• Aucun résultat trouvé

Conseillers ministériels et haute administration: un terreau fertile à la promotion d’une politique de compétitivité.

B. Le poids des entourages « économiques » du pouvoir.

3. Conseillers ministériels et haute administration: un terreau fertile à la promotion d’une politique de compétitivité.

Comme nous l’avons vu, François Hollande est partisan de la politique de l’offre, et n’a jamais été hostile à une baisse du coût du travail. Cependant, après son élection, il n’axe pas de lui-même le débat sur cette question et, dans l’immédiat, préfère agir comme il l’a promis: sur le financement des PME et le soutien à la recherche. Les revendications sur le coût du travail sont le fait d’acteurs extérieurs au gouvernement. Toutefois, elles trouvent un écho au sein des cabinets ministériels.

Entretien avec D., pré-cité.

Nous avons déjà souligné les liens qu’Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l’Elysée, entretenait avec les économistes qui préconisaient une baisse massive du coût du travail, et dont il s’est vraisemblablement fait le relais auprès du chef de l’Etat. Mais il semble que la question du coût du travail ait initialement été soulevée à Bercy. Lorsqu’il parle du suivi du dossier, l’un des conseillers rencontrés estime d’ailleurs qu’il s’agit d’un « sujet 100% Bercy » . En effet, en juin 2012, la 240

promesse de François Hollande d’augmenter le salaire minimum se heurte à la résistance d’une partie des cabinets du ministère de l’économie et des finances, qui y voient une mesure inopportune et inadaptée à la situation économique du pays. Selon D., le débat sur le coût du travail naît donc d’une controverse sur le fait d’augmenter le coût du travail, qui témoigne de l’absence de consensus sur la question au sein du ministère. Techniquement, la question consiste à savoir si l’économie souffre d’un déficit de pouvoir d’achat des ménages, ou de compétitivité des entreprises. La décision finale de ne consentir qu’une hausse minime du SMIC laisse à penser que l’opinion majoritaire était favorable au deuxième postulat. Bercy était donc un terreau propice au développement du point de vue qui a été celui des économistes universitaires et des chefs de grandes entreprises.

L’influence, le poids de l’administration et des conseillers d’un décideur est essentielle. En effet, dans la prise de décision, ces derniers soumettent des propositions particulières qui délimitent un « champ des possibles » pour le politique . A Bercy, le 241

« champ des possibles » est essentiellement défini par les grandes administrations centrales, et notamment la direction générale du Trésor (DGT). Selon les conseillers de Pierre Moscovici, la DGT fournit les principales analyses sur lesquelles s’appuient les membres de cabinet et les ministres pour élaborer leurs politiques. Aussi « l’état de l’art

administratif » qu’ils trouvent en 2012 sur la compétitivité et la baisse du coût du 242

travail émane-t-il de la direction générale du Trésor, « qui est quand même une

magnifique machine à produire de l’analyse » selon l’un de nos interlocuteur . Les 243

travaux de la DGT sont également utilisés pour rédiger le rapport Gallois, ce que Pierre- Emmanuel Thiard justifie par le fait que « la direction du Trésor a une analyse ancienne

Entretien avec D., pré-cité.

240

G.ALLISON, The Essence of decision. Explaining he Cuban Missile Crisis, 1971, Little Brown, 1971.

241

Entretien avec B., pré-cité.

242

Entretien avec B., pré-cité.

et reconnue sur tout ce qui a trait au financement de l’économie » . Elle dispose en 244

outre des outils de modélisation qui permettent à Bercy d’évaluer l’impact des politiques publiques. Or, sur l’année 2011, la DGT a travaillé à élaborer un diagnostic sur la compétitivité française. Dans le document qu’elle a rédigé, il est explicitement écrit que le coût du travail est un déterminant important de la compétitivité des entreprises. On peut également y lire que le premier enjeu des politiques en faveur de la compétitivité « consiste à améliorer la compétitivité coût des entreprises françaises », ce qui aurait pour effet « non seulement de compenser mais même d’améliorer,

indirectement, la compétitivité hors-prix » . En sus de ces travaux, en 2011, la DGT a 245

modélisé les effets d’un potentiel transfert de cotisations sociales vers la fiscalité (TVA ou CSG selon le rapport) et d’une modification du barème des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires dans le cadre de la Conférence nationale de 246

l’industrie . Au sein de l’administration, le diagnostic est donc établi, et les solutions 247

sont prêtes. Ainsi, les cabinets de Pierre Moscovici et d’Arnaud Montebourg, parce qu'ils dépendent de l’expertise de leur administration, sont amenés à réfléchir sur le coût du travail lorsqu’ils envisagent une politique en faveur de la compétitivité.

