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B. La politique de compétitivité: la décision publique aux prises avec les intérêts particuliers.

2. Accepter les intérêts de « l’élite économique ».

Depuis les années 1990, l’émergence de la notion de « gouvernance » décrit un phénomène de morcellement de l’élaboration des politiques publiques dans lesquelles les groupes d’intérêts interviennent auprès des acteurs étatiques. Or, en l’absence de projet politique qui justifierait les politiques économiques, ces groupes orientent les politiques publiques vers les intérêts particuliers qu’ils défendent.

Contrairement à la tradition anglo-saxonne qui considère l’intérêt général comme la somme des intérêts particuliers, la culture politique française conçoit l’intérêt général comme sublimant les intérêts particuliers: l’instance qui l’incarne ne peut donc être que celle qui transcende la société, à savoir l’Etat. Jusque dans les années 1980,

celui-ci a le monopole de l’autorité politique. Elle est définie comme la capacité à prendre les décisions qui s’imposent à la collectivité, à les mettre en oeuvre par des moyens appropriés et à leur donner une justification qui amène autant que possible les sujets de l’autorité à y consentir . Elle consiste ainsi en la réunion de trois 341

compétences: une compétence décisionnelle, une compétence organisationnelle et un pouvoir de légitimation. La construction de l’Etat est passée par la « nationalisation de l’autorité politique », c’est-à-dire la monopolisation de ces trois compétences avec la centralisation de la compétence décisionnelle retirée des mains de l’Eglise ou de la noblesse, des compétences organisationnelles avec l’élargissement de la structure administrative à partir du XVIIe siècle, et du pouvoir de légitimation. L’Etat français moderne est ainsi le seul détenteur de l’autorité à l’intérieur de ses frontières et le seul légitime à agir en vertu de l’intérêt général, même en économie.

Dans les années 1990, un processus inverse s’engage: celui de la « dénationalisation de l’autorité politique » avec la multiplication des échelles de gouvernement, notamment 342

en matière économique. En effet, la construction européenne modifie les échelles de pensée, de décision et d’application de la politique économique, tandis que la mondialisation étend la notion « d’économie » au-delà du territoire national. Ainsi, depuis les années 1990, nous assistons à un processus de morcellement de l’élaboration de la politique publique, particulièrement de la politique économique. L’Etat a perdu le monopole sur la capacité et la légitimité à élaborer la politique économique, ce qui constitue une rupture dans la tradition centralisatrice française et interventionniste de la Ve République. Ces évolutions sont souvent caractérisées par le concept de gouvernance. Cette dernière se définit comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux (la société civile), et d’institutions pour atteindre des buts discutés et définis collectivement. La détermination de l’intérêt général se trouve donc complexifiée par le nombre d’acteurs désormais impliqués dans la décision.

E.Grossman et S.Saurugger identifient le développement des groupes d’intérêts comme la principale conséquence de ces évolutions. En effet, du fait du morcellement de la décision, ces groupes s’organisent de manière à être audibles dans le débat public et

M.LEVI, Of rule and revenue, University of California Press, 1988, cité dans P.GENSCHEL & B..ZANGL, « L'État

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et l'exercice de l'autorité politique Dénationalisation et administration », Revue française de sociologie, Mars 2011, n °52, p. 509-535.

P.GENSCHEL & B..ZANGL, « L'État et l'exercice de l'autorité politique Dénationalisation et administration »,

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auprès des décideurs pour faire valoir les intérêts de sections spécifiques de la société dans l’espace public . Une forme particulière de groupe d’intérêts est le groupe de 343

pression, qui correspond, selon Sabine Saurugger, à « une organisation qui cherche à

influencer le pouvoir politique dans un sens favorable à son intérêt » . Leur 344

implication dans l’élaboration des politiques publiques fait tendre la définition de l’intérêt général vers la somme ou la confrontation des intérêts particuliers, non plus comme la transcendance de ces derniers. Or, comme le soulignent ces auteurs, tous n’ont pas les mêmes possibilités d’accès au débat et de participation à la décision politique; possibilités qui reposent sur leurs capacités d’expertise et d’accès aux décideurs publics. La confrontation des intérêts particuliers se limite donc parfois à quelques uns d’entre eux. Le cas de la politique de compétitivité de François Hollande est l’illustration d’une situation où les intérêts de groupes très spécifiques sont pris en compte.

