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1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

1.4. LES MULTIPLICITÉS PROPREMENT MODALES

1.4.1. L’essence intensive du mode

Dieu, existant en agissant, produit nécessairement dans tous ses attri- buts ; ce qui est produit ontologiquement est une modification ; cette modifi- cation s’exprime dans tous les attributs et y sont formellement les modes hété- rogènes. Il nous faut pour le moment préciser la constitution interne des modes. En élaborant la théorie spinoziste du parallélisme, nous avons vu que l’attribut, comme qualité infinie qui exprime par elle-même une essence éter- nelle et infinie, est susceptible d’être considéré comme une série intensive et hétérogène. Une telle série suit un ordre interne spécifique qui va du mode infini immédiat aux modes finis en passant par le mode infini médiat. Il faut remarquer que cette série n’implique jamais une sorte d’hiérarchie dont la rai- son sera éclairée plus tard. Néanmoins, elle peut être divisée d’une certaine manière : « Un attribut se divise […] modalement, non pas réellement. Il a des parties qui se distinguent modalement : des parties modales, non pas réelles ou

substantielles »1. Il est bien évident que ces parties modales se lient intime-

ment aux modes des attributs, et dans l’Éthique, elles doivent être entendues comme les parties intensives que sont les « parties de puissance », c’est-à-dire les « parties intrinsèques ou intensives, véritables degrés, degrés de puissance ou d’intensité »2. Ce qui est déterminé comme degré de puissance, c’est préci-

sément l’essence du mode.

Dans le cadre du spinozisme, l’essence intensive est aussi l’essence sin- gulière ou particulière. Mais il faut faire attention au fait que l’essence telle qu’elle est conçue par Spinoza n’est pas de possibilité logique tendant à se réa- liser dans l’actualité empirique de ce monde-ci comme c’était le cas chez Leib- niz, et, dans quelque mesure, dans la philosophie transcendantale kantienne, parce que la philosophie de Spinoza est effectivement un « réalisme complet » selon lequel il n’y a pas du tout d’espace virtuel comme lieu des possibilités logiques. Comme le dit Deleuze très clairement à propos des essences singu- lières, elles sont les réalité physiques et possèdent leur propre existence3. Cette

existence pleinement réelle ou actuelle de l’essence intensive doit se distinguer de l’existence du mode correspondant dont l’essence est l’essence. Nous ver- rons que l’existence du mode suit sa propre loi qui est fondamentalement dif- férente de celle de l’essence. Pour le moment, il suffit de préciser que l’essence singulière elle-même existe quand le mode correspondant n’existe pas ou n’existe plus. D’où vient la thèse spinoziste concernant le mode non-existant : « [I]l manque de rien et n’exige rien, mais est conçu dans l’entendement de Dieu comme le corrélat de l’essence réelle »4. Pour cette raison, l’on peut dire

dans quelque mesure que l’existence actuelle et empirique d’un mode n’a pas d’importance fondamentale.

Le dualisme de l’essence et de l’existence du mode manifeste la diffé- rence de nature entre la substance et le mode : l’existence découle nécessaire- ment de l’essence absolue et infinie de la substance, tandis que l’essence d’un mode, n’étant pas la cause de l’existence du mode, n’enveloppe pas l’existence de ce mode. De plus, même l’essence singulière du mode, s’écartant de l’essence absolue substantielle, n’est pas de cause de soi et a encore besoin de sa propre causalité interne. Étant donnée que le mode est le résultat de la pro- duction de Dieu, il est bien naturel pour nous d’affirmer que la cause est la cause interne ou la raison d’être de l’essence de son produit. Causée par l’absolument infinie et jouissant de sa propre existence entièrement réelle et strictement non-possible, l’essence singulière comme degré de puissance ou

1 SPE, p. 173. Nous soulignons. 2 Ibid.

3

SPE, p. 174.

partie intensive est comme le « noyau transcendantal » du mode dont elle est l’essence.