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’enjeu qui anime alors les cabinets des deux ministres est de savoir qui sera en charge du dossier: Pierre Moscovici et Arnaud Montebourg se sont « battus » pour savoir qui traiterait le sujet dans le cadre de « sa » 248

table ronde lors de la conférence sociale de juillet 2012. Le premier animait un groupe de travail sur « l’efficacité des systèmes de rémunération », le second sur « le redressement productif », en fait synonyme de compétitivité . En effet, le document de 249

travail de cette table ronde est un rapport de 2011, « Améliorer la compétitivité

Entretien avec Pierre-Emmanuel Thiard, pré-cité.

244

Projet de loi de finances 2012, Rapport économique, social et financier, Tome I Perspectives économiques

245

2011-2012 et évolution des finances publiques, Dossier : « Compétitivité de l’économie française », Direction générale du Trésor.

Rapport annuel 2011, Direction générale du Trésor, consulté sur le site internet du la DGT.

246

La Conférence nationale de l’industrie est une instance consultative auprès du premier ministre créée en 2010. Elle a

247

pour but d’éclairer et de conseiller les pouvoirs publics sur la situation de l'industrie et des services à l'industrie en France.

Entretien avec D., pré-cité.

248

Dossier de presse de la Grande conférence sociale des 9 et 10 juillet 2012, et Dossiers documentaires des tables

249

rondes 2012, consultés sur le site du Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

française ». C’est finalement Arnaud Montebourg qui « obtient » de traiter le sujet. 250

Au plan politique, le « cadrage » du débat est donc arrêté dès juillet 2012: si des mesures sur le coût du travail sont prises, elles le seront dans le cadre d’une politique de compétitivité et non de réforme du financement de la protection sociale ou d’une politique de l’emploi. Il s’inscrit donc pleinement dans le raisonnement de la DGT. Louis Gallois est choisi pour cela: l’exécutif connaît ses propositions pour améliorer la compétitivité du pays, notamment son « choc de compétitivité » par une baisse massive du coût du travail. Le conseiller en communication d’Emmanuel Macron nous expliquait ainsi :

« Tu confies une mission à quelqu’un, elle compose elle-même son groupe de travail,

ça se veut indépendant du moins tu vois ? Après… Tu choisis quelqu’un… Louis Gallois tu sais à peu près ce qu’il va dire. Et en fait un document comme ça, comme tu connais déjà les réponses, tu sais à peu près dans les grandes lignes ce qu’il y aura dedans, c’est simplement un document qui permet de légitimer ce que tu vas faire après.[…] Y’a jamais de surprise dans le document remis. » 251

L’élaboration de la politique dépend ensuite autant des rapports de force politiques entre les ministres que de la vision de leurs conseillers. Comme l’explique G.Allison, la décision résulte d’un compromis entre ces pressions contradictoires. Arnaud Montebourg cherche à inscrire le débat sur la baisse des charges sur le travail dans le projet d’une politique industrielle, qui correspond d’ailleurs à l’ambition du projet socialiste de 2011. Le fait qu’il soit à l’origine du rapport Gallois explique l’accent mis sur la compétitivité de l’industrie. En effet, le ministre est en charge des « orientations stratégiques industrielles et [du] suivi des secteurs industriels » . Outre 252

la ligne et les convictions politiques d’Arnaud Montebourg (un État stratège, pleinement investi dans la ré-industrialisation du pays), on peut trouver des explications au positionnement du ministère du redressement productif dans la composition du cabinet du ministre. Le directeur de cabinet, Stéphane Israël, était le conseiller de Louis Gallois chez EADS entre 2007 et 2012 . Les membres du cabinet du ministre du redressement 253

Nos entretiens ne nous permettent pas de dire qui a finalement arbitré la question, probablement l’Elysée mais nous

250

ne pouvons pas l’affirmer.

Entretien avec Quentin Lafay, conseiller en communication d’Emmanuel Macron, 31/03/2015.

251

Décret du 24 mai 2012 relatif aux attributions du ministre du redressement productif, publié au JORF du 25 mai

252

2012.

