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Le choc de la réalité

5.2 Apprentissage initiatique

5.2.1 Le choc de la réalité

Les premiers apprentissages « concrets » concernent les « soins de confort et de bien être »17. Cette catégorie de soins comprend toutes les activités d’assistance aux personnes dans la réalisation d’activités quotidiennes (repas, déplacement et installation, entretien de l’environnement, etc). Les étudiantes y sont formées à l’IFSI lors des travaux pratiques. Elles apprennent par exemple à « savoir faire le lit au carré »18, ou bien « les sept étapes du lavage de mains »19. Ces travaux pratiques concernent également la réalisation de la toilette. Les étudiantes sont alors sensibilisées au fait qu’une toilette se réalise selon un certain schéma, « du plus propre au plus sale »20. Dans cette définition le propre correspond aux parties les plus exposées dans la vie de tous les jours – le visage et les mains – et les plus sales étant les parties les moins exposées, les plus intimes – les parties génitales qui correspondent à « la petite toilette ». Ainsi, les apprentissages à l’IFSI fournissent aux étudiantes une représentation du corps particulière. Cette dimension symbolique de l’activité s’accompagne d’une sensibilisation des étudiantes aux règles de bonne pratique (Thouvenin 2004, p. 40)21. Lors de ces séances, les étapes nécessaires à la réalisation de la toilette sont expliquées. Elles tiennent compte du respect des règles d’hygiène et de la pudeur des patients. Toutes les étudiantes sont présentes à ces travaux pratiques, dans la mesure où ils font partie des cours obligatoires, mais toutes ne pratiquent pas nécessairement :

Par exemple pour la toilette on avait un mannequin dans le lit et puis ben on s’est appris dessus en fait. Donc, petit inconvénient, on est une vingtaine par groupe et il y en a deux ou trois qui passent dans l’heure, donc les autres regardent. Mais bon regarder c’est pas savoir faire. Donc après on a les notions et puis quand on arrive en stage ben on met en pratique.

(Fabien, étudiant depuis trois mois et demi, promotion 2012-2015)

17. ↑Unité d’enseignement 4.1. relative à la Compétence n °3 « Accompagner une personne dans la réali-sation de ses soins quotidiens » (Référentiel de formation, Annexe 3 de l’arrêté du 31 juillet 2009). Cette compétence – qui regroupe des enseignements théoriques mais surtout des stages pratiques – doit être validée pour que les étudiantes soient autorisées à passer en deuxième année. Cette contrainte pourrait, en partie, expliquer la prédominance des premiers stages de première année réalisés auprès de populations dépendantes. En effet, 16 étudiantes sur les 22 que nous avons rencontrées ont réalisé ce premier stage auprès de cette catégorie de patients.

18. ↑Aurore, étudiante depuis six mois, promotion 2012-2015. 19. ↑Louis, étudiant depuis cinq mois et demi, promotion 2012-2015. 20. ↑Arnaud, étudiant depuis six mois, promotion 2012-2015.

21. ↑Pascale Thouvenin a réalisé ses observations avant la mise en place du référentiel de 2009. Le programme qui régit la formation est donné par l’arrêté du 23 mars 1992. Cependant, sur ce point le nouveau référentiel ne semble pas avoir transformé la « philosophie » des enseignements.

Sauf que cette mise en pratique n’a rien d’évident. Si les techniques – les notions d’hygiène et de pudeur en ce qui concerne les toilettes – sont enseignées à l’IFSI, elles ne préparent pas les étudiantes à la réalité de l’activité auprès des patients. Ces travaux, dits de « simulation », portent bien leur nom si l’on en croit cette cadre formatrice :

En travaux pratiques, ça reste théorique parce que il y a pas un... un patient, quelqu’un qu’on soigne etc. Ça reste un exercice quoi.

(Laure, cadre formatrice, IFSI de Voulin)

C’est donc à travers leurs stages que les étudiantes vont pouvoir être « au pied du lit du malade. [Elles] apprennent vraiment leur métier »22. Le premier stage débute quelques semaines après la rentrée scolaire23. C’est à travers lui que les étudiantes vont, pour la première fois, être plongées dans leur futur univers de travail. D’après nos enquêtées – étudiantes et cadres formatrices – cette première expérience n’est pas évidente. La con-frontation avec la réalité du travail entraîne la perception d’un décalage entre activité imaginée par les nouvelles étudiantes et réalité professionnelle :

Première année, premier stage, de cinq semaines, très dur. Je m’attendais, j’avais pas du tout appréhendé ça en fait. Donc j’y allais un peu naïvement et un peu surtout... de façon idéaliste.

