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B. Le poids des entourages « économiques » du pouvoir.

1. Think tanks et économistes: façonner le champ des possibles.

En 2012, les économistes, souvent réunis en think tanks, ont cherché à peser dans l’élaboration de la politique économique de François Hollande . Nous ne 212

sommes pas en mesure de savoir s’il s’agit d’une nouveauté par rapport au quinquennat précédent, mais il semble que ce soit un fait nouveau pour la gauche au pouvoir.

Le débat médiatique sur l’année 2012 témoigne de l’omniprésence de certains « experts » sur la question de la compétitivité. Alors que les candidats à l’élection présidentielle se disputent la définition du concept pour savoir s’il s’agit d’un problème de coût de production ou d’un problème de qualité de la production, la majorité des économistes qui s’expriment dans la presse ont tranché la question. Dans cette entreprise médiatique, ils sont appuyés par certains think tanks dans lesquels les économistes travaillent souvent en collaboration avec des chefs de grandes entreprises. Ainsi, pendant la campagne mais surtout après l’élection de François Hollande, Terra

Nous nous appuyons ici essentiellement sur nos travaux de l’an dernier sur les Think tanks dans l’élaboration de la

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Nova, la Fondation Concorde, l’IFRAP, le Cercle des économistes, l’Institut de l’entreprise et l’Institut Montaigne enchaînent les publications pour livrer leur diagnostic sur la compétitivité. Le raisonnement est systématiquement le même, bien résumé dans cet extrait de la déclaration finale du Cercle des économistes aux Rencontres économiques d’Aix en Provence de 2012: « Au niveau de la France, la

difficulté immédiate est avant tout la faible profitabilité de l’immense majorité des entreprises, qui entrave leur capacité à innover, à exporter, à investir et à créer des emplois. Améliorer cette rentabilité passe par un transfert massif des charges sociales des entreprises vers la CSG.» . D’après eux, c’est donc la faiblesse du taux de marge 213

des entreprises qui est à l’origine du déficit de compétitivité, et le seul moyen de le restaurer est de baisser massivement les charges sur les entreprises. En outre, tous s’accordent à recommander une baisse massive des cotisations sociales patronales sur les salaires.

A titre individuel, plusieurs économistes se prononcent dans le même sens tout au long de l’année 2012. Parmi eux, Gilbert Cette, Elie Cohen et surtout Philippe Aghion, qui s’expriment à plusieurs reprises pour un « choc d’offre ». Ainsi, dans une tribune signée par les 3 économistes en octobre 2012, on peut lire: « Pour d'autres, dont nous sommes,

transférer le financement de la protection sociale des entreprises vers une fiscalité des revenus à l'assiette plus large, équivaut à court terme à une dévaluation réelle. Une telle dévaluation certes réduit le pouvoir d'achat des ménages à court terme, mais elle stimule l'activité économique en augmentant la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence étrangère. » . Or, ils sont tous trois membre du « groupe de la Rotonde », 214

et font donc partie des économistes dont François Hollande s’est entouré lors de sa campagne.

Selon Mathieu Fulla, les « économistes » ne sont pas nouveaux dans l’orbite des socialistes. Certains ont joué un rôle prépondérant en rejoignant le PS après 1974 en car ils lui ont permis de gagner en « crédibilité économique ». En 2012, la crédibilité économique du candidat Hollande, si chère aux socialistes, est également garantie par le soutien public que lui apporte un nombre conséquents d’économistes « reconnus » (car très médiatisés) à l’occasion d’une tribune dans le Monde:

Déclaration finale du Cercle des économistes lors des Rencontres économiques d’Aix-en- Provence, 8 Juillet 2012.

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« Pour une dévaluation fiscale », P.Aghion, G.Cette, E.Cohen, E.Farhi, Le Monde, 25/10/2012.

« Nous sommes économistes et suivons avec attention les débats en cours et les

annonces faites par les candidats à la présidence. Nous jugeons leur ambition économique à la pertinence des options qu'ils proposent. […] Un candidat se dégage à nos yeux, le plus apte à redresser la France et rassembler les Français. Ce candidat, c'est François Hollande. » . 215

La principale différence entre les deux périodes réside dans le profil des « économistes ». Dans les années 1970, il s’agit surtout d’experts d’Etat, hauts fonctionnaires issus des institutions publiques de la période modernisatrice post-1945 (INSEE, Comptabilité nationale, Commissariat général au Plan). L’économiste universitaire, tel que nous le connaissons aujourd’hui dans le débat public, n’existe pas avant 1969 et la création des premières facultés de sciences économiques. Il a ensuite mis du temps à être reconnu comme légitime face aux économistes d’Etat. S’ils n’étaient pas absent au Parti socialiste dans les années 1970, Mathieu Fulla précise que les « théoriciens » (universitaires) sont surtout dévolus à faire connaître le projet de François Mitterrand dans la presse et non à participer réellement à son élaboration. En 2012, les experts d’Etat sont toujours présents mais les économistes universitaires ont acquis une place qu’ils n’avaient pas dans les années 1970 et 1980.

