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Théories de production et de partage

2.1.5 Les usages des Médias

2.1.5.2 Théories de production et de partage

Afin de saisir la complexité des motivations qui se cachent derrière la production et le partage de contenu sur Internet, il est important d’en examiner les différentes théories.

Lorsque l’on parle de partage, on se réfère à la théorie de Limor Shifman selon laquelle le partage implique la distribution (c’est-à-dire le fait de transmettre un contenu sans le modifier) et la communication (c’est-à-dire le fait de faire part d’un message personnel ou d’une position particulière en rapport avec une problématique politique, dans le but de créer ou de renforcer une identité de groupe) (2015 : 9). Pour Lisii Laineste, autre théoricienne du net, le partage sur Internet est devenu une logique culturelle centrale (2016 : 2). Elle explique qu’à travers le partage, les internautes s’engagent dans une collectivité dans le but de contribuer à ce qu’elle appelle la

« mémoire sociale ». Le web 2.0 a apporté au partage l’élément de l’intertextualité,

c’est-à-dire un contenu mixte qui peut contenir du texte, des images, des vidéos et de la musique à la fois, le tout en temps réel (ibidem).

2.1.5.2.1 Le « meaning-making »

Aujourd’hui, lorsqu’un contenu est partagé sur le Web, il traverse généralement un processus de resémiotisation, c’est-à-dire le fait de prendre du contenu amateur ou médiatique et de le repartager sous une forme modifiée. Ce processus est essentiellement utilisé pour rendre un contenu cohérent face à des situations et des problématiques actuelles. L’une des motivations premières derrière le partage sur internet serait donc de réajuster du contenu culturel afin de le rendre plus cohérent et pertinent pour son entourage : il s’agit de ce que Shifman caractérise de meaning-making (2015 : 3). Selon elle, « this notion helps to describe how different groups and individuals interpret de de- and retextualise the same cultural units ». Cette modification de contenu dépend donc de l’environnement culturel dans lequel un internaute se trouve, et peut expliquer la raison derrière les milliers de modifications d’un même meme. Cela rejoint la théorie de Walter Lippman, exprimée dans le chapitre douze de son œuvre Public Opinion, intitulé « Self-Interest Reconsidered ».

Il prend l’exemple d’un fait relaté par une personne : la version du narrateur initial, c’est à dire, la première version, ne maintient pas sa forme et ses proportions. En effet, au fil de la transmission de ce fait, il est modifié par les personnes qui le partagent à leur tour, suivant leur perspective personnelle. Pour lui, « the more mixed the audience, the greater will be the variation in the response. For as the audience grows larter, the number of common words diminishes. Thus, the common factors in the story become more abstract. This story, lacking precise character of its own, is heard by people of highly varied character. They give it their own character. » (1922 : 110). Alors que la théorie de Lippman a été conçue bien avant l’avènement du Web 2.0 et du meme, elle peut facilement être appliquée aux phénomènes de modification et de transmission de contenu sur les réseaux. En donnant l’exemple d’un consommateur de médias de masse, il explique que « what reaches him of public affairs, a few lines of print, some photographs, anecdotes, and some casual experience of his own, he conceives through his set of patterns and recreates with his own emotions. (…) He takes his stories of the greater environment as a mimic enlargement of his private life » (1922 : 111). L’idée première de Lippman concerne les objets tangibles, comme une

photo ou une phrase lue dans un journal papier, ainsi que les objets immatériels comme une anecdote ou une expérience personnelle et implique un partage et une transmission orale d’un contenu modifié par le consommateur. Cependant, le processus est le même sur les réseaux, avec comme seule différence le fait de pouvoir être transmis en temps réel, à tout moment, et à un plus large public grâce au simple clic d’une souris.

2.1.5.2.2 La théorie des usages et gratifications

Même si cette théorie est principalement utilisée dans le but de déterminer les motivations à consommer un média, elle peut nous éclairer sur les motivations de partage. Initialement émise par Katz et Al. (1973), elle explique que les raisons de la consommation (et par analogie, le partage) de contenu médiatique sont en lien avec l’individu même. En effet, les auteurs illustrent la gratification dichotomique que procure un média à son audience. L’audience voit un contenu média comme étant soit

« fantasist-escapist », soit « informational-educational » (Katz et Al., 1973 : 512): le premier est un contenu produit dans le but de divertir, et qui offre une gratification immédiate au consommateur en lui permettant de s’échapper de la réalité. Le second propose un contenu plus soutenu, qui offrira de la gratification au consommateur sur le long terme de par l’information et les connaissances qu’il peut lui procurer. Katz et Al. vont plus loin dans cette analyse, en revisitant l’interprétation des médias de Laswell (1948) qui postule que la fonction des médias peut être répartie en quatre catégories : la surveillance, la corrélation, le divertissement et la socialisation. Ces quatre catégories représentent, comme la théorie l’indique, des sources de gratification intrinsèques aux médias. Ces gratifications constituent également des besoins primaires de l’humain, que l’on retrouve dans la pyramide de Maslow (1954).