(Catherine, étudiante en arrêt de formation en troisième année24, promotion 2010-2013)

Catherine décrit un état « d’innocence initiale » dont elle fait preuve au début de sa formation (Davis 1968, p. 242). Si le cadre de référence sensibilise aux dimensions du « prendre soin », c’est la confrontation avec la réalité du soin, qui révèle l’ampleur du décalage :

Mon premier stage, le premier jour, oh je me rappellerai aussi, ça c’est des choses qu’on oublie pas. On m’a montré une toilette sur un patient parkin-sonien, gastrostomie25 en plus enfin... vraiment... un IMC [Indice de Masse

22. ↑Élodie, cadre formatrice, IFSI de Voulin.

23. ↑Ce premier stage, d’une durée de cinq semaines, a lieu durant le premier semestre de formation, avant les vacances de fin d’année. La plage calendaire sur laquelle il se déroule est mouvante en fonction des années et des IFSI qui sont relativement libres concernant leur organisation. A titre d’exemple, en 2012 sur notre terrain, ce stage a eu lieu au bout de sept semaines de formation.

24. ↑Cette interruption n’a pas de lien avec la réalisation des soins de nursing. Cette première expérience a été difficile, comme elle l’est pour toutes les étudiantes, mais Catherine a finalement surmonté ce premier choc. Elle est d’ailleurs aide-soignante au moment où nous la rencontrons.

25. ↑Intervention chirurgicale qui consiste à pratiquer une incision dans la paroi de l’abdomen et à créer un orifice pour accéder à l’estomac. Elle sert à alimenter le patient, grâce à une sonde, directement dans l’estomac.

Corporelle] mais je pense inférieure à dix-sept26, voilà. Il était maigre la peau sur les os, tout recroquevillé, tout tendu. On pouvait même pas tirer ses bras ou ses jambes, tellement qu’il était crispé en fait. Et il avait des selles au large, ça sentait vraiment pas bon. Et je me suis dit... « C’est quoi ça ? Je vais faire ça ? » Enfin, ça surprend quand même quand on n’a pas l’habitude. Enfin, c’était la première fois que je voyais quelqu’un... enfin de nu comme ça. Un inconnu nu, comme ça. Je me suis dit « wah... wahhhh ». Je me suis dit « oh nan c’est pas possible, c’est pas le métier que je me suis fait l’idée, c’est pas ça que je veux faire. Nan. »

(Marine, étudiante depuis un an et sept mois, promotion 2013-2016) Les toilettes constituent le soin le plus marquant des débuts de la formation. Cette confrontation avec le corps des patients est exprimée dans le même registre – celui d’une difficulté – par l’ensemble des étudiantes. Ce premier contact avec l’activité fait partie de ce que Fred Davis nomme le « choc de la réalité » (Dubar 2005, p. 141). Selon l’auteur, ce choc est ressenti parce qu’il existe un décalage entre une conception profane de l’activité et sa réalité. Nous ajoutons que lors de ces premières expériences, ce choc est ressenti comme quelque chose de violent. Ces tâches mettent les étudiantes en contact avec la souillure des corps et les amènent à enfreindre l’intimité des personnes. Ces tâches, « socialement dévalorisées, universellement reconnues comme dégradantes », constituent un « sale boulot absolu » (Arborio 2012b, p. 123). Pendant leur stage, les étudiantes réalisent que le métier n’est pas conforme à l’image qu’elles en avaient, qu’il comporte également des as-pects moins valorisants. A l’image de Marine, les étudiantes donnent alors à entendre que cette confrontation les amène à se questionner sur leur envie de poursuivre dans cette voie. Est-ce bien le métier qu’elles souhaitent exercer ? Comme pour les étudiantes étudiées par Fred Davis, la confrontation avec l’activité fait vaciller leurs certitudes sur le métier et en-traîne un questionnement quant à la poursuite de la formation (Davis 1968, pp. 242-243). C’est à ce moment de leur formation que certaines étudiantes peuvent décider d’abandonner leur projet de formation. C’est ce qui est arrivé à Annick. À un peu plus de 40 ans, Annick est secrétaire médicale à l’hôpital psychiatrique de Voulin. Elle profite d’une politique de formation de l’établissement, qui propose à ses personnels le financement d’un projet de formation, pour préparer le concours d’infirmière avec le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED). Annick intègre l’IFSI de Voulin en 2012 :

J’ai obtenu le concours IFSI, et puis j’ai commencé et je me suis arrêtée... J’ai commencé en septembre, je me suis arrêtée en décembre. Donc ça a été assez

26. ↑L’IMC est un indicateur reconnu par l’OMS. Il est calculé en divisant le poids (en kilogrammes) par le carré de la taille (en mètres). Il considéré comme normal lorsqu’il est compris entre 18,5 et 24,9. En dessous, le patient est considéré comme dénutri, au-dessus il est considéré comme en surpoids, voire obèse.

court. Après... ben les raisons... les raisons... elles sont multifactorielles en fait. Déjà parce que j’ai peut-être pensé plus... à la prise en charge... plutôt morale que physique, du patient. [...] le premier stage c’est surtout des soins d’aides-soignantes, qui sont très difficiles. C’est très difficile. En plus j’étais dans un service de rééducation fonctionnelle, donc il y avait beaucoup de personnes qui avaient des... des handicaps neurologiques et puis physiques. Alors c’est très compliqué de... moi j’avais très peur de mobiliser ces gens, qui étaient paralysés des fois d’un côté.

