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Jugement en interaction

4.2 Les cadres formatrices garantes du recrutement des futures étudiantes

4.2.2 Jugement en interaction

Lors des délibérations, la cadre formatrice, la cadre d’unité et le psychologue, membres du jury, doivent parvenir à se mettre d’accord sur le cas d’une candidate en particulier. Interrogés à propos de leur rôle dans l’évaluation des candidates, les membres du jury nous ont décrit, à plusieurs reprises, une division du travail très clairement établie. A la cadre

formatrice reviendrait la tâche d’évaluer si la candidate possède les capacités pour devenir étudiante ; la cadre d’unité projetterait la candidate en tant que membre d’une équipe ; enfin le psychologue serait chargé de repérer d’éventuels troubles de la personnalité qui nuiraient au bon déroulement de la formation ou encore au bon exercice de la profes-sion31. Pour autant, ces domaines d’évaluations spécifiques ne sont pas aussi stricts dans la pratique. Les membres du jury peuvent être amenés à donner leur avis sur des domaines qui ne relèvent pas du champ de compétence qu’ils définissent eux-mêmes a priori. Les cadres formatrices peuvent se prononcer sur la capacité d’une candidate à intégrer un col-lectif. Par exemple, à propos d’une candidate qui envisage de devenir, à terme, infirmière anesthésiste :

Cadre Formatrice « Elle peut nous les mater, les anesth [médecins anesthé-sistes], ça leur fera pas de mal. »

(Notes de terrain, Pantun, C5 jury 2) Nous ne disons pas que cette évaluation seule suffit à être recrutée. Ce qui nous intéresse, c’est l’évaluation positive de la capacité de la candidate à s’intégrer dans un collectif de travail particulier, réalisée par la cadre formatrice. Elle n’émet donc pas uniquement un avis sur la capacité de l’étudiante à intégrer la formation. De même, les psychologues peuvent s’exprimer sur l’aptitude des candidats à suivre la formation :

Psychologue « Elle a des capacités de réflexion, elle ne fera pas n’importe quoi. » (Notes de terrain, Pantun, C2 jury 2) Nous pourrions multiplier les extraits de délibération pour montrer qu’il n’y a pas de divisions strictes entre les membres du jury dans le travail de recrutement. D’ailleurs, les documents qui servent de barème à l’évaluation – la « grille d’évaluation » ou « l’outil d’aide à la décision » – sont les mêmes pour les trois membres du jury. Chacun des profes-sionnels formule donc un jugement sur la candidature dans sa totalité et non sur un aspect seulement. Pour parvenir à un accord, il n’est pas nécessaire que l’ensemble des membres du jury évalue exactement les indices fournis par la candidate de la même manière. Il suffit qu’il n’y ait pas de contradiction entre les membres. La décision s’élabore à partir des avis des trois membres du jury qui ne sont pas nécessairement d’accord au départ. Par exemple, une candidate explique lors de l’oral qu’elle a été « touchée » par le décès de

31. ↑Contrairement au concours de recrutement des gardiens de la paix ( Gautier 2013 ), ici les psy-chologues ne disposent pas de tests psychométriques à analyser. Ils fondent leur jugement sur ce qu’ils perçoivent du candidat lors de sa prestation orale et dans ses réponses aux questions.

certains patients, lors d’un stage réalisé dans un service de médecine. Elle précise « j’ai vu que j’avais pas mal d’émotivité, il faut encore que je travaille dessus. »1. Elle explique son échec à l’oral, l’année passée, en disant que le sujet portait sur le décès, alors qu’elle venait de perdre son grand-père et sa cousine. Elle explique qu’elle a depuis été voir un psychologue « pour mieux pouvoir m’exprimer autour de la mort, sans pleurer ». De plus, lors de l’exposé de ses motivations, elle met en avant la naissance de sa sœur prématurée lorsqu’elle avait neuf ans. C’est comme cela qu’elle a rencontré la profession d’infirmière. Lors de la discussion la cadre formatrice lui demandera :