En effet, les organisations et représentants patronaux ont eu un poids certain dans l’élaboration de la politique de compétitivité. Les représentants du monde patronal, particulièrement les membres du MEDEF et de l’AFEP dans le cas de la politique de compétitivité, disposent de ressources particulières du fait de leur proximité sociale, souvent professionnelle (comme nous l’avons montré), et géographique avec les acteurs politiques et administratifs. Rappelons que le président de l’AFEP est un haut fonctionnaire du corps des Mines et ancien membres du cabinet de Michel Rocard entre 1981 et 1985. Les deux organisations ont en outre développé leurs capacités d’expertise par le développement de services internes dédiés à l’expertise économique et juridique, et l’association avec des économistes qui apportent un gage de « scientificité » à leurs revendications. En février 2013, Emmanuel Macron, encore secrétaire général adjoint de l’Elysée, se rend à Berlin avec Laurence Parisot, présidente du MEDEF, Pierre Pringuet, membre de l’AFEP, et Jean-Louis Beffa, ancien PDG de Saint-Gobain, pour « discuter de la compétitivité » dans une perspective franco-allemande . Cette réunion 345

témoigne de l’interdépendance des acteurs et de leurs interactions à l’échelle nationale

E.GROSSMAN ET S.SAURUGGER, « Les groupes d'intérêt au secours de la démocratie ? », Revue française de

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science politique, février 2006, p. 299-321.

S. SAURUGGER, « Groupe d'intérêt », dans L. BOUSSAGUET et al., Dictionnaire des politiques publiques,

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Presses de Sciences Po, 2014, p. 309-316

« Laurence Parisot et Emmanuel Macron à Berlin pour discuter compétitivité avec les Allemands », Les Echos,

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et supranationale. Elle illustre surtout la capacité du MEDEF, de l’AFEP et des grandes entreprises à intervenir au niveau national comme niveau communautaire au même plan que les acteurs politiques; ainsi que de celle à peser sur les recommandations communautaires au sujet des politiques économiques autant qu’à les relayer dans l’espace public et politique français . 346

Cette situation est relativement récente. Dans un ouvrage sur la relation du Général De Gaulle aux élites, Serge Bernstein expliquait que celui-ci était resté hermétique aux revendications des élites économiques car sa profonde conviction politique et le réel projet qu’il portait pour la France avaient constitué des remparts à l’emprise de tout autre intérêt sur l’élaboration des politiques publiques . La « tradition française », 347

ainsi créée par le Général de Gaulle après la Seconde guerre mondiale, faisait de l’économie un outil au service du politique, et niait toute instrumentalisation du politique par l’économie. Les acteurs économiques - l’entreprise et ses dirigeants, principalement -, avaient donc relativement peu de place dans la définition des priorités politiques. Encore en 1997, la mise en oeuvre des 35 heures répond à un projet politique du gouvernement et se fait malgré la franche opposition du patronat, qui décide la rupture avec le gouvernement socialiste à l’issue de la conférence sociale du 10 octobre 1997. En revanche, depuis 2007, « l’entreprise » est au coeur des programmes économiques des candidats à l’élection présidentielle. Jacques Chirac affirmait déjà en 1995 que les entreprises étaient les « forces vives » du pays, que la santé de l’économie reposait sur leur dynamisme, et que ce dynamisme impliquait une baisse des charges fiscales auxquelles elles étaient soumises . Mais son opinion ne faisait pas consensus. 348

En 2007, les deux candidats au second tour de l’élection présidentielle adoptent cette vision, tout comme en 2012. De manière symbolique, Nicolas Sarkozy était, en 2007, le premier président de la République à s’exprimer lors de l’université d’été du MEDEF . 349

En faisant de l’entreprise le coeur de leurs politiques économiques, les décideurs politiques ont fait des représentants de celle-ci des acteurs incontournables dans

E.GROSSMAN et S.SAURUGGER, « Les Groupes d'interêt français : entre exception française, l'Europe et le

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monde », Revue internationale de politique comparée, avril 2004, p. 507-529.

S.BERNSTEIN et al., « De Gaulle et les élites économiques », dans S.BERNSTEIN et al., De Gaulle et les élites, La

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Découverte « Hors collection Sciences Humaines », 2008, p. 289-299.

