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Le système juridique canadien est fondé sur le principe de la primauté du droit (rule of

law)12. On le qualifie en conséquence d’« État de droit ». Le concept de la primauté du droit a été importé du régime britannique par les tribunaux en raison du préambule de la constitution13 :

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion sous la Couronne du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, avec une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni; 14

10 C. LEBEN, « Ordre juridique », préc., note 7. Nous entendons la juridicité au même sens que le professeur

Dominic Roux : « La juridicité d’une norme est une qualité; elle traduit son appartenance au droit et sa prédisposition à signifier quelque chose au plan juridique : énoncer des droits et obligations, créer des recours et instituer des organismes gouvernementaux ou des tribunaux administratifs pour assurer leur mise en œuvre, définir des concepts, indiquer des conditions relatives à son application, habiliter, prescrire des actions, orienter des comportements ou fixer les objectifs de la politique économique ou sociale. ». Il distingue la notion de juridicité de la notion de normativité, qui désigne plutôt « le degré de mise en œuvre d’un énoncé de principe dans le système juridique par les différentes sources du droit », la « matérialisation dans le système juridique » : Dominic ROUX, Le principe du droit au travail : juridicité, signification et normativité, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, p. 64, 65, 67 et 68.

11 Voir Bjarne MELKEVIK, « Penser le droit québécois entre culture et positivisme : quelques considérations

critiques », dans Bjarne MALKEVIK (dir.), Transformation de la culture juridique québécoise, Québec, Presses de l’Université Laval, 1998, p. 9, aux pages 18 et 19.

12 Préambule de la Charte canadienne, préc., note 73.

13 Renvoi: droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 750.

14 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.). La section suivante développe davantage ce

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Dans sa conception du système juridique, la théorie du droit recherche l’ordre, la stabilité et la prévisibilité raisonnable découlant du concept de primauté du droit. La théorie normativiste du droit a fait son apparition, à une époque où la société était caractérisée par l’ordre et la stabilité, par un ordre politique centré sur l’autorité de l’État et par la souveraineté de l’État sur des frontières bien délimitées15 :

Au fur et à mesure que l’État se plaçait au centre de la réalité sociale du droit, la conception du droit proposée par les juristes, dont l’activité professionnelle était directement rattachée à l’action de l’État, s’imposait elle-même au cœur de la réflexion sur le droit. L’étatisation du droit était aussi une étatisation de la conception du droit dans l’univers intellectuel.16

L’accroissement du rôle de l’État a mené vers l’étatisation du droit17. En tant qu’organisation politique centrale de la société, l’État souverain est le seul à s’assurer de la cohérence et de l’application uniforme de son ordre juridique par la loi, instrument privilégié par le principe de légalité (« Rule of law ») comme première source formelle du droit étatique18.

C’est donc dans ce contexte que Kelsen, sans doute l’un des auteurs les plus marquants de ce courant théorique, a élaboré la théorie pure du droit :

Théorie, elle se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet, c’est-à-dire d’établir ce qu’est le droit et comment il est. Elle n’essaie en aucune façon de dire comment le droit devrait ou doit être ou être fait.19

Le principe méthodologique fondamental de la théorie pure est de se libérer de tous les éléments de politique juridique qui ne font pas partie de la science du droit. Les normes juridiques posées par les organes juridiques « ne deviennent un système présentant une unité, exempt de contradictions, en d’autres termes un ordre – un ordre juridique – que par

15 François OST et Michel VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.

16 Jean-Guy BELLEY, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales : pour une problématique du

pluralisme juridique », (1986) 18-1 Sociologie et sociétés 11, 12.

17 Id., 19. On parle ainsi d’État social ou d’État interventionniste. 18 Id., 13.

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le travail de connaissance qu’effectue la science du droit »20. Autrement dit, la science du droit décrit le droit positif, sans le prescrire et sans porter sur lui de jugement de valeur éthico-politique.

Pour Kelsen, un ordre normatif qui règle la conduite humaine avec d’autres humains est un ordre social. Le droit représente un tel ordre social. Cependant, bien que tous les ordres sociaux instituent des sanctions, le genre de sanctions distingue leur nature. Pour être considéré comme un ordre juridique, un ordre social doit constituer un ordre de contrainte, c’est-à-dire un ordre qui :

[…] réagi[t] par un acte de contrainte à certaines circonstances considérées comme indésirables parce que socialement nuisibles, en particulier à des faits de comportement humain de cette nature. Par acte de contrainte, on entend un mal – tel que le retrait de la vie, de la santé, de la liberté, de biens économiques et autres – qui doit être infligé à celui qu’il atteindra, même contre son gré et si besoin est, en employant la force physique.21

Ainsi, pour Kelsen, le droit représente un ordre de contrainte de la conduite humaine et c’est pour cette raison qu’il est efficace. L’ordre juridique est composé uniquement de normes et est complet en lui-même.

Cette théorie a traditionnellement dominé et domine encore la pensée juridique quant à sa conception essentiellement hiérarchique du système juridique, qui22 :

[…] n’est pas un complexe de normes en vigueur, les unes à côté des autres, mais une pyramide ou hiérarchie de normes qui sont subordonnées les unes aux autres, supérieures ou inférieures.23

20 H. KELSEN, préc., note 19, p. 98 et 99. Nous élaborerons davantage sur la théorie de Kelsen et la pyramide

des normes dans la section 1 du chapitre 2 du présent Titre préliminaire.