Cadre Formatrice [CF] « vous avez déjà une idée de ce que vous voulez faire plus tard ? »

Candidate 4 [C4] « je sais que je ne veux pas travailler en pédiatrie ni à la maternité, je voudrais éviter les bébés malades ou les décès d’enfants. » Psychologue [P] « j’ai du mal à comprendre, c’est quand même le point de départ de votre vocation mais par la suite vous ne voulez pas y travailler ? » C4 « ma sœur s’en est sortie vivante, mais il y a beaucoup de maladies et de souffrances dans ces services. »

P « si vous voulez vous tourner vers l’humain il y a d’autres professions où on est moins confronté à la souffrance. »

Lors de la délibération le psychologue reviendra dès le début de la discussion sur cet aspect :

P « Elle est fragile. »

Cadre d’unité [CU] « Moi non plus j’aurai jamais pu soigner les enfants. » P « Elle est sincère mais je me questionne sur ses contradictions. »

CF « Elle est honnête, elle a fait un travail sur elle pour pouvoir se présenter. Elle est allée voir pourquoi elle avait échoué. Moi j’hésite pas. »

CU « Elle s’est donnée les moyens pour se faire aider. »

P « Sa démarche est bien, mais elle sera confrontée à la souffrance toute sa vie. »

CF « Son honnêteté lui fera dire j’arrête la formation. » [...]

P « Je mettrai une petite réserve quand même. Elle est capable de rebondir. Ça peut être délétère si... mais je lui laisserai sa chance parce qu’elle est capable de le faire. C’est votre expérience qui prime. »

CF « Elle n’ira pas forcément jusqu’au bout mais elle a mis en place des choses pour être aidée. Elle sait qu’il y a des solutions par rapport à son émotivité. » [...]

P « Je me range à votre avis, je suis dans l’incertitude. Faites selon votre expérience des autres étudiant[e]s. »

Au terme de la délibération, la candidate sera finalement admise avec une note de 12 pour l’épreuve orale. Elle est donc jugée apte à entrer en formation.

La psychologue accepte finalement les arguments de la cadre formatrice et de la cadre d’unité en reconnaissant leur « expérience ». C’est parce qu’elles travaillent avec des étu-diantes à l’IFSI ou en stage, que les cadres sont plus aptes à évaluer les candidates. « Le jugement sur les compétences des candidats est soutenu par les compétences des recru-teurs » (Eymard-Duvernay, Marchal 1997, p. 119). Ce ne sont pas les psychologues – y compris lorsqu’ils s’expriment sur leur propre champ d’expertise – qui établissent qui est apte ou non à entrer en formation. Lorsque les psychologues sortent de leur rôle – en voulant définir sans l’aval des professionnels si le candidat convient ou non – les cadres de santé leur rappellent la règle de façon plus ou moins brutale. Ainsi, pendant une session, alors que la cadre formatrice émet un avis nettement défavorable sur une candidature, le psychologue tente de faire valoir que ce projet est crédible et qu’elle « parle en termes de valeurs humaines ». Il sera alors assez brutalement contredit par la cadre formatrice qui mettra un terme à cette partie de la discussion en répondant « j’ai pas entendu ça »32. La discussion se poursuit au-delà de cet échange, la cadre formatrice obtiendra gain de cause. Il s’établit donc un « consensus temporaire » qui « n’implique pas tant que l’on s’accorde sur le réel que sur la question de savoir qui est en droit de parler sur quoi. » (Goffman 1973, p. 18). Ce qui compte finalement ce n’est pas tant que la candidate parle, ou non, en termes de valeurs humaines, c’est que le psychologue n’est pas apte à juger seul du fait qu’elle est apte à entrer en formation.

