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La théorie spinoziste de l’être s’opposant à la fois à la doxa ontologique

1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

1.2. LE PROBLÈME DE L’UNIVOCITÉ DE L’ÊTRE : DOXA ET PARADOXE AU

1.2.4. La théorie spinoziste de l’être s’opposant à la fois à la doxa ontologique

théologique thomiste

La doxa ontologique d’Aristote consiste en deux aspects fondamen- taux : le sens commun distributif et le bon sens ou sens premier. D’une part, l’être se distribue inégalement dans ses sens différents ; d’autre part, il y a un sens suprême parmi ses sens, et tous les autres sens dépendent de ce sens su- prême. Ainsi, le principe du paradoxe ontologique doit s’opposer à ces deux exigences de la doxa ontologique : il doit affirmer en même temps la nature collective de l’être qui assure l’égalité de ses sens et la nature différentielle de l’être qui assure l’hétérogénéité de ses sens.

Le paradoxe ontologique se fondant sur l’univocité de l’être n’adopte pas la conception d’un être simple et vide, c’est-à-dire l’univocité de l’être ne veut pas dire que l’être est « un-simple » (il peut bien être « un-multiple », à savoir une Multiplicité). Donc, l’être se dit en plusieurs sens ne contredit pas le principe de l’univocité de l’être. Mais ce dont il s’agit vraiment dans l’univocité de l’être, c’est que la pluralité de sens n’implique pas la pluralité des êtres, en d’autres termes les sens multiples de l’être ne divise pas l’être en genres d’être discrets (la division de l’être implique la finitude des essences de l’être, ce qui est absurde). Pour cette raison, une ontologie pure se basant sur l’univocité de l’être doit d’abord montrer l’unité fondamentale dans l’être des sens différents de l’être.

Nous avons rencontré le problème de la démonstration de l’unité fon- damentale à propos des formalités différentes en exposant le paradoxe théolo- gique de Duns Scot. Dans ce contexte-là, la démonstration procède en fonc- tion de la logique concernant le sens et le désigné : les sens multiples sont les expressions d’un seul et même désigné (étoile du soir-étoile du matin). Cette même démarche est employée aussi par Spinoza quand le philosophe dé- montre l’unité des attributs hétérogènes (les sens de l’être) dans la substance (l’être). Il écrit par exemple dans sa lettre à Simon de Vries que « [j]’entends par Israël le troisième patriarche, et par Jacob le même personnage auquel le nom de Jacob a été donné parce qu’il avait saisi le talon de son frère. J’entends par plan ce qui réfléchit tous les rayons lumineux sans altération ; j’entends par blanc la même chose à cela près que l’objet est dit blanc par un homme qui regarde le plan »1.

1

Lettre 9 à Simon de Vries, in Œuvres de Spinoza IV : Traité politique. Lettres, traduction et notes par Ch. Appuhn, Paris, Flammarion, 1966, p. 151.

Néanmoins, comme nous l’avons vu plus haut, pour montrer l’unité dans l’être des sens multiples de l’être d’une manière beaucoup plus profonde et subtile, Spinoza met en jeu la théorie de l’infinitésimal impliquée dans le calcul différentiel du XVIIème siècle qui fonde sa conception de la distinction

réelle non-numérique. Les attributs en tant que sens de l’être sont comme les parties intensives, à savoir les infinitésimaux ou différentiels, de la substance qu’est l’être, ils n’existent qu’ensemble sous les rapports réciproques. Les at- tributs sont tout à fait hétérogènes l’un à l’autre, leur distinction est bien réelle. Mais l’hétérogénéité des attributs réellement distincts ne signifie pas qu’ils sont les entités discrètes qui s’opposent et se limitent l’une à l’autre, ils sont une Multiplicité purement positive et infinie dont le principe intrinsèque n’a rien à voir avec la règle numérique de l’addition.

