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1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

1.5. L’EXPÉRIENCE DE LA PENSÉE AUTHENTIQUE COMME L’EXPÉRIENCE DE

1.5.4. Le temps et l’éternité

Le problème du temps est devenu central dans la philosophie moderne depuis la philosophie transcendantale kantienne reposant sur le thème de la finitude. Chez Heidegger, aussi dans la perspective de la finitude, le problème du temps se lie intimement à celui de la mort. Alors, quel est le statut du temps et de la mort chez Spinoza, dont la philosophie est une philosophie ri- goureuse de l’infini absolue ? Premièrement, le temps chez Spinoza est seule- ment l’auxiliaire de l’imagination dont la fonction consiste à mesurer adéqua- tement la durée de l’existence d’un mode. En d’autres termes, le temps est une version dénaturée de la durée qui accompagne la variation existentielle du mode. L’on sait que l’essence chez Spinoza ne tend pas à se réaliser dans l’existence actuelle, elle jouit de sa propre existence réelle. L’existence actuelle modale est effectuée quand une infinité de parties extensives, s’affectant l’une et l’autre extérieurement et selon les lois mécaniques nécessaires, entrent dans le rapport caractéristique exprimant l’essence modale. Mais, une fois possé- dant une existence extensive, l’essence modale est comme le conatus avec le-

quel le mode se persévère dans son être et dure indéfiniment. La durée d’un mode est indéfinie, parce que seule une cause extérieure peut le détruire. Et la mort marque précisément la fin de la durée d’un mode : sous la violence exté- rieure, une infinité de parties subsumées sous les rapports caractéristiques d’un mode, quittant ces rapports, entrent totalement dans les nouveaux rapports en tant que forme individuelle d’un autre mode.

Mais, pour Spinoza, il n’est pas nécessaire de craindre la mort, parce que nous, étant choses finies, avons une partie foncièrement éternelle et pou- vons expérimenter que nous sommes éternels. Néanmoins, il faut faire atten- tion au fait que le thème de l’éternité chez Spinoza ne peut pas être réduit au problème traditionnel de l’immortalité de l’âme. Il y a à cela deux raisons : premièrement, pour la thèse traditionnelle de l’immortalité de l’âme, ce dont il s’agit est le moment de l’incarnation. L’âme est dans l’état de l’omnitemporel, il existe bien avant le corps dans lequel il s’incarnera. Avec le moment de l’incarnation, l’âme s’incarne dans le corps comme une entité indivisible s’opposant à la divisibilité du corps. Après la destruction du corps, l’âme se libère encore une fois et revient à l’état de l’omnitemporel entendu comme l’éternité. En revanche, l’âme, dans la philosophie spinoziste, possède bien ses propres parties extensives, c’est-à-dire elle a sa partie divisible dans son être entier ; deuxièmement, la thèse spinoziste de l’éternité ne signifie pas du tout l’éternité de l’âme et la durée du corps, parce que le corps lui-même a sa partie éternelle, à savoir son essence singulière, dans son être entier, comme nous l’avons vu plus haut, l’âme n’est pas l’essence intensive du corps et le corps n’est pas l’existence extensive de l’âme. Obéissant au principe du parallélisme, l’âme et le corps, tous ces deux modes sommes les parties intensives et ont les parties extensives. Étant les parties intensives comme degrés de puissance di- vines, tous ces deux modes sont éternels.

C’est justement pour cette raison que le souci de la mort, à proprement parler, n’est pas du tout nécessaire. Nous sommes une partie de l’éternité di- vine et, à travers le troisième genre de connaissance, idées d’essence, pouvons

expérimenter comme nous sommes éternels. Pour cette raison, nous pouvons

dire que les idées d’essence du troisième genre de connaissance, au sens le plus précis, sont une sorte singulière de l’expérimentation ou expérience, expérimen-

tation ou expérience du Transcendantal qu’est les intensités infinies de la Nature éternelle1

