu’on doit la concevoir est absolument différente de la servante employée aux gros ouvrages de cuisine, de nettoyage, etc. Elle est réservée aux soins directs des malades. [. . . ] C’est la collaboratrice disciplinée, mais intelligente, du médecin et du chirurgien ; en dehors de sa dignité personnelle qu’il est essentiel de sauvegarder, elle doit éprouver une légitime fierté d’un état que relèvent à la fois son caractère philanthropique et son caractère scientifique.

(Circulaire n°7083 du 28 octobre 1902)

Cette circulaire rend visibles plusieurs points importants pour l’organisation de l’ac-tivité de soin. D’une part, elle entérine, comme le souhaitaient les médecins, la position subordonnée des infirmières vis-à-vis d’eux. D’autre part, cette circulaire différencie l’ac-tivité de soin réalisée auprès des malades – celle de l’infirmière – des acl’ac-tivités « servantes » qui ne sont pas effectuées directement au contact des malades. Cette division permet de sortir les activités réalisées par les infirmières d’un domaine qui relèverait uniquement de la sphère domestique en leur conférant un certain prestige. L’infirmière ne fait pas partie des personnels servants, elle fait partie des personnels soignants. Arrêtons-nous un instant sur l’usage du féminin « infirmière » dans cette circulaire. Si, aujourd’hui, dans les textes universitaires, l’emploi du féminin pour désigner cette catégorie de professionnels est très souvent justifié par une réalité démographique, il n’en va pas de même dans les textes officiels qui utilisent à la fois les termes « infirmier » et « infirmière »7. La dénomination officielle de la catégorie semble être un indicateur de la conception de la catégorie par les représentants institutionnels. Ainsi il n’est pas anodin que seul le féminin soit utilisé dans cette circulaire. Le ministre conclut d’ailleurs la circulaire comme suit :

C’est une œuvre d’avenir que je vous invite à entreprendre dont les derniers termes seraient d’une part un service public convenablement outillé, d’autre part un débouché ouvert aux activités féminines sur le terrain où elles peuvent se déployer le plus utilement.

(Circulaire n°7083 du 28 octobre 1902)

7. ↑Ainsi, dans le code de la santé publique, le paragraphe portant sur la profession est intitulé « Titre Ier : Profession d’infirmier ou d’infirmière ». Tous les articles contiennent systématiquement les deux termes.

Au début du XXesiècle, l’infirmière idéale est définie – par les médecins et les représen-tants de l’État - comme une femme capable d’appliquer les principes hygiénistes. Elle doit offrir « sans habit monacal, toutes les qualités de douceur et de dévouement de son sexe » (Knibiehler 1984, p. 45). Le dévouement est pensé, non plus en référence au service de Dieu, mais au service du médecin. Les rares hommes qui subsistent dans les établissements sont rapidement cantonnés soit à certains postes – comme les soins aux aliénés, qui à cette époque relèvent plus de la détention que véritablement du soin – ou dans certaines tâches spécifiques – comme les tâches de maintenance et de gros œuvre au sein des établissements – qui ne nécessitent pas d’être au contact direct des malades. Ainsi la distinction entre personnel soignant et personnel servant se résume-t-elle, en partie8, à une différenciation genrée. L’infirmière est donc avant tout définie comme une femme, et pas n’importe laquelle, parmi les stéréotypes féminins existants. Il s’agit d’une figure dévouée et maternelle. Cette figure s’impose aussi bien en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis (Strauss 1966). L’infirmière ne doit faire preuve ni d’initiative, ni d’indépendance, sous peine de nuire au bon déroulement de l’activité de soin (LeRoux-Hugon 1987). Cette idéologie profession-nelle est diffusée à travers les revues médicales, mais aussi par les manuels des formations infirmières, bien souvent écrits par des médecins.

La catégorie « infirmière », dont la reconnaissance est actée par l’État, se structure donc autour des tâches de soins réalisées directement auprès des malades. La dénomina-tion « infirmière » devrait s’appliquer désormais au personnel soignant exclusivement. Les autres tâches nécessaires au fonctionnement des établissements étant prises en charge par le personnel servant. Pour des raisons différentes, les médecins comme les religieuses s’ac-cordent sur cette dimension qui permet de conférer plus de prestige aux « infirmières ». Cependant, le faisceau de tâches des infirmières recouvre un champ très étendu : qui va des tâches d’entretien des corps – laver les malades, leur donner à manger, les aider à se déplacer – jusqu’aux tâches de surveillance et d’encadrement. Les médecins réussissent à faire reconnaître à l’État la nécessité de former les infirmières. Toutefois, la forme et le contenu de cette formation ne sont pas fixés. L’opposition se cristallise sur la question de la « moralité » des infirmières, question au moins aussi essentielle que celle de la forma-tion pratique et théorique. Elle sera pour longtemps au cœur des débats qui animent la structuration de cette nouvelle catégorie. Au début du XXesiècle, cette question recouvre en partie celle du recrutement social de cette nouvelle catégorie de personnel. Elle va faire

8. ↑Les femmes restent majoritaires, y compris parmi les personnels servants. Les postes d’infirmière sont réservés aux femmes.

l’objet de définitions concurrentes.