En prenant l’exemple de la surveillance, un consommateur va tout d’abord chercher à se protéger, en se tenant à jour sur ce qui se passe autour de lui afin d’être prêt à réagir s’il le faut – un aspect qui rappelle le « besoin de sécurité » exprimé par Maslow (1954). Mais cette fonction va également satisfaire sa curiosité concernant des faits divers et variés, lui procurant de la gratification instantanée.

La corrélation va lui permettre d’établir des liens entre le contenu qu’il consomme, ainsi qu’entre des aspects dans sa vie de tous les jours, lui offrant ce que Katz caractérise de « cognitive mastery of the environment » (1973 : 512). Cette confiance

en ses capacités constitue un aspect fondamental du besoin humain, le « besoin d’accomplissement de soi » illustré également par Maslow dans sa pyramide. En parallèle, la gratification proviendra de cette meilleure connaissance de lui-même et de son entourage. Un contenu médiatique divertissant lui permettra de réduire la tension ou l’anxiété accumulée au quotidien – un besoin de base qui se retrouve dans le « besoin de sécurité » de Maslow, et qui se transforme en gratification lorsqu’il lui permet de voyager en s’échappant de sa vie de tous les jours.

Enfin, un contenu médiatique pourra être partagé avec son entourage, instantanément, ou différé dans le temps lorsqu’il en discute avec ses proches. Ce partage remplit deux besoins fondamentaux cités par Maslow : Le « Besoin d’estime » accomplit par le fait de prendre parti dans des conversations groupées en partageant ses connaissances avec son entourage, et le « Besoin d’appartenance » qui est comblé l’intégration dans une communauté d’individus qui consomment le même contenu.

Cette théorie des usages et gratifications a de nombreux points communs avec les nouvelles théories sur la production et le partage de contenu en ligne : en effet, il semble que les besoins primaires qui poussent un individu à produire et partager du contenu, ainsi que les gratifications qui en résultent sont les mêmes. Louis Leung a tenté d’appliquer la théorie de Katz et. Al. au cas d’internet (2013). Il a trouvé que les motivations principales qui poussent un individu à aller sur internet, soit de partager sur les réseaux sociaux et de produire son propre contenu, est motivé par un grand nombre de besoins et de gratifications : « these motivations include information exchange, conversation and socializing, information viewing, entertainment, information and education, escape and diversion, reassurance, and fashion and status » (2013 : 998). Elles entrent dans les quatre grandes catégories mentionnées ci-dessus.

2.1.5.2.3 La gratification émotionnelle

Dans son analyse de la plateforme sociale Vine, Vittorio Marone émet l’hypothèse selon laquelle une grande partie du contenu de Vine est créé dans le but d’apporter du bonheur et de faire rire son public. Selon lui, 44.1% des Vines publiés sur la plateforme se trouvent dans la catégorie « Just for fun » et ne semblent pas contenir d’autres messages sous-jacents. Limor Shifman corrobore cette théorie en émettant

l’idée selon laquelle les personnes partagent majoritairement du contenu qui les stimule émotionnellement de manière positive. Le contenu positif génère « a feeling of elevation in the face of something greater than oneself » (2018 : 67). Elle utilise l’exemple du contenu humoristique, ou bien de contenu qui illustre des personnes surmontant l’adversité, des photos et des vidéos de merveilles du monde, ou encore des découvertes scientifiques pour le bien de l’humanité. Cette catégorie de contenu a tendance à procurer une sensation de bien-être à celui qui le visualise, et lui donne envie de le partager avec son entourage pour, à son tour, leur procurer le même effet.

Selon Leung, le besoin de divertissement (« entertainment needs ») lié à sa théorie des usages et des gratifications sur internet est essentiel aux utilisateurs. C’est la quatrième raison principale liée à la production et au partage de contenu sur le Web, dans le but de se relaxer, de s’amuser, ou de passer le temps (2013 : 999). En plus d’augmenter les chances d’être partagé, un contenu humoristique a plus souvent tendance à être imité ou reproduit par ses consommateurs « given its association with playfulness, incongruity and feelings of superiority » (Shifman, 2016 : 96). Si l’on suit la théorie du Meaning-Making, le contenu reproduit par le destinataire sera inévitablement modifié. Cela explique en grande partie pourquoi les memes, qui véhiculent essentiellement des émotions positives, sont aussi rapidement transmis et aussi aisément modifiés. Au contraire, le contenu négatif tel que les vidéos choquantes dépeignant de la violence ou de la maltraitance aura moins tendance à être partagé, à moins de contenir des notes d’humour (des critiques humoristiques d’un régime injuste ou des parodies d’un gouvernement mauvais ou d’une situation désagréable par exemple). Mais d’une manière générale, elle explique que « stories that made people sad (but not angry or anxious) did not propagate well (…) because sadness is a deactivating emotion » (2018 : 68).