Le rôle des psychologues est toutefois loin d’être un rôle de figuration. Ils formulent des avis qui sont pris en compte et participent à la production du jugement, même si ce ne sont pas eux qui prennent la décision finale. Ils ont d’ailleurs un rôle important lorsque les cadres de santé ont des difficultés pour se mettre d’accord :

Cadre Formatrice [CF] « Alors le sujet ? »

Psychologue [P] « C’était construit mais c’est pas le scolaire son point fort. » Cadre d’unité [CU] « Elle a beaucoup d’humanité mais elle aura des diffi-cultés à l’école. »

CF « Pourquoi est-ce qu’elle ne ferait pas aide-soignante, ça serait bien. » P « Elle rebondit dans l’échange, après le côté écrit peu poser problème. C’est le premier entretien mais elle m’a fait bonne impression. »

CU « C’était bien ce qu’elle a dit à propos du cheval, c’était vraiment bien quand elle a dit qu’elle avait le pouvoir de conduire mais qu’elle ne mène pas tout. »

CF « J’aurais envie de l’aider mais dans la formation on peut pas tout faire... elle se donnera les moyens si elle est en difficultés. Il faudra qu’elle accepte

d’être aidée, mais par rapport à ça je pense qu’il n’y a pas de problèmes. » P « Elle est travailleuse et investie. »

CF « Ça suffit pas. Je pense qu’il faut qu’elle passe d’abord par aide-soignante, elle a 21-22ans, elle peut découvrir le métier par aide-soignante. On peut imag-iner... je sais pas si par rapport à la charge de travail... »

CU « Elle a vraiment le sens de la relation. »

CF « Elle apprend de ses expériences et elle cherche à être reconnue. » P « Sa démarche est cohérente, elle est intelligente, après son niveau scolaire est dur à estimer. Est-ce qu’elle y arrivera en première année... ? »

CF « Il y a des rattrapages jusqu’en fin de deuxième année, mais si ils ont encore des dettes de première année, ils ne passent pas en troisième année. Du coup le nombre de deuxièmes années augmente, ça nous inquiète. Les dettes les plus importantes c’est au niveau des connaissances, de l’anat[omie], de la physio[logie]... »

CU « C’est vrai que les connaissances c’est primordial. »

CF « Ils mettent l’accent sur l’analyse, ça risque de poser des problèmes... » P « On la met dans la zone où on lui laisse une chance ? »

CF « Elle a le temps. »

La cadre d’unité propose de mettre entre 10 et 14. Les deux autres sont d’accord. CF « Il n’y a rien de défavorable. »

(Notes de terrain, Candidate 1, jury 2, IFSI de Voulin) Les désaccords entre les deux cadres peuvent être analysés comme liés à leurs rôles respectifs. La cadre formatrice met en doute l’aptitude scolaire de la candidate. Cette dernière, issue d’un bac professionnel services en milieux ruraux, pourrait avoir des diffi-cultés à suivre la formation. La cadre d’unité – qui travaille en oncologie – défend « l’hu-manité » de la candidate, sa « capacité au care » entendue comme une façon de ne pas s’imposer dans la relation avec les patients. Dans cet échange, le psychologue fait pencher la balance par des petites remarques qui abondent dans le sens de la cadre d’unité. Lorsque les avis des cadres de santé sont trop divergents, les arguments du psychologue peuvent aider à la prise de décision, dans un sens ou dans l’autre. Il faut souligner ici, que si les psy-chologues peuvent jouer ce rôle, c’est-à-dire si les cadres leur reconnaissent cette légitimité, c’est parce qu’ils appartiennent au monde du soin. En effet, sur les seize jurys observés, tous les psychologues travaillaient majoritairement dans des établissements hospitaliers en soins généraux ou spécialisés, ou dans des Établissements Hospitaliers pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD)33.