Biographie de Stéphane Israël, acteurspublics.fr.

productif ont plusieurs particularités au regard de leurs homologues du cabinet de l’économie et des finances. Moins nombreux, ils sont incontestablement les plus politisés. Aucun des 15 collaborateurs d’Arnaud Montebourg n’a déjà travaillé en cabinet ministériel, mais 6 d’entre eux ont des liens avec le parti ou des élus socialistes. Stéphane Israël, par exemple, a été membre du Conseil national du PS et a longtemps travaillé auprès de Laurent Fabius. Ils sont également un tiers à avoir eu une expérience dans une grande entreprise privée, dont 5 dans une grande entreprise privée industrielle . C’est là aussi le cas de Stéphane Israël. Le caractère politisé d’une partie 254

conséquente des conseillers du ministre favorise une vision « politique » de leur action, au sens où elle s’inscrit dans un projet politique - a priori socialiste - dans lequel l’Etat doit accompagner la ré-industrialisation française. Ainsi, Stéphane Israël, lorsqu’il participait aux travaux du think tank Terra Nova, avait publié un rapport dans lequel il présentait sa vision de ce que devrait être une « nouvelle politique industrielle ». Il expliquait que l’Etat devait massivement investir pour permettre la « montée en gamme » et, même s’il n’en faisait pas une priorité, admettait la possibilité de réformer le financement de la protection sociale pour accroitre les marges des entreprises industrielles. Dans cette perspective, la baisse du coût du travail est une étape qui permet de restaurer les marges des entreprises industrielles, mais l’objectif est qu’elles réinvestissent ces marges pour permettre une « montée en gamme » qui, à terme, favorisera l’emploi. C’est pourquoi Arnaud Montebourg souhaitait que la baisse des charges soit ciblée sur des salaires au-delà de 1,6 SMIC (contrairement à ce qui était pratiqué jusqu’alors): le droit européen interdisant de cibler des aides sur un secteur de l’économie, toucher des salaires intermédiaires ou élevés était le seul moyen, selon le cabinet, d’impacter l’industrie et d’avoir l’effet escompté . En outre, il n’envisageait la 255

baisse du coût du travail que comme une mesure parmi d’autres qui, ensemble, auraient constitué une politique industrielle. Cette vision est également celle développée par Louis Gallois dans son rapport. Ainsi, Pierre-Emmanuel Thiard nous dit qu’il existait « une symbiose plus naturelle avec la partie Montebourg et ministère du redressement

productif, commanditaire naturel de la mission, plutôt en phase par ailleurs, les gens du

Saint-Gobain, Valeo, Peugeot, Total, EADS.

254

Les données économiques du ministère établissent que les salaires dans l’industrie ne sont pas des bas salaires (en

255

cabinet, très en phase avec la vision de Gallois. » . Le jour de la sortie du rapport, 256

Arnaud Montebourg est d’ailleurs symboliquement le seul membre du gouvernement à s’exprimer à l’occasion d’une conférence de presse.

Face à lui, le cabinet de Pierre Moscovici, même s’il admet pleinement la nécessité d’élaborer une politique en faveur de la compétitivité, la conçoit différemment. Le ministre s’oppose à Arnaud Montebourg sur la question du « ciblage » des baisses de charges, qu’il souhaite concentrer sur les bas salaires (jusqu’à 1,6 SMIC). Son conseiller nous a explicité les raisons de cette position:

« Le marché du travail, à 2 fois le SMIC, il est relativement efficace ! […] Alors que

si on fait des allègements de salaire au niveau du SMIC, là en revanche on fait rentrer des gens sur le marché du travail. Des gens moins qualifiés. Donc c’est sûr que à l’impact ça va surtout toucher les secteurs avec les emplois les moins qualifiés mais in

fine c’est favorable à l’industrie parce que ce qu’on constate c’est que l’industrie est

très consommatrice de services etc » . 257

L’objectif premier est donc de faire baisser le chômage et non pas de développer une politique industrielle. L’industrie est le bénéficiaire collatéral, et non pas direct, de la politique préconisée par le cabinet de Pierre Moscovici.

Là encore, le profil des membres de cabinet fournit une clé de lecture à la position défendue par le ministre de l’Economie et des Finances. Ses conseillers ont un profil plus « technique » que ceux d’Arnaud Montebourg. Sur 22, 11 sont énarques, dont le directeur, le directeur adjoint et le chef de cabinet. Ils ne sont que 2 à avoir une expérience du privé, 3 à avoir déjà travaillé en cabinet. Plus particulièrement, 7 d’entre eux ont travaillé à la direction générale du Trésor avant de rejoindre le cabinet du ministre en 2012, dont le directeur et le directeur adjoint de cabinet, ainsi que les deux conseillers en charge de l’élaboration du CICE. Or, la DGT considère que la baisse des charges sur les bas salaires est «   fortement créatrice d’emplois »258, « participe pleinement au soutien de l’activité », et « contribue aussi à la compétitivité des

Entretien avec Pierre-Emmanuel Thiard, pré-cité.

