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Le renouvellement spinoziste du concept de la puissance

1. SPINOZISME EN TANT QUE MODÈLE DE LA PHILOSOPHIE

1.3. D’UNE INFINITÉ DE FORMES AUX DEUX PUISSANCES OU DEUX CÔTÉS

1.3.1. Le renouvellement spinoziste du concept de la puissance

Traditionnellement, le concept de la puissance est entendu comme « ca- ractère de ce qui peut se produire ou être produit, mais qui n’est pas actuelle- ment réalisé »1, c’est-à-dire, historiquement, il se lie toujours intimement au concept du possible. Le mot « possible », chez Leibniz par exemple, désigne ce qui pré-existe ou existe en puissance dans l’entendement divin. Les choses réelles sont alors ce qui naissent de l’actualisation des possibles dans l’espace- temps de ce monde-ci. Mais il ne faut pas considérer l’entendement divin comme simplement un réservoir des possibilités qui correspondent « exacte- ment » aux choses réelles qui les actualisent. Comme un homme qui a nom- breux plans dans sa tête à réaliser, l’entendement divin contient les possibles étant susceptibles de s’actualiser dans une pluralité de mondes possibles. Quelle est alors la raison pour laquelle Dieu ne fait qu’actualiser dans ce monde-ci que certains des possibles ? La raison en est que Dieu a sa propre volonté divine qui se combine avec le libre arbitre. Ainsi, la chose réelle est seulement un produit essentiellement contingent d’un acte divin aléatoire et qui n’a aucune nécessité intrinsèque. C’est pour cette raison que Deleuze, dans

Différence et répétition, a résumé l’aporie de la conception du possible comme la

suivante :

Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et de réel, nous sommes forcés de concevoir l’existence comme un surgissement brut,

aussi l’idée du possible, mais parce que, selon lui, admettre que la possibilité des choses précède leur existence, c’est nier la nouveauté radicale des choses, l’unicité et l’imprévisibilité des événements. En expliquant l’idée du possible comme l’effet d’une « illusion rétrospective », il prétend ouvrir les portes de l’avenir toutes grandes et offrir à la liberté un champ illimité » (« Sur une idée directrice de la philosophie de Spinoza », in Essais

spinozsites, Paris, Vrin, 1985, p. 12). Néanmoins, du point de vue de Deleuze, l’on ne peut

pas dire qu’il y a une telle opposition entre Spinoza et Bergson. En fait, il faut dire que les deux philosophes élaborent de deux manières différentes une même thèse : le vrai absolu ne peut pas être saisi à travers une logique de l’abstraction régressive (chez Spinoza, l’abstraction se base sur l’idée de l’éminence, tandis que, chez Bergson, elle se base sur l’idée de pré-existence comme nous le pourrons voir). De plus, la liberté infinie chez Bergson ne peut pas être entendue comme identique au libre arbitre. Elle exprime plutôt la puissance infinie de créer de l’absolu. La liberté infinie ne signifie pas que l’homme a une infinité de choix, mais que la liberté infinie est justement l’expression de la créativité infinie non-humaine. Et c’est pour cette raison que « le destin, nous dit Deleuze, se concilie si mal avec le déterminisme, mais si bien avec la liberté » (DR, p. 113).

1 Cf. l’article « Puissance », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’A.

acte pur, saut qui s’opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du tout ou rien. Quelle différence peut-t-il y avoir entre l’existant et le non-existant, si le non-existant est déjà possible, recueilli dans le concept, ayant tous les ca- ractères que le concept lui confère comme possibilité ? L’existence est la même que le concept, mais hors du concept. On pose donc l’existence dans l’espace et dans le temps, mais comme milieux indifférents, sans que la pro- duction de l’existence se fasse elle-même dans un espace et un temps caracté- ristiques1.

Visant à critiquer la structure double de l’idée du possible que sont la pré-existence et l’arbitraire, Spinoza propose sa propre théorie de la puissance. Pour lui, le concept du possible à l’égard de l’entendement divin et de la vo- lonté divine implique l’idée suivante : Dieu peut concevoir dans son entende- ment une infinité de possibles – ce fait même exprime son omniscience – mais il ne peut pas faire s’actualiser tous les possibles. D’où vient l’absurdité que la toute-puissance de Dieu repose sur sa propre impuissance à effectuer une ac- tualisation globale sans aucun réserve. Dieu peut bien effectuer l’actualisation d’un possible par volonté, mais il peut aussi effectuer l’actualisation d’un autre possible à travers une autre volition. Une telle idée présuppose en fait que « deux ou plusieurs dieux pourraient être donnés »2. Partant effectivement de

la logique de l’analogie et de l’éminence, la théorie du possible qui se base sur l’idée de l’entendement divin et de la volonté divine conçoit Dieu au modèle d’un tyran. Et, selon Deleuze, c’est justement en s’opposant à cette théorie que se développe la théorie spinoziste de la puissance :

Un des points fondamentaux de l’Éthique consiste à nier de Dieu tout pou- voir (potestas) analogue à celui d’un tyran, ou même d’un prince éclairé. C’est que Dieu n’est pas volonté, cette volonté fût-elle éclairée par un entendement législateur. Dieu ne conçoit pas des possibles dans son entendement, qu’il réaliserait par sa volonté. L’entendement divin n’est qu’un mode par lequel Dieu ne comprend pas autre chose que sa propre essence et ce qui s’ensuit, sa volonté n’est qu’un mode sous lequel toutes les conséquences découlent de son essence ou de ce qu’il comprend. Aussi n’a-t-il pas de pouvoir (potes- tas) mais seulement une puissance (potentia) identique à son essence3.

Pour cette raison, l’on peut dire dans quelque mesure que la puissance spinoziste

est le pouvoir nécessairement et entièrement actualisé tout le temps. En outre, nous avons

vu plus haut que les attributs dans leur infinité constituent l’essence ou nature

1 DR, p. 273. 2

SPE, p. 91.

de Dieu. S’écartant des propres qui sont en effet des adjectifs caractérisant les états fixes, ils sont plutôt des verbes, c’est-à-dire des éléments foncièrement dy- namiques. Donc, Dieu, n’étant pas d’Être immobile, est un Acte absolument infini1.