• Aucun résultat trouvé

L’interprétation du droit en tant qu’ordre normatif implique l’utilisation du raisonnement juridique, c’est-à-dire une « activité de l’esprit […], une opération par laquelle on passe de certaines propositions posées comme prémisses à une proposition nouvelle en vertu du lien logique qui l’attache aux premières »105. Puisque le droit est une discipline argumentative, l’argumentation juridique doit être reconnue comme un cas spécial du raisonnement pratique général106. Elle présuppose en conséquence que toute norme est susceptible d’être remise en question et doit être interprétée par la rhétorique de façon à remplir des critères de raisonnabilité et de rationalité.

La théorie de la « reconstruction rationnelle » de Neil MacCormick fait appel tant à la rationalité hiérarchique qu’à d’autres éléments permettant d’établir les rapports de relevance entre les ordres juridiques107 :

As I would now characterize this, it is a method for dealing with the interpretation and elucidation of large bodies of data or material in the context of the humanities. A case in point is the [...] mass of materials available for study as ‘law’—materials that might be called ‘raw law’. Such materials are typically at first sight confused and disorderly, and gappy in places. The task of elucidation and explanation involves selection from the unanalysed mass

104 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 6 et 7.

105 Gérard TIMSIT, « Raisonnement juridique », dans Denis ALLARD et Stéphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Presses universitaires de France, 2003, aux pages 1290- 1297.

106 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 99.

107 Neil MACCORMICK, Raisonnement juridique et théorie du droit, Paris, Presses universitaires de France,

50

and then reconstructing them in a way that makes them comprehensible because parts of a coherent and well-ordered whole.108

Cette théorie, dite de la « reconstruction rationnelle », implique l’analyse conceptuelle des types de matériaux qu’un ordre normatif institutionnel contient. Pour ce faire, il identifie trois catégories d’arguments d’interprétation soit des arguments linguistiques, des arguments systémiques et des arguments téléologiques. Derrière chaque type d’arguments se trouve un principe relié au raisonnement pratique. En fait, l’argumentation basée sur l’aspect linguistique fait appel à l’utilisation du sens usuel des mots et vise à préserver la clarté et l’exactitude du langage législatif par un raisonnement purement déductif109. Quant à l’argumentation systémique, elle se manifeste sous diverses formes selon un principe de rationalité qui participe des exigences logiques de cohérence et d’intégrité du système juridique110. Ainsi, elle favorise l’interprétation d’une règle dans son contexte global afin qu’elle soit compatible et cohérente avec le système juridique dans sa globalité. MacCormick donne six exemples de formes que peuvent prendre les arguments systémiques :

1- Harmonisation contextuelle : Interprétation de la norme dans son contexte légal plus large;

2- Argument des précédents : Interprétation de la norme en conformité avec la jurisprudence existante;

3- Argument par analogie : Interprétation de la norme par analogie avec une décision ou un texte significativement semblable;

4- Argument conceptuel : Interprétation de la norme telle que prévue par la doctrine; 5- Argument de principes : Interprétation de la norme en conformité avec le principe

derrière son édiction;

108 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 29 et 30. 109 Id., p. 125-127 et 139.

51

6- Argument historique : Interprétation de la norme en fonction de l’évolution historique qui l’entoure.111

Ce processus de rationalisation juridique passe par une « systématisation » et une « mise en cohérence logique »112, dont on peut tirer les exigences logiques dans les arguments de cohérence et de compatibilité du système juridique :

In interpretative dilemmas, recourse to systemic argumentation exhibits a special regard for this overall quality of rational coherence and intelligibility in law. It involves superimposing a principle of rationality on the institutional actuality of law. As such, the argument from coherence is a necessary supplement to arguments about the particular politico-legal goals or objectives wich are considered to have motivated the legislature to enact it.113

Finalement, l’argument téléologique fait appel à d’autres valeurs, néanmoins significatives dans le processus d’interprétation. Il s’agit alors de considérer les conséquences pratiques de l’interprétation d’une norme par la matérialisation de valeurs à réaliser114.

Cela dit, tous ces types d’arguments peuvent mener à des interprétations contradictoires. La tendance positiviste pour le règlement de ces contradictions est de considérer d’abord les arguments linguistiques, ensuite les arguments systémiques et finalement les arguments téléologiques. MacCormick suggère que cet ordonnancement des arguments juridiques n’est pas nécessairement logique puisqu’un argument téléologique pourrait par exemple démontrer l’absurdité d’une interprétation de la norme selon le sens ordinaire des mots115. En ce sens, ce type d’arguments n’est pas sans lien avec l’exigence de cohérence du système juridique. En effet, la prise en considération des conséquences favorisera la cohérence avec les principes qui sous-tendent les droits applicables.

111 Id., p. 128-132.

112 G. TIMSIT, préc., note 105, p. 1290-1297. 113 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 132. 114 Id., p. 132-137 et 139.