256

Entretien avec D., pré-cité.

257

« C.NOUVEAU, B.OURLIAC, « Les allègements de cotisations sociales patronales sur les bas salaires en France de

258

entreprises » . Pour B., qui en est issu, « le Trésor recommande, de manière très 259

systématique depuis 15 ans, une baisse du coût du travail ciblé sur les bas salaires. […] Parce que le constat empirique qui est aussi le constat de modélisation à partir de l’outil dont on dispose, qui est le merveilleux programme Mésange, fait que c’est l’outil qui est considéré comme le plus efficace en termes de diminution du chômage. » . 260

Erigée en véritable « mythe » , cette croyance de l’administration et des conseillers 261

qui en sont issus conditionne le « champ des possibles » du ministre de l’Économie. Ainsi, on peut expliquer le fait qu’ils soient les premiers à défendre la nécessité d’une politique en faveur de la compétitivité basée sur une baisse du coût du travail, et qu’ils préconisent une action sur les bas salaires par le fait que leur administration d’origine a « structuré leurs croyances et sélectionnés les idées acceptables et légitimes » . 262

L’arbitrage final (vraisemblablement rendu à l’Elysée) est un compromis entre les deux puisque le CICE concerne les salaires entre le SMIC et 2,5 SMIC. Mais la perspective d’une politique industrielle défendue par Arnaud Montebourg est abandonnée . Si elle s’appuie sur les recommandations de Bercy, la politique de 263

François Hollande ne vise pas directement à augmenter l’emploi mais bien à accroitre la compétitivité, d’où un « ciblage » sur des salaires relativement élevés. Cette orientation est encore davantage affirmée avec le Pacte de Responsabilité qui concerne tous les salaires jusqu’à 3,6 SMIC. Le conseiller de l’Elysée que nous avons rencontré admet: « On n’a pas cherché uniquement le volet « enrichissement de la croissance en

emplois », court terme, en ciblant la baisse de charges sur les bas salaires, qui est le truc tradi, mais on a aussi donné un peu de perspective de moyen terme en montant sur l’échelle des salaires. ».

En cela, la politique économique de François Hollande est réellement une politique de l’offre, et correspond aux recommandations que les acteurs privés ont portées dans l’espace médiatique et auprès des responsables politiques. Cependant, notre travail ne

Projet de loi de finances 2012, Rapport économique, social et financier, Tome I Perspectives économiques

259

2011-2012 et évolution des finances publiques, Dossier : « Compétitivité de l’économie française », Direction générale du Trésor.

Entretien avec B., pré-cité.

260

P.BEZES, « Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L'apport des approches cognitives à l'analyse des

261

engagements dans les politiques de réforme de l'État. Quelques exemples français (1988-1997). », Revue française de

science politique, n°2, 2000. pp. 307-332.

Ibid.

262

Ce qui peut expliquer qu’il ait rompu avec le gouvernement en août 2014 devant une politique qui ne consistait qu’à

263

permet pas de comprendre les raisons de ce choix au niveau de l’Elysée, et aurait donc besoin d’être complété sur ce point.

Ainsi, la mise en oeuvre du CICE en novembre 2012 est le résultat de la conjonction de multiples facteurs. Elle le produit d’une « fenêtre politique » -définie comme   « l'opportunité pour les défenseurs de propositions de pousser leurs solutions

préférées, ou de porter l'attention sur leurs problèmes particuliers - ouverte par la 264

conjonction d’une préférence politique donnée par le chef de l’Etat à une politique de l’offre; d’une pression externe de certains économistes en lien avec l’exécutif; d’un agenda politique rythmé par les représentants patronaux qui rend nécessaire une action sur le coût du travail dès novembre 2012; et enfin, des dispositions d’une administration et de conseillers ministériels qui sont favorables à une politique de compétitivité axée sur la baisse des charges sur les salaires. Emmanuel Macron, étant à la croisée de ces trois logiques, aurait ensuite été le porteur « naturel » du Pacte de Responsabilité en 2013 . 265

C. Un personnel dirigeant porteur d’une vision

Documents relatifs