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Le cloisonnement de la pensée au sein de l’élite dirigeante.

C. Un personnel dirigeant porteur d’une vision dépolitisée de l’économie.

2. Le cloisonnement de la pensée au sein de l’élite dirigeante.

La compétence économique des conseillers ministériels repose principalement sur « l’expertise légitime » établie par l’administration. Mais elle rejoint la théorie économique dominante dans l’espace médiatique, et montre un cloisonnement de la pensée au sein de « l’élite dirigeante ».

En 2012, les conseillers économiques sont très majoritairement issus de Bercy, et particulièrement de la DGT. Ils ont donc pratiqué, voire appris l’économie au sein de

l’administration qui dispose des outils de modélisation de l’économie qui permettent notamment d’évaluer l’impact des mesures prises par un gouvernement. Sur son site, il est ainsi écrit que: « La direction générale du Trésor établit des prévisions économiques

et conseille les ministres sur les politiques économiques et les politiques publiques dans les domaines financier, social et sectoriel.» . Même si les mécanismes économiques 273

qu’ils « apprennent » et qu’ils intègrent, parce qu’ils sont quotidiennement amenés à les manier, s’appuient sur des modèles économétriques dont les résultats se veulent « scientifiques » - parce que mathématiquement établis -, ils reposent sur des postulats théoriques qui sont, comme toute théorie, discutables voire contestables.

A la DGT, l’outil le plus utilisé depuis 2002 est le « modèle Mésange » . Selon une 274

présentation du modèle faite par la direction du Trésor, il s’agit d’un « modèle d’offre

globale » dans lequel « l’équilibre de long terme peut donc être déduit du comportement des entreprises et du processus de négociation salariale entre les employeurs et les salariés » . Décrit comme « néo-keynésien », il intègre plusieurs postulats de la 275

théorie néoclassique. Par exemple, la notion d’ « équilibre » est inspirée de « l’équilibre général walrasien » qui postule le mécanisme de prix comme régulateur de l’économie, principe fondamental du néolibéralisme. Il présuppose surtout que le chômage est causé par des salaires trop élevés , par une « rigidité » trop forte du « marché du travail » 276

alors que dans la théorie keynésienne, le marché du travail n’existe pas: les entreprises embauchent si elles anticipent de la demande, pas en fonction du prix du travail. Ainsi, le modèle préconise une baisse des charges sociales sur les salaires pour réduire le chômage, notamment les bas salaires. Les résultats mathématiques produits par le Trésor sont donc le produit d’un positionnement théorique.

Certains ont conscience de l’ancrage théorique du Trésor, à l’image de B. qui nous explique: « Moi j’ai appris l’éco plus sur le tas… Et puis au Trésor en fait, qui sont très

mainstream d’ailleurs ! Il faut faire très gaffe, c’est une école de pensée très carrée. ».

Les discours des membres de cabinet sont d’ailleurs très marqués par le modèle de pensée de leur administration d’origine: le même conseiller nous explique l’absence

http://www.tresor.economie.gouv.fr, « Missions et organisation ».

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Modèle Économétrique de Simulation et d'Analyse Générale de l'Économie

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C.KLEIN et O.SIMON, « Le modèle MÉSANGE nouvelle version réestimée en base 2000 », Les Cahiers de la

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DGTPE, Mars 2010. La DGTPE est l’ancienne dénomination de la Direction générale du Trésor (jusqu’en 2010).

Mésange utilise le modèle « WS-PS », qui postule une « relation croissante entre le salaire et le taux de chômage ».

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d’alternative à la baisse de charges sur les salaires pour améliorer la compétitivité. Il semble que, sur ce point, les énarques se retrouvent en position d’adhérer aux principes dominants dans l’administration économique plus qu’en position de les contester. C’est le cas de B., qui, comme Pierre-Emmanuel Thiard, nous affirme qu’ils « n’ont pas appris l’économie à l’ENA » parce que « à l’ENA on fait pas d’éco ». Ils intègrent donc d’autant plus facilement les connaissances économiques qui sont celles de l’administration pour laquelle ils travaillent. Toutefois, cette hypothèse supposerait un travail bien plus approfondi auprès de tous les conseillers concernés pour être confirmée.