Débat de l’entre-deux-tours à l’élection présidentielle, 2 mai 1995, Archives de l’INA.

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S.BERNSTEIN et al., « De Gaulle et les élites économiques », op.cit.

l’élaboration des politiques économiques. Les organisations patronales ne représentent évidemment pas « le patronat », notion floue et très difficile à définir étant donné les réalités extrêmement diverses que recouvre le terme de « patron », en fonction des secteurs ou de la taille des entreprises. Mais, comme le souligne Michel Offerlé, ces divisions n’effacent pas un important fonds commun entre les différentes entreprises. Le chercheur définit ainsi ce « fonds commun », défendu par les représentants patronaux: « les charges sont trop lourdes, l’économie française n’est pas assez compétitive, on ne

travaille pas assez en France, nous sommes dans la mondialisation et il faut laisser les chefs d’entreprise agir, il faut laisser faire le marché » . 350

Ainsi, en 2012, l’objectif du MEDEF est de promouvoir une politique de baisse des charges qui permettra aux entreprises d’accroitre leurs profits. En juillet 2012, la président de l'organisation affirme: « Il faut avoir une politique économique et

sociale qui permette de restaurer les marges des entreprises » . Pour ce faire, le 351

MEDEF, l’AFEP et plusieurs grands patrons se mobilisent dans la presse en 2012 pour exhorter le gouvernement à prendre des mesures sur le coût du travail. Depuis 2010, le MEDEF défend l’idée d’un transfert des cotisations sociales sur la TVA ou la CSG et réaffirme la nécessité de baisser le coût du travail dans plusieurs de ses conférences de presse de 2012 . De même, l’AFEP se prononce à plusieurs reprises en 2012 pour 352

« une baisse rapide et conséquente du coût du travail pour redonner des marges aux

entreprises » . Dans une note de travail intitulée « Compétitivité et attractivité de la 353

France » l’association réclame la suppression de la C3S (Contribution sociale de solidarité des sociétés), ainsi qu’une « baisse du coût du travail par réduction des

cotisations sociales (par exemple de la branche famille) pour un montant d’au moins 30Md€ afin de redonner des marges aux entreprises ». Individuellement, plusieurs

patrons de grandes entreprises françaises s’adressent également au gouvernement dans ce sens. Par exemple, en septembre 2012, Carlos Goshn, PDG de Renault, et Philippe Varin, PDG de PSA Peugeot Citroen, écrivent respectivement dans le Figaro et Les

Echos pour réclamer une baisse du coût du travail afin d’améliorer la compétitivité de

Offerlé Michel et al., « Un patronat entre unité et divisions. Une cartographie de la représentation patronale en

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France », Savoir/Agir, avril 2009, p. 73-84.

« François Hollande ouvre la voie à une hausse de la CSG », Le Monde, 11/07/2012.

351

Voir notamment les conférences de presse de Laurence Parisot de juin, septembre et octobre 2012.

352

Voir sur ce point le Rapport d’activité 2012 de l’association, et la synthèse du groupe de travail sur la compétitivité

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l’industrie. En octobre 2012, 98 patrons de grandes entreprises françaises publient dans le Journal du Dimanche: "Nous, dirigeants des plus grandes entreprises… », une tribune dans laquelle ils écrivent que « Pour les entreprises, il faut baisser le coût du travail

d'au moins 30 milliards d'euros sur deux ans, en réduisant les cotisations sociales qui pèsent sur les salaires moyens (2 SMIC et plus). Un transfert financé pour moitié par un relèvement de la TVA de 19,6% à 21% (la moyenne européenne) et l'autre moitié par une baisse des dépenses publiques. » . Or, force est de constater que les mesures 354

politiques proposées par le gouvernement sont presque conformes à ces revendications. En effet, le CICE et le Pacte de responsabilité permettent une baisse de charges sur les salaires, avec l’ambition affichée de rétablir les marges des entreprises . En outre, le 355