2.1.5.2.4 La gratification personnelle

Les destinataires ne sont pas les seuls à profiter des apports psychologiques du partage de contenu positif sur les réseaux. Limor Shifman explique que « four criteria seem to be applicable to the act of sharing content on social media : the provocation of strong emotions, creativity, prestige and positioning » (2016 : 94). L’émetteur bénéficie également d’émotions positives lorsqu’il partage du contenu avec son entourage. Shifman explique qu’un utilisateur va plutôt publier du contenu étonnant,

intéressant ou utile par exemple, parce que le bonheur que ce contenu provoque envers son entourage se reflète sur la personne l’ayant partagé. Cette personne se sentira plus confiante, plus importante, et aura l’impression d’avoir un impact positif au sein de son réseau lorsqu’un contenu qu’elle a partagé a du succès : « they prefer spreading content that makes others feel good and at the same time reflects on themselves as upbeat and entertaining » (Shifman, 2016 : 67). Dans l’étude faite par Louis Leung sur les motivations derrière le partage et la production de contenu sur les réseaux sociaux, il a trouvé que la majorité des participants prétendaient le faire pour des raisons liées à leurs besoins sociaux et d’affection (« social and affection needs ») (2013 : 999). Un internaute gagne aussi à partager son contenu pour se démarquer des autres en se montrant créatif et connecté. (Shifman, 2016 : 31). L’auteur Vittorio Marone explique qu’alors qu’une majorité du contenu publié sur Vine est humoristique, la plateforme est également utilisée comme « confessional » pour ses utilisateurs, qui leur permet d’exprimer des émotions, des idées ou des réactions. Il semblerait donc que la création et le partage de contenu jouent le rôle d’une échappatoire et aient un impact cathartique sur son producteur. Le sondage de Leung (999 : 2013) corrobore cette idée en montrant que les répondants ont prétendu partager et produire du contenu afin de se libérer d’émotions négatives (« venting negative feelings »).Alors que Shifman émet l’hypothèse selon laquelle un utilisateur ne va pas forcément produire du contenu (comme un meme) dans le but d’obtenir une certaine notoriété ou de devenir célèbre, le prestige est tout de même un aspect non négligeable dans la création et le partage de contenu. Comme vu ci-dessus, certaines plateformes telles que YouTube ou TikTok ont propulsé des créateurs au statut de célébrité, leur permettant par la suite d’en tirer de substantiels revenus (comme avec l’exemple du jeune chanteur Justin Bieber, qui a commencé en publiant du contenu amateur sur YouTube et qui fait parti des dix des célébrités les plus influentes d’aujourd’hui, selon Forbes Magazine). De plus, un utilisateur qui partage du contenu à succès gagnera en prestige auprès de son entourage, et obtiendra un type de label de qualité métaphorique auprès de son audience. Il exercera donc une plus grande influence.

Partager du contenu avec autrui peut aussi jouer en la faveur de l’utilisateur qui en est la source. De cette manière, il pourra montrer son soutien et son alliance envers une cause particulière, ce que Shifman caractérise de positionnement. Ce positionnement offre à l’utilisateur une gratification liée au « besoin d’estime », car il sera reconnu par son entourage comme étant un citoyen engagé. Ce dernier critère est étroitement lié

à la théorie de l’engagement civique sur les réseaux que l’on abordera plus tard. Par le fait que cet engagement civique est étroitement lié au « besoin d’estime » cité par Katz et. Al, il n’est pas forcément le fruit d’une réelle envie de faire changer les choses (bien que cela puisse être le cas dans certaines situations). En effet, l’étude de Leung (2013) montre que la troisième raison la plus citée concernant le partage et la production de contenu est le besoin de reconnaissance (« recognition needs ») motivée par l’envie de promouvoir ou publiciser leur expertise liée à un sujet, établir une identité personnelle forte, et gagner le respect et le soutien de ses paires.

Leung cite le besoin cognitif (« cognitive needs) comme la cinquième principale motivation derrière le partage et la production de contenu sur internet. Selon lui, un usager aura recours à de telles pratiques dans le but d’élargir ses connaissances et de perfectionner son mode de pensée (2013 : 999).

2.1.5.2.5 La réassurance en cas de crise

Une motivation moins commune, mais très actuelle derrière le fait de créer, de consommer et de partager du contenu mémétique est ce que Liisi Laineste nomme

« Règle des 3 C » (2016 : 1030). Cette règle suit l’idée de la sélection émotionnelle de contenu, qui illustre le besoin de ressentir ou de véhiculer certaines émotions à travers son activité sur les réseaux. Selon l’auteur, certains évènements de crise ou de catastrophe poussent les internautes à produire, à consommer et à partager du contenu sur les réseaux dans le but de se sentir unis avec leur entourage face à l’objet de la crise: « The emphasis of the previous literature on the Three C’s contains an important insight – that for social selection to occur, ideas must tap into an emotional reaction that is consistent across people. Indeed, one way to create strong, consistent emotional reaction is to have people confront a common external crisis, conflict of catastrophe » (ibidem).