. Dans cette expérimentation ou expérience intensive et transcendantale, l’on

1

Cf. J.-C. Goddard, Violence et subjectivité. Derrida,. Deleuze, Maldiney, op. cit., 2008p. 84 : « Expérimenter, c’est-à-dire vivre le transcendantal – qui ne peut qu’être expérimenté ou vécu – tel qu’il l’est effectivement dans l’expérience schizophrénique de la communication des inconscients, revient donc à faire l’expérience de cette collaboration du schizophrénique et du paranoïaque dans le procès même de la production du réel ».

vit ce qui ne peut pas être saisi dans la durée et ne peut qu’être saisi dans l’éternité à travers l’exercice transcendant de l’âme :

En tant qu’elle exprime l’existence actuelle du corps dans la durée, l’âme a la puissance de concevoir les autres corps dans la durée ; en tant qu’elle exprime l’essence du corps, l’âme a la puissance de concevoir les autres corps sous l’espèce de l’éternité1

.

Le corps existant, en tant qu’expression de la modification substantielle dans l’attribut-étendue, consiste en l’essence singulière qu’est une partie inten- sive de la série infinie de la qualité-étendue, le rapport caractéristique du mou- vement et du repos dans lequel s’exprime l’essence intensive, les parties exten- sives que sont les corps les plus simples, subsumées sous le rapport caractéristique. L’âme existant, idée du corps correspondant, en tant qu’expression de la modification substantielle dans l’attribut-pensée, consiste en l’essence singulière qu’est une partie intensive de la série infinie de la quali- té-pensée, le rapport caractéristique dans lequel s’exprime l’essence intensive, les parties extensives que sont les infinitésimaux inconscients. Le corps exis- tant a les parties relativement supérieures comme les membres, et, l’âme, cor- rélativement, a ses propres parties relativement supérieures comme les facultés différentes. Bien sûr, il n’existe pas de rapport de la correspondance stricte entre les membres du corps et les facultés de l’âme. Néanmoins, au niveau de la connaissance, le rapport de la correspondance entre ces deux sortes de par- ties est bien clair : les parties du corps et les corps de ce monde s’affectent, les facultés de l’âme que sont l’imagination et la mémoire fabriquent les idées de ces affections, mais idées nécessairement inadéquates. En revanche, au niveau de la connaissance véridique, du troisième genre de la connaissance, corres- pondante à l’essence intensive du corps, l’âme, ayant la seule « faculté » dans son noyau essentiel intensif qu’est la pensée, expérimente d’abord sa propre es- sence, et puis, une infinité infinie d’autres essences qui coexistent ensemble avec elle, et finalement, le chaosmos des intensités qu’est Dieu-Nature. Ici, nous trouvons la dernière correspondance de la philosophie de Spinoza-Deleuze et la première philosophie de Deleuze : la pensée authentique comme expérience du Transcendantal ou de la Nature.

Dans la première philosophie de Deleuze, la pensée naît à partir d’une rencontre violente de la sensibilité avec le Dehors. La sensibilité transmet cette violence de Différence à la faculté de la pensée en passant par l’imagination et la mémoire. Cette violence tire la faculté de la pensée hors de sa stupeur natu- relle où elle se contente de produire les représentations des identités et la force

dans son exercice transcendant de penser ce qui ne peut être que pensé dans une telle situation extrême : le Transcendantal, le Différent, la Nature. Une telle pensée est effectivement l’expérience surhumaine de participer au champ sub-représentatif des différentielles et des intensités : trouver son noyau essen- tielle dans la Nature et vivre son unité différentielle et multipliée avec les autres et le Tout. Une telle expérience de la pensée fait écho au troisième genre de connaissance de Spinoza : expérimenter la puissance de la Nature sous l’espèce de l’éternité. La différence entre les deux est que : pour Deleuze, il n’y a pas d’inégalité entre les facultés différentes comme la sensibilité, l’imagination, la mémoire et la pensée, toute faculté a deux usages différentes qui leur permettent de saisir les différents couches de l’être ; pour Spinoza, l’âme elle-même a deux sortes de facultés, les facultés qui consiste à connaître inadéquatement que sont l’imagination et la mémoire et la faculté qui nous permet de connaître adéquatement et expérimenter le monde des pures inten- sités qu’est la pensée.