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L’individuation intensif comme le principe dirigeant de l’actualisation

2. L’IDÉEL ET L’INTENSIF

2.3. L’ÉTUDE DU RAPPORT ENTRE LA DIALECTIQUE VIRTUELLE ET

2.3.2. L’individuation intensif comme le principe dirigeant de l’actualisation

de l’actualisation

Les Idées virtuelles consistent dans les rapports différentiels caractéris- tiques entre les éléments infinitésimaux génétiques d’une part et les singulari- tés qui correspondent à ces rapports d’autre part. L’actualisation ou différen-

ciation des Idées virtuelles a corrélativement deux aspects : celle des rapports

et celle des singularités. Généralement, l’actualisation des rapports différentiels est nommée comme la qualification, tandis que celle des singularités pré- individuelles est nommée comme la partition :

[T]out processus d’actualisation était une double différenciation, qualitative et extensive. Et sans doute les catégories de différenciation changent d’après l’ordre des différentiels constitutifs de l’Idée : la qualification et la partition sont les deux aspects d’une actualisation physique, comme la spécification et l’organisation, ceux d’une actualisation biologique1.

Mais pourquoi les Idées virtuelles sont-elles susceptibles de s’incarner dans les actualités différentes ? Dans Le bergsonisme, Deleuze se pose cette question à propos de la théorie bergsonienne du virtuel et se donne une réponse précise :

[…] on demandera comment le Simple ou l’Un, « l’identité originelle », a le pouvoir de se différencier. Précisément la réponse est déjà contenue dans Matière et Mémoire. Et l’enchaînement de l’Évolution créatrice avec Ma-

inconcevables. Mais ce même jugement peut être appliqué aussi aux Idées déterminées comme produits du processus de détermination progressive : les Idées, elles, n’ont ni forme sensible ni signification conceptuelle, parce qu’elles surmontent le règne de la représentation. Donc, les éléments indéterminés ne changent pas de nature dans le processus de détermination progressive et conservent leur caractère d’indétermination dans les Idées déterminées. Au contraire, quand les éléments génétiques s’actualisent dans les termes actuels qui sont les produits de la genèse intrinsèque, leur caractère d’indétermination n’y est plus. Maintenant, les termes actuels, les étants incarnant les éléments génétiques, peuvent être saisis par l’intuition sensible et le concept de l’entendement, et son justement les objets de la représentation. On peut donc dire que les éléments génétiques purement indéterminés persistent ou insistent dans les termes actuels qui les actualisent, mais ils existent dans les Idées différentielles déterminées complètement. – La formation progressive de l’Idée, n’impliquant aucun changement de l’ordre d’être, diffère en nature de la genèse comme processus d’actualisation. La confusion entre la détermination progressive et la genèse intrinsèque faite par Hughes nous rappelle encore une fois que, pour vraiment comprendre la philosophie deleuzienne, il faut toujours en respecter la rigueur terminologique.

tière et Mémoire est parfaitement rigoureux. Nous savons que le virtuel en tant que virtuel a une réalité ; cette réalité, étendue à tout l’univers, consiste

dans tous les degrés coexistants de détente et de contraction. Gigan- tesque mémoire, cône universel, où tout coexiste avec soi, à la diffé- rence de niveau près1.

Distinguant fondamentalement du possible, le virtuel est pleinement réel, son processus dans le monde n’est plus celui d’un « surgissement brut ». « C’est en elle-même, par une force interne explosive, que la durée se différencie »2. En

d’autres termes, chez Bergson, le virtuel lui-même a l’élan intérieur à s’actualiser. Néanmoins, la situation chez Deleuze est bien différente. Le vir- tuel tel qu’il est conçu par Deleuze suivant le modèle kantien dans sa propre philosophie n’a pas d’élan intérieur ou force interne explosive, il ne s’actualise ou ne se différencie pas spontanément. Il s’agit d’une autre instance transcen- dantale qui conduit le virtuel à s’actualiser ou se différencier. Cette instance transcendantale déterminant, ce sont les intensités.