(Annick, étudiante en arrêt de formation en première année, promotion 2012-2015)

Pour Annick, le choc est trop violent. Si ce n’est pas la seule raison qui l’emmène à arrêter sa formation, c’est la première qu’elle évoque. Nous ne prétendons pas que le fait de devoir réaliser des toilettes soit la seule raison pour laquelle les étudiantes souhaitent interrompre leur formation. Le décalage entre une conception profane et une conception institutionnelle de l’activité peut être éprouvée à d’autres niveaux, nous y reviendrons. Cependant, accepter de réaliser cette activité fait partie des conditions nécessaires pour poursuivre. La violence de cette première confrontation et le choc ressenti permettraient d’expliquer une partie des abandons mis en évidence par Rémi Marquier. Il note que, en France, « pour l’année 2004, on peut estimer [les abandons en cours d’étude] à 1 757 étudi-ants entre la première et la deuxième année (soit 6,2 % d’abandons) » (Marquier 2006, p. 22)27.

Ce stage, qui met les étudiantes en contact avec la souillure, peut être considéré comme l’un des éléments d’un rite d’initiation (Van Gennep 1981). Soumettre les étudiantes à cette épreuve a pour but de les séparer de leur milieu antérieur et de les socialiser à leur nouvel horizon professionnel. Si elles surmontent l’épreuve, elles seront durablement séparées des profanes, comme nous l’explique Noémie :

C’est la première fois, bah je te disais, que tu vois quelqu’un de nu. Le plus dur c’est la toilette intime, forcément... C’est, c’est de, de te retrouver face à quelqu’un, que t’as jamais, enfin voilà. T’as jamais nettoyé quelqu’un, c’est difficile. Et les odeurs. Les odeurs c’est difficile. T’oses pas... toucher, donc voilà. Et puis après tu t’y fais, et puis maintenant voilà tu nettoies, bah tu nettoies. Mais beaucoup de personnes dans mon entourage me disent « quoi ? Mais comment tu fais pour changer les gens tout le temps et tout ? » « Ben ça ne fait rien. Je me suis habituée ».

(Noémie, étudiante depuis deux ans et six mois, promotion 2010-2013)

27. ↑Une étude plus localisée sur les abandons en Île-de-France fait état de difficultés de ce type. (Estryn-Behar et al. 2010)

Ce qui rend l’activité difficile, c’est l’acquisition de « savoirs coupables » (Hughes 1996, p. 101). Ces savoirs concernent le corps de l’individu. Il s’agit d’une con-naissance intime au sens de ce qui est privé et qui est généralement tenu caché des autres. Les « corps à corps » avec les patients (Vega 1997), le contact avec les odeurs et les sécrétions de ces corps, font en temps normal l’objet de tabous. Cela suppose un travail émotionnel, notamment parce que les étudiantes ne doivent pas montrer leur dégoût devant ces tâches. Ainsi, prendre l’habitude, c’est avoir opéré la conversion identitaire dont parle Everett Hughes et être passé « de l’autre côté du miroir » (Hughes 1958, p. 119). Les savoirs coupables ne sont lourds à porter que pour les profanes. Ils constituent un aspect normal du travail des professionnels. Ces derniers ont pu donner un sens positif à leur ac-tivité. C’est ce qui la rend supportable. Le premier stage permet de séparer les étudiantes qui sont appelées à devenir des professionnelles – et donc à entrer dans la sphère du sacré – des étudiantes qui ne le deviendront pas et qui, comme Annick, retournent dans le monde profane (Durkheim 1960, p. 50 et suivantes). Une fois le choc surmonté – une fois que l’on s’est « habitué » – cette particularité est intégrée. Elle n’est plus questionnée par les étudiantes. Ces dernières ont intégré le cadre de référence proposé par l’IFSI. Cela devient normal, à la fois dans la perception que les étudiantes ont d’elles-mêmes, mais aussi dans la perception que les autres – patients, infirmières, aides-soignantes ou encore cadres de santé – ont d’elles. C’est un indice d’une transformation identitaire en cours : les étudiantes ne sont plus des profanes.

Toutefois cette initiation est particulière dans la mesure où elle porte sur des activités qui seront déléguées aux aides-soignantes.