Après avoir examiné la nature de l’essence singulière comme « partie » de l’attribut qu’est la qualité substantielle, il est nécessaire de scruter pour le moment le rapport entre ces parties intensives. Selon Deleuze, toutes les es- sences conviennent :

[…] parce qu’elles ne sont pas causes les unes des autres, mais, toutes ont Dieu pour cause. Quand nous les considérons concrètement, les rapportant à la cause dont elles dépendent, nous les posons toutes ensemble, coexistantes et convenantes. Toutes les essences conviennent par l’existence ou réalité qui résulte de leur cause. Une essence ne peut être séparée des autres qu’abstraitement, quand on la considère indé- pendamment du principe de production qui les comprend toutes. C’est pourquoi les essences forment un système total, un ensemble actuellement infini. De cet ensemble on dira, comme dans la Lettre à Meyer, qu’il est infini par sa cause1.

Nous voyons dans le texte cité plus haut une ressemblance remarquable entre la caractérisation de la convenance des essences singulières qui forment un ensemble actuellement infini et celle de l’unité ontologique dans la substance des attributs qui forment un ensemble absolument infini. La coexistence dans l’éternité est le point commun entre l’actuellement infini de l’intensif et l’absolument infini des formes d’être dans leur ensemble. Dans les deux en- sembles infinis, nul terme n’est cause de l’autre. De plus, il n’y a pas de succes- sion dans ces deux infinis : une essence ne vient pas après un autre mais coexistent simultanément dans l’éternité. Posant une infinité positive s’écartant de l’indéfini, la philosophie spinoziste, à l’égard des essences singu- lières, telle qu’elle est interprétée par Deleuze trouvera son écho dans la théo- rie bergsonienne de la durée et la théorie proprement deleuzienne du virtuel. Bien sûr, la différence entre les termes de ces deux ensembles infinis est aussi fondamentale : les essences singulières sont des parties d’une même série de l’attribut, elles ont la nature commune et se distinguent modalement ; les attri- buts, dont chacun est infini dans son genre, étant complètement hétérogènes l’un à l’autre, sont les éléments constitutifs de l’absolument infini entre les- quels s’établit la distinction réelle-formelle.

Ayant examiné le rapport entre les essences singulières et intensives, la question cruciale devient alors la suivante : comment une essence obtient-elle la singularité si toutes les essences coexistent ensemble ? Nous avons vu plus haut à propos du mode non-existant que le noyau essentiel du mode est en

fait son essence singulière, contenue elle-même dans l’attribut qu’elle dépend avec toutes les autres essences, et, concernant l’aspect objectif, son idée est comprise dans l’idée de Dieu. Dans l’éternité de l’infiniment parfait, l’essence singulière n’existe qu’ensemble et en parfaite convenance avec les autres. Pour résoudre le problème concernant la distinction des essences, Deleuze introduit dans son commentaire la conception de la quantité intensive. Comme nous le verrons, le concept de la quantité intensive joue un rôle capitale dans la pensée de Deleuze qui le considère comme origine productrice transcendantale et de la qualité et de l’étendue que remplit la qualité. En fait, nous avons mis en jeu l’idée de l’intensité dans les chapitres précédents. Mais ce que nous y accen- tuons est la nature strictement non-numérique de l’intensif, tandis que ce qui est cruciale ici est la distinction parmi les intensités. L’inspiration d’une telle théorie se trouve chez Duns Scot qui donne un exemple assez clair pour nous de comprendre la nature de la distinction intensive :

[…] la blancheur, dit-il, a des intensités variables ; celles-ci ne s’ajoutent pas à la blancheur comme une chose à une autre chose, comme une figure s’ajoute à la muraille sur laquelle on la trace ; les degrés d’intensités sont des détermi- nations intrinsèques, des modes intrinsèques de la blancheur, qui reste uni-

voquement la même sous quelque modalité qu’on la considère1.

En fait, nous rencontrons déjà cette théorie de la distinction en élaborant la théorie scotiste de la neutralité de l’être. La distinction entre les degrés de puissance ou les parties intensives est une distinction proprement modale, à savoir la distinction entre les modalités d’un seul et même attribut ou d’une seule et même qualité essentielle. L’attribut spinoziste, comme la blancheur dans l’exemple de Duns Scot, est une telle qualité. Différente de ce qui appar- tient à l’ordre de l’extension, consistant en des parties extensives, la partie in- tensive d’une qualité, n’ayant rien à voir avec l’extensif, est essentiellement une détermination intrinsèque. Pour Deleuze, la quantité intensive est comme le

principe d’individuation chez Spinoza, lequel nous rappelle une assertion faite

dans Différence et répétition :

[…] quand nous disons que l’être univoque se rapporte essentiellement et immédiatement à des facteurs individuants, nous n’entendons certes pas par ceux-ci des individus constitués dans l’expérience, mais ce qui agit en eux comme principe transcendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade2.