Deuxièmement, il faut montrer que les attributs réellement distincts sont rigoureusement égaux, que nul n’est supérieur aux autres. En d’autres termes, il faut montrer que l’être est collectif par rapport à ses sens. La nature collective implique l’univocité et l’égalité, et l’exemple le plus simple des ins- tances jouissant de la nature collective est le genre aristotélicien : un genre se dit en un seul et même sens de toutes ses espèces. Néanmoins, la démonstra- tion spinoziste de la nature collective de la substance procède d’une manière totalement différente. Pour lui comme pour Aristote, l’être n’est pas un genre (la structure conceptuelle totale reposant sur les genres et les espèces est née de l’imagination et pour cette raison simplement fictive), le rapport de la subs- tance avec ses attributs n’est donc pas celui du genre avec ses espèces. En fait, comme le montre les deux textes suivants, la substance est l’attribut sont le même :

J’entend par attribut tout ce qui se conçoit par soi et en soi, de sorte que le concept d’un tel attribut n’enveloppe pas le concept d’une autre chose1.

J’entend par substance ce qui se conçoit par soi et en soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’implique le concept d’aucune autre chose2

.

Bien sûr, il y a une différence entre la substance, absolument infinie, et les at- tributs, infinis dans leurs genres. Mais il nous semble qu’il est mieux de dire que la substance et l’attribut sont deux façons de percevoir la même Nature infi- nie : la substance est la Nature vue du point de vue de l’absolument infini,

1 Lettre 2 à Oldenburg, in Œuvres de Spinoza IV : Traité politique. Lettres, op. cit., p. 123. 2

tandis que l’attribut est la Nature vue du point de vue de l’infini dans un genre spécifique. Ainsi, la substance, dans une perspective déterminée, est un attri- but. Chaque attribut est la substance elle-même, non pas dans la perspective de l’absolument infini, mais dans la perspective de l’infini dans un genre spéci- fique. Pour cette raison, tous les attributs sont égaux, parce que tout attribut est la substance « vue » dans une perspective déterminée et que la substance est égale à soi-même. S’opposant au sens commun distributif, l’être spinoziste est réellement collectif parce qu’il est également tous les attributs ; s’opposant au bon sens ou sens premier, les attributs spinozistes, complètement infinis dans leurs genres respectifs, sont égaux l’un à l’autre. L’ontologie spinoziste dépasse ainsi l’ontologie aristotélicienne en tant que doxa ontologique ou mé- taphysique par excellence.

La doxa théologique de Saint Thomas consiste en deux aspects aussi : le sens commun entre l’être infini et l’être fini et le bon sens ou sens premier comme l’être infini de Dieu. Duns Scot, avec sa doctrine de la neutralité de l’être, dépasse cette doxa théologique thomiste en proposant que l’être en soi, étant absolument neutre, se dit en un seul et même sens de Dieu au niveau logique et métaphysique. L’infinité de l’être de Dieu et la finitude de l’être des choses mondaines ne sont que deux modes de l’être en soi qui n’est ni infini ni fini. Donc, la différence ontologique à l’égard de Dieu et des choses mon- daines est seulement de modalité : l’être de Dieu et l’être des choses mon- daines représentent seulement deux modes différents d’un seul et même être. Néanmoins, pour éviter le panthéisme, Duns Scot annonce que la thèse de la neutralité de l’être ne vaut qu’au niveau logique ou métaphysique, la thèse de l’analogie déploie pleinement sa puissance au niveau physique ou réel. Dans la réalité, l’être infini de Dieu est infiniment éminent par rapport aux êtres finis. La tâche de l’ontologie pure de Spinoza consiste précisément à affirmer la thèse que l’être se dit en un seul et même sens de Dieu et des choses finies

dans le réel.

La doxa théologique affirme que l’être infini de Dieu, infiniment émi- nent par rapport aux êtres finis, est absolument transcendant. Au contraire, le panthéisme spinoziste affirme que Dieu est dans les choses finies en même temps que les choses finies sont dans Dieu : il n’y a pas de place pour la trans- cendance, l’immanence est le tout, εν ν α. Selon Deleuze, le spinozisme, pour démontrer ce panthéisme univoque, met en œuvre le concept de la dis- tinction formelle de Duns Scot, « un des ses concepts les plus originaux » : Dans la conception spinoziste d’une distinction réelle non numérique, « on n’aura pas de peine à retrouver la distinction formelle de Scot. Bien plus, la distinction formelle cesse avec Spinoza d’être un minimum de distinction