Nous avons vu que la différenciation des Idées virtuelles a deux as- pects : la qualification et la partition. Mais, avant la qualification et la partition, il y a un autre processus beaucoup plus fondamental, c’est-à-dire l’individuation, processus ou mouvement propre aux intensités. L’individuation des intensités est antérieure à la qualification et à la partition et est plus profonde que la qualité et l’étendue. Mais il faut remarquer que De- leuze annonce, à propos de l’actualisation ou différenciation des Idées, que l’instance plus profonde que la qualité et l’étendue est conditionnée par les dynamismes spatio-temporels, « c’est eux qui sont actualisants, différen- ciants »3. Selon une telle caractérisation, l’on voit mal quelle est la différence entre le dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité. En fait, il nous semble que le statut du dynamisme spatio-temporel exprime la dépendance de la première philosophie de Deleuze par rapport à la philosophie kantienne. Dans quelque mesure, nous pouvons dire que le dynamisme spatio-temporel chez Deleuze est l’équivalent du schématisme tel qu’il est élaboré dans le sys- tème kantien, et Deleuze lui-même affirme explicitement ce point. Bien sûr, selon Deleuze, « il y a toutefois une grande différence » entre les deux, parce que le dynamisme spatio-temporel est un facteur intensif jouant un rôle dé- terminant dans le processus de la production impersonnelle de la réalité, mais le schématisme ne fonctionne que dans le champ de la constitution de la re- présentation. Comme le dit P. Montebello, « comparée au schématisme de

1 BE, p. 103. Souligné par l’auteur. 2

BE, p. 97.

Kant, la détermination temporelle/spatiale est complètement désubjectivée pour être placée du côté du devenir inventif d’un système individuant »1

. Mais la ressemblance structurale et formelle entre eux est aussi remarquable : le dy- namisme spatio-temporel et le schématisme, tous les deux jouent un rôle in- termédiaire entre deux ordres hétérogènes. À propos du dynamisme spatio- temporel, sa tâche est de déterminer le Réel idéel à s’incarner dans la réalité actuelle ; à propos du schématisme, sa tâche est d’effectuer une production spatio-temporelle correspondant au concept concerné. Dans le premier cas, le Réel idéel est à la fois non-actuel et contre-actuel et est totalement hétérogène à l’actualité pouvant être saisie par la représentation, il faut donc le dynamisme spatio-temporel qui rend la virtualité de l’Idée actualisable ; dans le deuxième cas, le concept venant de la puissance de l’entendement est totalement hétéro- gène à l’intuition sensible, il faut donc le schème qui rend possible la présenta- tion du concept dans le sensible en temporalisant le concept de l’entendement. En un mot, c’est en rapport au modèle kantien que le dynamisme spatio- temporel obtient sa nécessité fondamentale dans le système de la philosophie deleuzienne.

Mais une telle conclusion n’est évidemment pas notre idée ultime. Pour mettre en lumière la nature propre du dynamisme spatio-temporel, il faut re- vernir à la question fondamentale : comment entendre la différence entre le dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité ? Il nous semble que la réponse à cette question est relativement délicate. Dans quelque mesure, l’on peut dire que les dynamisme spatio-temporels sont une figure spécifique des différences

d’intensité, c’est-à-dire la figure des différences d’intensités dès que celles-ci, suivant un mo- dèle kantien, sont dans leur fonction de déterminer les Idées à s’actualiser. Un tel point de

vue peut être justifié par le texte où Deleuze énumère les propriétés des dy- namismes spatio-temporels :

1° Ils créent des espaces et des temps particuliers ; 2° ils forment une règle de spécification pour les concepts, qui resteraient sans eux incapables de se divi- ser logiquement ; 3° ils déterminent le double aspect de la différenciation, qualitatif et quantitatif (qualités et étendues, espèces et parties) ; 4° ils com- portent ou désignent un sujet, mais un sujet « larvaire », « embryonné » ; 5° ils constituent un théâtre spécial ; 6° ils expriment des Idées2.

Et c’est justement en raison de cette indistinction à l’égard de la fonction entre le

dynamisme spatio-temporel et la différence d’intensité que le premier presque disparaît complètement des textes consacrés au problème de l’individuation de

1

P. Montebello, Deleuze. La passion de la pensée, op. cit., p. 149.

Différence et répétition. Néanmoins, à un niveau plus profond, cette disparition

du terme « dynamisme spatio-temporel » représente un changement subtil de la pensée deleuzienne : elle ne se content plus de suivre une structure théo- rique kantienne mais se dépasse vers une théorie de l’individuation sous l’inspiration si-

mondonienne1. Mais il nous faut répondre d’abord à la question suivante :

Comment comprendre l’individu et l’individuation chez Deleuze ?