Or, la théorie économique qui sous-tend les analyses du Trésor rejoint en large partie la théorie dominante dans le champ universitaire. Dans Verbatim, Jacques Attali relate l’entretien des économistes avec le Président de la République au moment de choisir de réorienter, ou pas, sa politique économique en faveur de la rigueur budgétaire. Il raconte une « cacophonie complète » d’avis tous aussi précis mais parfaitement contradictoires. François Mitterrand en aurait conclu que la réponse technique n’existait pas, et que son choix ne devait être que politique . En 2012, le débat entre les 277

économistes est bien plus policé, ou se donne à voir comme tel.

Ainsi, la préférence donnée à la « politique de l’offre » est presque unanime parmi les économistes qui s’expriment sur la compétitivité. Le rôle qu’ont joué les think tanks dans la structuration du débat sur la compétitivité est également une raison de l’apparente conformité des avis dans l’espace public: nous avions montré qu’ils étaient les vecteurs d’une uniformisation de la pensée économique en faveur des théories libérales . Dans la presse, rares sont ceux qui contredisent l’idée libérale qui consiste à 278

voir « dans les profits d’aujourd’hui les investissements de demain et les emplois d’après demain » . Si l’on regarde les articles publiés dans Le Monde entre 2012 et 279

2014 sur le sujet, les économistes « hétérodoxes » (c’est-à-dire n’appartenant pas au courant de pensée néo-libéral) n’interviennent qu’à la marge. Par exemple, en janvier 2012, lorsque le quotidien demande aux économistes de se prononcer sur le sujet «Améliorer la compétitivité de l’industrie française a un coût », Michel Didier et Patrick

J.ATTALI, Verbatim. 1981-1986, Bouquins, 2011. (Première édition en 1993).

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Voir notre précédent travail, Les think tanks dans l’élaboration de la politique publique.

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Dit « théorème de Schmidt », il résume la vision libérale de la croissance. A l’inverse, une vision keynésienne

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Artus, membres du cercle des économistes, se prononcent en faveur d’une baisse du coût du travail, face à Thomas Coutrot, membre d’Attac, qui plaide pour une vision de la compétitivité dégagée de la baisse du coût du travail. En mai 2013, le journal interroge 6 économistes sur « les réformes les plus urgentes à mener en France ». Henri Sterdyniak et Michel Aglietta se prononcent pour « revenir à une pensée stratégique » et « arrêter la rigueur »; les quatre autres déplorent des marges trop faibles pour les entreprises, une compétitivité à rétablir par la baisse des charges sur les salaires. La controverse existe, mais elle est minimisée par le poids conséquent accordé aux économistes libéraux.

Le même phénomène est à l’oeuvre dans le champ universitaire. Ainsi, dans le cadre de l’Association française de science politique, André Orléan déplorait dans un ouvrage de 2015 la sur-représentation de la théorie économique libérale dominante. Il montrait que, entre 2005 et 2011, seuls 5% des professeurs recrutés en économie s’inscrivaient dans un autre courant de pensée que le néo-libéralisme . Lorsque les conseillers 280

économiques nous parlent des économistes qu’ils consultent, ils nous parlent des « économistes classiques de la place de Paris », qui sont, pour une écrasante majorité, libéraux et favorables à une politique de l’offre. De même, à l’Elysée, le conseiller économique affirme « recevoir le patron de l’Institut Montaigne et de Terra Nova une

fois par mois ». Or, si leurs propositions sur les sujets de société peuvent être

différentes, ces deux think tanks portent la même vision de l’économie, et surtout la même vision d’une politique de compétitivité. En affichant ainsi leur accord, les économistes présentent leur diagnostic comme « indiscutable » et gagnent en crédibilité auprès des décideurs, qui semblent désormais avoir intégré la conception dominante de la théorie économique.