52

Ainsi, le point central de sa théorie est que le raisonnement déductif (ou la logique) est fondamental, mais n’est pas suffisant en lui-même :

The reasons for reading the syllogism in a certain way are, it may be said, the real reasons of the case. They belong in a logic of probabilities, not certainties, so that is in the end the decisive logic of the matter.116

Des éléments non déductifs complètent le raisonnement juridique en intervenant avant l’aspect déductif. Selon MacCormick, « il existe donc des principes de base toujours disponibles pour tempérer, ou même écarter un raisonnement fondé sur des règles »117. Dans ses travaux, il démontre que toute forme d’argument doit impliquer et présupposer des prémisses ultimes qu’il n’est pas possible de démontrer ou de confirmer au moyen de la déduction. Ainsi, l’argumentation juridique a une fonction justificative, c’est-à-dire que les juges « ne peuvent se contenter de raisonner, il leur faut énoncer et exposer ouvertement les raisons justificatives de leur décision »118. La justification déductive a toutefois ses limites : elle se trouve dans le cadre d’un ensemble de motifs sous-jacents dont elle ne rend pas compte. Les règles peuvent être ambiguës dans certaines circonstances et leur application suppose alors un choix entre les versions concurrentes des règles119. Ce n’est que lorsque le choix est fait que la justification déductive sera appliquée. Pour faire ces choix, des motifs peuvent être invoqués au soutien d’une justification de second ordre. Cette justification peut se faire d’abord en démontrant qu’il n’y a pas de contradiction avec les règles de droit établies (argument de compatibilité : consistency), ensuite que le raisonnement est supporté par des principes juridiques ou des analogies (arguments de cohérence : coherence) et,

116 Id., p. 42.

117 N. MACCORMICK, préc., note 107, p. XI et XII. 118 Id., p. 21.

119 Plusieurs auteurs confirment la nécessité de faire des choix en présence de règles concurrentes, plus

particulièrement le courant constructiviste du droit. Voir par exemple l’article de Mélanie Samson à propos de la théorie structurante du droit : Mélanie SAMSON, « La théorie structurante du droit : plaidoyer pour une redéfinition de l’agir juridique », (2009) 14-1 Lex electronica 1.

53

finalement, si le cas est toujours ouvert, en considérant les conséquences (argument conséquentialiste : consequentialist)120.

Il est possible de rattacher ces types d’arguments aux différents types de rationalité du droit. Inspiré de la théorie de Max Weber, Michel Coutu en identifie trois : la rationalité formelle, la rationalité matérielle et la rationalité axiologique. Chacune de ces rationalités peut être rattachée aux types d’arguments déjà présentés. En effet, la rationalité formelle privilégie la déduction syllogistique (arguments de cohérence interne), la rationalité matérielle est plutôt fondée sur le réalisme, c’est-à-dire une téléologie pragmatique (arguments de cohérence externe) alors que la rationalité axiologique fait appel aux valeurs du droit (arguments de cohérence externe et conséquentialistes)121.

Ces différents types d’arguments servent à l’interprétation des sources du droit. Des auteurs font une distinction entre les sources formelles et les sources matérielles du droit122 :

Les premières concernent « les procédés de création du droit et les actes dont le contenu a une portée juridique, tels que la constitution ou la loi », ou, pour le dire autrement, « le motif justifiant leur appartenance au droit positif ». Les secondes visent à la fois « les éléments qui sont à l’origine du droit tel qu’il existe et les raisons extra juridiques pour lesquelles ce droit est légitime ».123

La science appliquée ou la dogmatique juridique considère les sources formelles ou le droit étatique, alors que les études empiriques ou sociales du droit considèrent aussi les sources

120 “A necessary part of the justification of such ruling is to show that it does not contradict validly established

rules of law. A further necessary part is to show that it is supported by established legal principles or by reasonably close analogy with established rules of law where some statable principle sustains the relevancy of the analogy. [...] The conclusive or clinching point of argument when a case still stands open after such testing for consistency and coherence is an argument about consequences [...]”: N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 104. Ces arguments servent la cohérence normative, laquelle se distingue de la cohérence narrative qui fait référence au problème de la preuve; N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 189.

121 M. COUTU et G. MARCEAU, préc., note 22, p. 57. Voir aussi Michel COUTU, « Légitimité et Constitution :

les trois types purs de la jurisprudence constitutionnelle », (2004) 56-57 Droit et société 233.

122 M. COUTU et G. MARCEAU, préc., note 22, p. 72 et suiv., Michel COUTU, Laurence LÉA FONTAINE,

Georges MARCEAU et Urwana COIQUAUD, Droit des rapports collectifs du travail au Québec, 2e éd., vol. 1,

coll. « Droit fondamental du travail », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013; Pierre VERGE, Gilles TRUDEAU et Guylaine VALLÉE, Le droit du travail par ses sources, Montréal, Édition Thémis, 2006, p. 4; Pierre-Laurent FRIER, Précis de droit administratif, 3e éd., Paris, Mont-Chrestien, 2004.

54

matérielles ou le droit extra-étatique124. Bref, les sources matérielles du droit font référence à « tout ce qu’une observation sociojuridique des phénomènes peut révéler à l’observateur ». Ainsi en est-il de ce que l’ordre juridique interne de l’entreprise peut révéler, de même que de l’autonomie collective sur laquelle est fondé le système des relations de travail au Canada125. Dans la prochaine section, nous verrons que l’exigence de cohérence relève tout autant des sources formelles que des sources matérielles du droit.