1

SPE, p. 179.

Nous sommes susceptibles de dire que les « facteurs individuants » mention- nés dans le texte cité plus haut sont justement les essences singulières dans le contexte de la philosophie spinoziste. Pour éclairer ce point important, voyons un autre texte de Kant où il met l’accent sur la différence radicale entre la quantité intensive et la quantité extensive :

Mais si l’on dit d’une vitesse double qu’elle est un mouvement grâce auquel, dans un même temps, serait parcouru un espace d’une grandeur double, on admet ici quelque chose qui ne va pas de soi, à savoir que deux vitesses égales pourraient être additionnées comme deux espaces égaux ; et il n’est pas en soi évident qu’une vitesse donnée soit constituée de vitesses moindres ni qu’une rapidité soit faite de plusieurs lenteurs, comme un espace se compose d’espaces plus petits ; en effet, les parties d’une vitesse ne sont pas extérieures les unes aux autres comme celles d’un espace, et si la vitesse doit être considérée comme une grandeur, il est nécessaire que le concept de sa grandeur, puis- qu’elle est intensive, soit construit autrement que le concept de la grandeur exten- sive de l’espace1.

Qu’est-ce que signifie la proposition que « le concept de la grandeur ou quan- tité intensive est construit autrement que la grandeur ou quantité extensive » ? La réponse est que la constitution de l’extensif consiste en une addition suc- cessive des parties identifiables, tandis que la constitution de l’intensif consiste en une intégration des différences pures non-identifiables. Une vitesse est un ensemble qui est le résultat d’une intégration des différences pures ou diffé- rences d’intensités : elle est indivisible extensivement, mais elle a ses détermi- nations intrinsèques différentes. De même, en tant que série de qualité infinie, un attribut est strictement « un » qui se distingue d’une sommation simple des unités extrinsèques l’une à l’autre, mais il a sa propre quantité, à savoir la quantité intensive ayant une infinité de degrés qui coexistent ensemble. Chaque essence singulière est précisément un degré de cette série de la qualité infinie, elle procède sa propre distinction lui permet de se distinguer d’autres essences dont chacune est un degré spécifique :

L’individuation chez Spinoza n’est ni qualitative ni extrinsèque, elle est quan- titative-intrinsèque, intensive. En ce sens, il y a bien une distinction des es- sences de modes, à la fois par rapport aux attributs qui les contiennent et les unes par rapport aux autres. Les essences de modes ne se distinguent pas de manière extrinsèque, étant contenues dans l’attribut ; elles n’en ont pas moins

un type de distinction ou de singularité qui leur est propre, dans l’attribut qui les contient1.

Nous avons jusqu’à maintenant examiné le spinozisme au niveau du domaine de l’éternité :

- Premièrement, la substance consiste dans une infinité d’attributs ; chaque attribut est une détermination substantielle hétérogène qu’est la qualité infinie ; les attributs, distincts réellement et non-numériquement, coexistent ensemble comme une Multiplicité infinie.

- Deuxièmement, un attribut, étant qualité parfaitement infinie, est une série infinie à laquelle s’applique la quantité intensive. Quantitativement, la série de l’attribut se divise en une infinité de degrés intensifs dont chacun est une essence singulière du mode.

- Donc, troisièmement, la substance absolument infinie consiste en une infinité d’attributs dont chacun consiste en une infinité de parties inten- sives que sont les essences singulières.

Le schème plus haut peut être considéré comme la matrice de la théorie de- leuzienne du système intensif en général. Nous avons vu plus haut deux mo- ments du système par rapport à la philosophie de Spinoza : 1° Chaos- Multiplicité compliquant tous les séries intensives d’attributs qui en impliquent l’essence absolue et qui l’expliquent aussi ; 2° Dans le cadre du parallélisme, les séries intensives sont mises en résonance, parce qu’étant complètement hété- rogènes l’une à l’autre, elles partagent la même structure interne ontologique. Après avoir précisé la distinction intrinsèque à l’égard des essences singulières, nous pouvons pour l’instant préciser le troisième moment : chaque série in- tensive de l’attribut est constituée par une infinité de degrés d’intensités que sont les essences singulières.