Cette vision de la « politique économique pertinente » ne s’arrête pas aux conseillers et aux économistes. Parce qu’elle fait de l’entreprise le coeur du fonctionnement de l’économie - et donc l’objet de toute les politiques économiques - elle emporte également l’adhésion des chefs de grandes entreprises. Or, au regard du profil de plusieurs dirigeants de grandes entreprises en 2012, nous avançons que la frontière poreuse entre la haute administration et l’entreprise privée favorise une uniformisation de la pensée au sommet de la pyramide sociale, dont la politique de

A.ORLEAN (dir.), A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? Manifeste pour une économie

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compétitivité de François Hollande est le produit. Louis Gallois en est un exemple type. En 2012, devant la commission des finances, il déclarait: « Pour ma part, bien que

nourri au keynésianisme, au point de le porter dans mes gènes, j’ai été obligé de virer ma cuti, parce que la France souffre d’un véritable problème d’offre » . Louis Gallois 281

est un homme de gauche, engagé pendant longtemps auprès de Jean-Pierre Chevènement, haut fonctionnaire formé dans les années 1970, à l’époque où la théorie keynésienne afférente au « référentiel modernisateur » est encore largement répandue dans les hautes sphères de l’Etat. Jusqu’en 2005, il est à la tête d’entreprises nationalisées (la Snecma puis la SNCF), puis prend la tête d’EADS en 2006. La transformation de sa pensée économique va de paire avec son parcours professionnel progressivement tourné vers l’entreprise privée; parcours similaire à celui de plusieurs dirigeants de grandes entreprises françaises. Ainsi, l’interpénétration des sphères économiques, administratives et politiques favorise une uniformisation des modes de pensée en faveur de la théorie économique libérale.

Faute de pouvoir être exhaustif, nous ne citerons ici que quelques exemples représentatifs de cette imbrication des sphères. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France depuis 2015, est diplômé de l’ENA en 1984, en même temps que:

- Guillaume Pépy, PDG de la SNCF et ancien conseiller de Michel Charasse au ministère du Budget en 1988 et de Martine Aubry au ministère de l’Emploi de 1997 à 2000;

- Philippe Wahl, PDG du Groupe La Poste et ancien conseiller de Michel Rocard entre 1981 et 1989;

- Pierre Moscovici, ministre de l’économie et des finances en 2012.

Il a conseillé Pierre Bérégovoy de 1990 à 1993, puis Dominique Strauss Kahn de 1997 à 1999, et Christian Sautter de 1999 à 2000. En 2003, il devient PDG de Cetelem, et directeur général délégué du groupe BNP Paribas en 2011. Il y côtoie:

- Jean-Luc Bonnafé, directeur général du groupe, sorti de Polytechnique en 1984 aussi, et membre du cabinet du ministre du redéploiement industriel de 1992 à 1993;

Audition de Louis GALLOIS devant la commission des finances de l’Assemblée nationale, 7 novembre 2012.

- Pierre Mariani, dirigeant de Dexia en 2012, conseiller de Nicolas Sarkozy de 1993 à 1995, et diplômé de l’ENA en 1982, avec Bruno Lafont, PDG de Lafarge de 2007 à 2015. Ce dernier est également administrateur d’EDF et d’Alcelor-Mittal.

On peut encore citer Jean-Charles Spinetta, diplômé de l’ENA en 1972, comme Louis Gallois, et membre de cabinets ministériels socialistes dans les années 1980. PDG de Air France KLM jusqu’en 2011, il cède le poste à Alexandre de Juniac, qui vient de passer 14 ans chez Thales -aujourd’hui dirigée par Patrice Caine, diplômé de Polytechnique en 1989 et conseiller de Laurent Fabius de 2000 à 2002 - après avoir été conseiller de Nicolas Sarkozy entre 1993 et 1994. Il intègre par la suite les cabinets de Christine Lagarde puis de François Baroin. Il est diplômé de l’ENA en 1988, comme: - Marc-Antoine Jamet, secrétaire général de LVMH et ancien conseiller de Laurent Fabius au ministère de l’Economie de 2000 à 2002;

- Nicolas Baverez, économiste membre de l’Institut Montaigne et ancien membre du cabinet de Philippe Séguin à l’Assemblée nationale;

- Nicolas Dufourq, aujourd’hui directeur général de la Banque publique d’investissement, membre de cabinet au ministère des Affaires sociales de 1992 à 1993, ancien directeur général de Wanadoo et directeur général adjoint de Capgemini. Cette dernière entreprise est dirigée par Pierre Hermelin depuis 2012, diplômé de l’ENA en 1978, conseiller de Jacques Delors entre 1981 et 1984 puis de Dominique Strauss Kahn entre 1991 et 1993.