Pacte de responsabilité prévoit l’abaissement puis la suppression de la C3S, qui avait été appelée de ses voeux par l’AFEP et le MEDEF. Il s’agit d’un impôt qui concerne les entreprises ayant un chiffre d’affaire supérieur à 760 000€, soit moins de 10% des entreprises en 2007 selon les chiffres de l’INSEE. Lors de la présentation à la commission des affaires sociales du projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif 2014 par le gouvernement, Bernard Accoyer s’exclame ainsi: « Nous

constatons que le gouvernement a cédé aux lobbies ! » . De même, lors de notre 356

entretien, Charles de Courson nous dit: « « Et puis ils ont obtenu la suppression de

l’incroyable C3S […] C’est un impôt qui frappe surtout les très grandes boîtes. Un jour je dis à Sapin « Vous avez le don pour faire des choses illisibles, incohérentes », qui me répond « Mais c’est pas moi, c’est le patronat qui a demandé ! ». […] Bon c’est vrai que Gattaz dans les arbitrages internes au patronat a demandé l’abrogation de la C3S, qui frappait surtout la grande distribution, les compagnies d’assurance etc. Ce qui est une connerie économique ! C’est une imbécilité cet impôt mais bon c’était quand même pas la priorité ! Le problème de la compétitivité il est quand même plus dans le secteur industriel, dans le secteur disons exposé, qui concerne aussi les services mais pas le secteur banque/assurance etc » . Ces déclarations sont le fait de députés de 357 "Nous, dirigeants des plus grandes entreprises… », Le Journal du Dimanche, 28/10/2012.

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Conférence de presse de François Hollande, 14 janvier 2014.

355

Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics, de Mme Marisol

356

Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé et de M. Christian Eckert, secrétaire d’État au budget auprès du ministre des finances et des comptes publics sur le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014. Commission des affaires sociales, Mercredi 18 juin 2014, Compte rendu n° 51

Entretien avec Charles de Courson, pré-cité.

l’opposition, et pourraient relever de la simple critique du gouvernement. Cependant, elles concordent avec les témoignages tant des représentants patronaux eux-mêmes que des acteurs de l’exécutif. Ainsi, l’AFEP écrivait en 2012 que plusieurs mesures prises par le gouvernement en 2012 « visaient à répondre [à ses] demandes » . Le discours 358

des conseillers que nous avons rencontrés va également dans ce sens. Par exemple, l’un des conseillers de Pierre Moscovici nous répète à plusieurs reprises que le président de la République « écoute beaucoup les industriels ». Le conseiller de François Hollande à l’Elysée nous confirme également le choix du gouvernement d’être particulièrement attentifs aux revendications patronales: « Ce qui est certain c’est que les organisations

patronales, quand vous concevez ce type de politique, sont consultées. Vous discutez avec. Mais c’est très classique ! Je veux dire, de toute façon comme l’objectif c’est pas de faire le bonheur des gens contre leur volonté, il faut quand même avoir une vague idée de ce qui correspond aux attentes de leurs mandants. » . Nous avons montré dans 359

le deuxième chapitre que les représentants patronaux avaient pesé sur l’agenda des réformes en 2012. Ces multiples exemples vont dans le sens d’une attention particulière portée aux intérêts défendus par les représentants patronaux dans la conception-même de la politique de compétitivité.

Or, la vocation des syndicats patronaux n’est pas de poursuivre l’intérêt général, mais de répondre aux intérêts de leurs adhérents, et, à défaut de pouvoir tous les représenter, du plus grand nombre ou des plus puissants d’entre eux. Comme tout autre intérêt particulier, il peut difficilement concorder à lui seul avec l’intérêt général. Lorsque nous avons rencontré Philippe Askénazy, qui travaille avec les partenaires sociaux au sein du comité de suivi du CICE, il nous a ainsi affirmé: « Je le vis de

l’intérieur: l’objectif premier du Medef c’est de restaurer les marges des entreprises. À la limite, l’emploi en France c’est pas son problème ».

La transformation des modes de gouvernement modifie le mode de définition de l’intérêt général, de plus en plus assimilé en pratique à la prise en compte des demandes de chaque groupe dans la société; ce qui constitue en soi une rupture politique dans la tradition française. La politique de compétitivité décidée par François Hollande et le gouvernement socialiste en 2012 l’a encore accentuée en choisissant de

AFEP, Compétitivité et attractivité de la France, Décembre 2012, p.4

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Entretien avec B., pré-cité.

ne prendre en compte les demandes que d’une frange très spécifique de la société, peu importe sa base électorale.

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