En effet, avant la fin des années 1990, il n’existe pas réellement de liens entre les économistes « privés » et le pouvoir politique et l’administration. La figure du docteur en économie est d’ailleurs peu présente dans la presse, et assez décriée pour son « manque d’efficacité ». Les théories économiques sont impuissantes face à la montée du chômage et les économistes se divisent à une époque où la théorie libérale apparait dans l’espace sociale et rivalise avec la théorie keynésienne encore dominante. Aussi peut-on lire des articles de journaux qui ironisent sur les batailles que se livrent les universitaires pour expliquer le chômage sans parvenir à y trouver des solutions. Par exemple, Le Monde écrit en 1993: « Il y a trois millions de chômeurs... et presque

autant d’explications. […] Et il n'y a pas de thérapie unique et unanime proposée par les économistes dans leur ensemble. » . Le terme « économiste » lui-même est peu 216

présent dans les médias, en grande partie parce que les hauts fonctionnaires, en raison de leur devoir de réserve, ne s’y expriment pas. Dans Le Monde, jusqu’en 1990, on

« Nous, économistes, soutenons Hollande », Le Monde, 17/04/2012.

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« Le blues des économistes devant les files d’attente », Le Monde, 13/03/1993.

trouve ainsi moins de 220 articles par an qui mentionnent le mot. En revanche, une nette inflexion est visible au début des années 1990, en témoigne le graphique suivant : 217

Le terme connaît un traitement médiatique croissant jusqu’en 2014. Il ne s’agit alors plus tant de l’expert d’Etat que de l’économiste universitaire, qui est devenu partie prenante du débat public.

L’explication de cet essor médiatique est multiple. L’enjeu économique prend une place particulière dans les années 1990, notamment avec la montée massive du chômage après 1990 et la création de l’union économique et monétaire en 1992. En parallèle, cette décennie est le témoin du recul de l’Etat dans l’économie, et du discrédit jeté sur sa compétence en la matière: François Mitterrand déclare par exemple en 1993 que « en matière de chômage, on a tout essayé ». En 1993, le dernier plan quinquennal s’achève et n’est pas renouvelé. Les « économistes d’Etat » perdent donc en prestige et en pouvoir. Les « universitaires » peuvent saisir l’opportunité d’apporter une expertise extérieure, jugée plus novatrice et pluraliste. Ainsi, c’est dans les années 1990 que se créent beaucoup de think tanks qui sont intervenus dans le débat sur la compétitivité en 2012. Par exemple, le Cercle des économistes en 1992, la Fondation Concorde en 1997, ou l’Institut Montaigne en 2000. Réunis dans ces associations, les économistes gagnent

La recherche Europresse du terme « économiste » fournit une courbe du traitement du mot dans les journaux. Même

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approximative, on peut estimer que cette méthode dévoile une tendance réelle. Nous avons regardé exclusivement le journal Le Monde car il met à disposition ses articles depuis 1944.

D O C U M E N T S ÉVOLUTION Pic médiatique : 29 documents le 15 octobre 2014 194419461948195019521954195619581960196219641966196819701972197419761978198019821984198619881990199219941996199820002002200420062008201020122014 0 250 500 750 1000 1250 1500 Europresse.com

en « force de frappe » médiatique, et se veulent acteurs du débat politique . Ce rôle 218

leur est reconnu dans les années 1990. En 1988, Michel Rocard nomme l’économiste Jacques Mistral au poste de conseiller économique dans son cabinet. En 1991, Edith Cresson est conseillée à Matignon par Jean-Hervé Lorenzi. A l’arrivée de Lionel Jospin à la tête du gouvernement en 1997, plusieurs économistes entrent dans les cabinets: Jean Pisani-Ferry, rejoint le cabinet de Dominique Strauss-Kahn, lui même économiste, à Bercy, tandis que Pierre-Alain Muet entre au cabinet du premier ministre. En 2000, Jacques Mistral revient au cabinet de Laurent Fabius. Par ailleurs, tous sont membres du Cercle des économistes. Lionel Jospin créée surtout le Conseil d’analyse économique (CAE) en 1997, un organe rattaché au premier ministre et chargé « d'éclairer, par la

confrontation des points de vue et des analyses, les choix du gouvernement en matière économique » . Ainsi, les économistes se voient reconnaître un rôle de conseil auprès 219

du politique qui légitime désormais leurs prises de position sur les politiques économiques.