Jean-Charles Spinetta siège encore aujourd’hui aux conseils d’administration d’Alcatel- Lucent, Saint-Gobain et Engie. La deuxième est dirigée depuis 2007 par Pierre-André de Chalendar, inspecteur des finances et diplômé de l’ENA en 1983, tandis qu’Engie est dirigée depuis 2007 par Gérard Mestrallet, diplômé de l’ENA en 1978 et conseiller de Jacques Delors de 1982 à 1984.

Un autre exemple est celui de Bernard Sptiz, président de la Fédération française des assurances depuis 2008 et membre du bureau du MEDEF, également ancien conseiller de Michel Rocard entre 1988 et 1991. Il est diplômé de l’ENA en 1986, la même année que:

- Augustin de Romanet, PDG des Aéroports de Paris depuis 2012, membre de cabinet de la droite au pouvoir dans les années 1990 et secrétaire général adjoint de l’Elysée de 2005 à 2006;

- Clara Gaymard, membre de cabinet du gouvernement de droite en 1995 et directrice générale de General Electric France depuis 2006;

- Dominique Lefebvre, député de la majorité socialiste, ancien conseiller de Michel Rocard à Matignon et défenseur de la politique de baisse des charges du gouvernement; - Christophe Chantepy, directeur de cabinet de Jean-Marc Ayrault en 2012.

Ils ont côtoyé les diplômés de 1987, parmi lesquels:

- Stephane Richard, PDG de Orange en 2012, conseiller de D.Strauss Kahn de 1991 et 1992, numéro quatre de Veolia entre 2003 et 2007 puis directeur de cabinet de Jean- Louis Borloo et Christine Lagarde;

- Bruno Deletré, conseiller d’Alain Madelin puis de Jean Arthuis de 1995 à 1997, avant d’entrer chez Dexia puis à la BPCE. Il est aujourd'hui directeur général du Crédit foncier de France.

Parmi les membres de cabinet de la droite entre 95 et 97, on compte également Patrick Pouyanné, diplômé de Polytechnique en 1986, qui a remplacé Christophe de Margerie à la tête de Total en 2014. Enfin, on peut noter que, depuis 2015, l’Association des entreprises privées, principal lobby patronal, est dirigée par Pierre Pringuet, polytechnicien et conseiller de Michel Rocard entre 1981 et 1985.

La liste pourrait être allongée. Entre 2012 et 2014, ce sont ainsi entre 30% et 40% des 282

présidents ou directeurs généraux d’entreprises du CAC40 qui ont fait l’ENA ou Polytechnique, sont passés en cabinet (de droite comme de gauche) puis ont intégré une grande entreprise privée. Nous n’avons pas eu le temps de nous intéresser aux conseils d’administration, mais les interconnexions sont connues depuis longtemps et montreraient sans doute une imbrication plus profonde encore. Il ne s’agit pas d’affirmer l’existence d’une connivence entre ces acteurs - que nous ne pouvons pas établir - mais de montrer que les parcours professionnels et les formations similaires accentuent l’uniformisation de la pensée au sommet de la pyramide sociale, et, a

minima, entrainent une convergence des intérêts. Ces phénomènes sont sensibles lors

d’événements comme les Rencontres économiques d’Aix en Provence. Par exemple, en 2015, le président du Cercle des économistes s’adresse publiquement au ministre de l’Economie en le tutoyant et en l’appelant « Emmanuel ». De même, en 2012, lorsque le modérateur de la table ronde demande à Pierre Moscovici de livrer au public le contenu

Nous avons regardé sur deux ans. Nous donnons une fourchette en raison des changements de dirigeants ou des

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de ses échanges avec Mario Monti et que le ministre refuse, il insiste en déclarant : « Mais nous sommes entre nous, Monsieur le Ministre » . La phrase, bien que 283

prononcée sur le ton de l’humour, sous-tend l’existence d’un entre-soi, déjà décrit en 1989 par Pierre Bourdieu dans La noblesse d’Etat.

Le fonctionnement en vase clos d’une partie conséquente de l’élite dirigeante cloisonne ainsi la pensée économique de cette élite, d’autant plus que la situation de 2012 voit arriver au pouvoir un président et un ministre de l’économie qui ont un profil « économique » et une formation similaire à leurs propres conseillers, et à une partie des dirigeants français de grandes entreprises. Or, tous contribuent à faire de la question économique le monopole des experts.

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