réelle, elle devient toute la distinction réelle, donnant à celle-ci un statut exclu- sif »1. L’on sait que la distinction formelle telle qu’elle est conçue par Scot s’établit entre les formalités ultimes constituant la nature d’une chose. Selon le commentaire de Deleuze, il est tout à fait légitime de faire une synthèse con- ceptuelle entre la distinction formelle de Duns Scot et la distinction réelle de Spinoza : chez Spinoza, la distinction réelle est bien formelle. Pourquoi ajouter une telle caractérisation à la distinction réelle ? Pourquoi la distinction for- melle donne-t-elle un « statut exclusif » à elle ? Notre réponse est la suivante : la distinction, considérée seulement comme réelle, accentue l’hétérogénéité et l’unité des attributs ; considérée comme formelle, elle accentue le fait que les attributs, étant réellement distincts, sont les formes univoques (formalis) qui se

disent en un seul et même sens de l’infini et des finis. Les formes univoques que sont

les attributs constituent l’essence de la substance d’une part et contiennent les essences des modes singulières d’autre part :

Chez Spinoza […], l’Être univoque est parfaitement déterminé dans son con- cept comme ce qui se dit en un seul et même sens de la substance qui est en soi, et des modes qui sont en autre chose. Avec Spinoza, l’univocité devient l’objet d’affirmation pure. La même chose, formaliter, constitue l’essence de la substance et contient les essences de mode2.

Comme nous le verrons, l’attribut, c’est-à-dire la substance vue dans un genre spécifique, est une série intensive de la qualité infinie dont les degrés sont les essences singulières en tant qu’individus. En d’autres termes, un mode est un degré de la série intensive d’attribut qui est elle-même une partie inten- sive de l’absolument infini3.

1 SPP, p. 56. Voir aussi p. 55 : « La distinction formelle est bien une distinction

réelle, parce qu’elle exprime les différentes couches de réalités qui forment ou constituent un être. En ce sens elle est dite formalis a parte rei ou actualis ex naturarei ».

2

SPP, p. 58.

3 Note sur la controverse sur la distinction formelle – Pour Ch. Ramond, auteur de Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza (Paris, PUF, 1995), la réélaboration deleuzienne de la

doctrine spinoziste des distinctions marque une tentative remarquable « pour unifier conceptuellement la multiplicité des attributs chez Spinoza » (p. 121). Néanmoins, une telle démarche est illégitime pour lui parce qu’elle dénature le rapport entre la substance et les attributs en introduisant une hiérarchie entre les deux instances. En effet, Ramond jette la théorie de la distinction réelle et formelle dans le domaine du problème traditionnel du rapport entre l’Un et le multiple. Selon lui, l’idée centrale de Deleuze pour résoudre le problème concernant l’unité de la substance et la pluralité des attributs est le principe de

distinction, parce que celui-ci « possède à la fois les caractéristiques de la distinction réelle

(diversité des objets considérés) et celles de la distinction modale (unité de leur tout) » (ibid.). Et ce principe spécifique de distinction tel que le conçoit Deleuze concerne

« l’hypothèse d’une « distinction formelle » entre la Substance et les Attributs » (ibid.). Néanmoins, une telle caractérisation est complètement fausse. Deleuze ne dit jamais lui- même que la distinction formelle s’établit entre la Substance et les attributs. En fait, entre la Substance et les attributs, il n’y a qu’une distinction de raison. La raison pour laquelle Ramond veut faire de la distinction formelle telle qu’elle est interprétée par Deleuze une distinction entre la Substance comme « une » et les attributs comme « multiple » est qu’il a l’intention de prouver que Deleuze, admettant une supériorité de la Substance par rapport aux attributs, ramène le spinozisme à une variante du néoplatonisme. En exposant la nature de la distinction formelle, Deleuze dit très clairement que « parmi les nombreux sens du mot « formel », nous devons tenir compte de celui par lequel il s’oppose à « éminent » ou à « analogue » » (SPP, p. 50). La distinction formelle chez Spinoza, selon Deleuze, manifeste effectivement l’univocité des attributs en tant que formes d’être infinies qui se disent en un seul et même sens de la Substance et des modes.

1.3.D’UNEINFINITÉDEFORMESAUXDEUX PUISSANCES