Le débat politique témoigne de leur rôle grandissant. Pour la première fois en 1995, un candidat à l’élection présidentielle propose une mesure économique en arguant qu’ « elle est recommandée par de grands économistes » . Les candidats commencent en 220

outre, à partir de cette date, à évoquer « les experts » sur les questions économiques, et plus seulement les études officielles de l’administration. En 2007, le phénomène est encore plus sensible: à plusieurs reprises durant le débat qui les oppose, les candidats au second tour citent les études de think tanks et font référence aux « économistes » pour légitimer leurs chiffres. Les « experts en économie » n’hésitent pas à fournir des propositions au politique -comme en 2012 sur la compétitivité-, participent aux commissions chargées de rédiger des rapports commandés par le gouvernement - comme le rapport Attali -, et pensent même « pour » le politique: en 2006, le Cercle des économistes publiait, par exemple, Politique économique de droite, politique

économique de gauche en vue de la campagne présidentielle. Leur tribune de soutien à

François Hollande témoigne du rôle de juge qu’ils ont acquis - ou qu’ils s’attribuent - dans le débat politique.

Sur les think tanks et l’influence des économistes dans le débat public et politique, voir notre travail Les think tanks

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dans l’élaboration de la politique publique, op.cit.

Statuts du Conseil d’analyse économique.

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Lionel Jospin lors du débat de l’entre-deux-tour de l’élection présidentielle en 1995 face à Jacques Chirac. Vidéo de

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En 2012, ils sont d’autant plus incontournables que le fait économique constitue le coeur du débat politique après les crises de 2008 et 2010. Ils entretiennent des liens avec le candidat socialiste devenu Président et interviennent donc dans la définition de ses idées politiques en matière économique en 2012.

En effet, ils sont partie prenante de la campagne de François Hollande et interviennent dans l’entourage de ce dernier après son élection. Lorsque Pierre Moscovici intervient au cercle des économistes en juillet 2012, il déclare: « Vous êtes un certain nombre à

avoir fait la campagne avec nous » et ajoute, « bien sûr maintenant qu’on est au pouvoir, vous travaillez tous avec nous ! » . Force est de constater que leurs 221

propositions sont finalement reprises dans la politique économique mise en œuvre par le gouvernement à partir de 2012, bien que les économistes ne soient pas nombreux à avoir intégré les entourages du pouvoir en 2012. Thomas Philippon, signataire de la tribune de soutien à François Hollande en 2012, entre au cabinet de Pierre Moscovici; et Claire Waysand, membre du Cercle des économistes, - qui s’est prononcé en juillet 2012 en faveur d’un choc d’offre - devient conseillère économique de Jean-Marc Ayrault en août 2013. Aucun n’est officiellement conseiller à l’Elysée. Ils contribuent pourtant à « définir le champ des possibles des décideurs ».

Selon nos entretiens, ils restent liés à Emmanuel Macron qui se veut la courroie de transmission de leurs propositions au sein du cabinet du Président. Au-delà de leur rôle durant la campagne, ils interviennent également dans la définition du « choc de compétitivité » que préconise Louis Gallois. En effet, Pierre-Emmanuel Thiard nous affirme que, pour la rédaction du rapport sur la compétitivité de l’industrie française, Louis Gallois et ses deux rapporteurs ont usé, entre autres, des travaux de think tanks et des « grands économistes classiques qui tournent sur la place de Paris ». Or, l’expression de « choc de compétitivité » et les mesures préconisées par le rapport rejoignent exactement celles que plusieurs think tanks libéraux avaient proposées tout au long de l’année 2012, auxquelles s’ajoutent celles, similaires, que la majorité des économistes - que Pierre-Emmanuel Thiard désigne comme « classiques » - ont développé dans la presse.

Sans pouvoir montrer leur participation directe à l’élaboration de la politique, qui n’existe sans doute pas étant donné que les économistes n’évoluent pas dans les

Intervention de Pierre Moscovici aux Rencontres économiques d’Aix en Provence, juillet 2012, visionnée sur

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cabinets ministériels ou dans l’administration, la place qu’ils ont occupée dans le débat public et politique en 2012 a contribué à « cadrer » les interprétations des décideurs sur la compétitivité. En ce sens, la figure de l’économiste est nouvelle pour la gauche au pouvoir en comparaison avec 1981 et 1997. Cependant, la baisse du coût du travail ne faisait l’objet que d’une proposition sur plus de 30 que proposait le rapport Gallois. En outre, le gouvernement a longtemps affirmé qu’il ne ferait rien sur le coût du travail avant le printemps 2013. Le rôle des économistes, même s’il est à prendre en compte dans les déterminants de la décision, n’explique donc pas à lui seul le choix qui a été fait par le gouvernement en novembre 2012.

2. Représentants du monde patronal: peser sur

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