Ce rôle est toutefois complexe à tenir et nécessite un apprentissage. C’est particulière-ment visible lorsque les psychologues ont peu d’expérience. Ils vont alors apprendre à jouer

33. ↑A l’occasion de ces oraux, nous avons toutefois rencontré une troisième membre du jury qui travail-lait dans un lycée et qui étaient chargée de l’accompagnement à l’orientation des élèves.

leur rôle en écoutant les cadres de santé débattre à propos des candidats. Dans toutes les sessions que nous avons pu observer, tous les jurés avaient plusieurs années d’expérience, à l’exception d’une psychologue, jurée pour la première fois. Par rapport aux autres sessions, la psychologue participe globalement moins à la prise de décision.

Cadre Formatrice [CF] « Alors vos impressions ? »

La cadre d’unité a trouvé « dérangeante » la présentation très carrée et le po-sitionnement très centré sur elle-même de la candidate. Selon la cadre d’unité la candidate a aussi émis des « jugements de valeurs ».

Psychologue [P] « Moi aussi j’ai trouvé qu’elle avait des positions tranchées. » La formatrice est d’accord avec elles par rapport au positionnement de la can-didate.

Cadre d’unité [CU] « C’est pour ça que je l’ai questionnée sur le travail en équipe. »

CF « Moi aussi ça me questionne... après ses points forts et ses valeurs sont très bien. Au niveau de la motivation pas de souci, mais c’est quelqu’un de difficile à plier. » Elle se questionne sur sa confrontation avec un statut différent de celui qu’elle a actuellement.

P « J’attends vos notes pour réajuster. »

(Notes de terrain, candidate 2, jury 5, IFSI de Pantun)

La psychologue laisse la cadre formatrice et la cadre d’unité débattre du cas de la candidate. Par rapport au verbatim précédent, elle n’expose aucun nouvel argument, se contentant éventuellement d’acquiescer lorsqu’elle est d’accord et d’ajuster sa note à l’issue de la discussion. Les membres les plus expérimentés apprennent aux plus novices à juger du « bon » candidat par l’exposition orale de leur avis. L’enjeu est de taille puisque la décision de recruter ou non un candidat est élaborée dans la négociation entre les trois membres du jury. On comprend dès lors l’importance de « fidéliser » les psychologues qui ont appris à évaluer les candidates en respectant leur rôle34. À l’inverse, dans le cas des psychologues qui ne joueraient pas le jeu, les cadres formatrices ont la possibilité de faire « remonter les infos »35 auprès de la directrice adjointe en charge de l’organisation des épreuves. Ainsi, si les psychologues n’acceptent pas le rôle qui leur est attribué – ils participent à l’élaboration de la décision en laissant la décision finale aux cadres de santé – ils ne seront pas recontactés. Les cadres de santé doivent rester maîtresses de la décision finale dans la mesure où elles sont garantes du recrutement d’étudiantes qui pourront répondre positivement au mandat tel qu’il est défini par l’État.

34. ↑Les autres psychologues avaient tous plusieurs années d’expérience comme membre du jury de l’oral du concours.

Les cadres formatrices cherchent à recruter des étudiantes qu’elles pourront former pour répondre au mandat donné au groupe professionnel. Ces étudiantes devront être capables de « surveiller » le travail des médecins, au sens de s’assurer qu’il ne présente pas de risque pour la santé des patients. Elles devront également pouvoir prendre soin de l’ensemble des personnes malades et entretenir avec elles des relations professionnelles. Pour cela, les cadres formatrices déterminent des critères de sélection qui justifient la régulation du nombre d’étudiantes accédant à la formation. Cependant, ces critères ne permettent pas d’objectiver la prise de décision. Il y a plusieurs façons d’être une « bonne » candidate. L’évaluation définitive, élaborée dans l’interaction entre les membres du jury, revient in fine aux cadres de santé. Elles sont les plus légitimes pour rendre le verdict. Comme il existe plusieurs façons d’être d’une « bonne » candidate, les cadres de santé vont présumer des candidates qui sont aptes.