21 H. KELSEN, préc., note 19, p. 46; M. CUMYN, préc., note 1, 355.

22 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, préc., note 15. Cette conception hiérarchique a des qualités indéniables

quant à la réduction de la complexité du droit. Voir aussi Michel COUTU et Georges MARCEAU, Droit

administratif du travail, Cowansville, Yvon Blais, 2007, p. 73 et Neil MACCORMICK, Rethoric and the Rule

of Law: a theory of legal reasoning, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 230 : “Ranked criteria of

validity are a presupposition necessary for securing consistency of norms in a system”.

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Kelsen identifie que le fondement de la validité d’une norme ne peut résulter de la volonté, mais plutôt d’une norme supérieure, qui elle tient sa validité d’une autre norme supérieure et ainsi de suite jusqu’à que l’on remonte à la Constitution, pilier de la procédure de création des normes. Mais où se trouve le fondement de cette constitution? Kelsen le situe dans la norme fondamentale, c’est-à-dire la Grundnorm. Elle représente ainsi le point de départ de la création des normes. Il s’agit d’une norme présupposée qui servira à poser les normes du système juridique qui formeront le droit positif :

[…] la validité de cette Constitution, son caractère de norme obligatoire, doivent être supposés, admis comme hypothèses, si l’on veut qu’il soit possible d’interpréter les actes posés conformément à ses dispositions comme la création ou l’application de normes juridiques générales valables, et les actes faits en application de ces normes juridiques générales, comme la création ou l’application de normes juridiques individuelles valables.

Il faut de toute nécessité que cette hypothèse soit une norme, puisque seule une norme peut être le fondement de la validité d’une autre norme : mais elle ne sera pas une norme posée par une autorité juridique, mais une norme supposée, c’est-à-dire une norme que l’on suppose si l’on reconnaît à la signification subjective et de l’acte constituant et des actes créateurs de normes posés conformément à la Constitution, le caractère de signification objective aussi. Étant donné qu’il s’agit de la norme fondamentale d’un ordre juridique, c’est-à- dire d’un ordre qui prévoit des actes de contrainte, la proposition qui décrit cette norme, le principe, la proposition fondamentale, de l’ordre juridique en question s’énoncera de la façon suivante : des actes de contrainte doivent être posés sous les conditions et de la manière que prévoient la Constitution étatique historiquement première et les normes posées conformément à cette Constitution : ou en forme abrégée : on doit se conduire de la façon que la Constitution prescrit.24

En ce sens, la validité des normes dépend de leur processus de création et non pas de leur contenu. C’est ainsi que les normes ne sont ni vraies, ni fausses, mais plutôt valables ou non valables, selon qu’elles appartiennent ou non à l’ordre juridique : « Avec la norme fondamentale, on présuppose donc la définition du droit comme un système de contrainte,

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qui est contenue en elle »25. Cette conception systémique hiérarchique suppose, selon Kelsen, l’unité logique de l’ordre juridique. C’est la norme fondamentale, en tant que validité de toutes les normes d’un ordre juridique, qui assure l’unité des normes dans leur pluralité; toutes les normes dont la validité dépend de la même norme fondamentale composent un système de normes, un système juridique fermé. Plus particulièrement, l’unité de l’ordre juridique « résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la validité d’une norme qui est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci; qu’à son tour, la création de cette dernière a été elle aussi réglée par d’autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa validité; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme fondamentale, - norme supposée »26 :

Ces normes sont liées entre elles, non pas par des rapports de causalité, mais bien d’imputation, et toutes ensemble forment un ordre juridique unique (c’est le monisme kelsénien), une totalité intelligible axée sur la logique de la non- contradiction. Une norme ne peut dériver que d’une autre norme, suivant un ordre de généralité décroissante, d’où la fameuse hiérarchie ou pyramide kelsénienne.27

En raison de cette unité, le système est composé de propositions de droit qui ne doivent pas se contredire. En effet, la cohérence de l’ordre juridique est assurée par le principe de logique de non-contradiction28. Il est néanmoins possible que des organes juridiques posent des normes qui entrent en conflit :

Il faut distinguer deux types de conflits : la structure de l’ordre juridique représentant une pyramide de normes hiérarchisées, les unes supérieures, les autres inférieures, où les normes de degré supérieur règlent la création des normes de degré inférieur, le problème du conflit de normes à l’intérieur d’un même ordre juridique se présente de façon différente suivant qu’il s’agit d’un conflit entre normes du même degré ou d’un conflit entre une norme de degré supérieur et une norme de degré inférieur. 29

25 Id., p. 68 26 Id., p. 299.

27 François CHEVRETTE et Hugo CYR, « De quel positivisme parlez-vous? », dans Pierre NOREAU et Louise

ROLLAND (dir.), Mélanges Andrée Lajoie : Le droit, une variable dépendante, Montréal, Thémis, 2008, p. 33, à la page 45.

28 H. KELSEN, préc., note 19, p. 274. 29 Id., p. 275.

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Les conflits entre normes de même degré seront réglés par les principes d’interprétation reconnus. Par exemple, une norme générale valide posée plus récemment annule l’ancienne30. Lorsque les deux normes générales ont été posées en même temps, soit les organes chargés d’appliquer la loi ont le choix entre les deux normes, soit l’une d’entre elles limite l’autre. Lorsque le conflit survient entre deux normes individuelles, l’organe d’application a le choix entre les deux normes. « C’est ainsi que la norme fondamentale rend possible d’interpréter les matériaux imposés à la connaissance juridique comme un tout intelligible, - autrement dit : de les décrire en propositions ne présentant pas entre elles de contradictions logiques »31. Pour le reste, Kelsen est d’avis qu’il ne peut exister de conflit entre deux normes inégales puisque la validité de la norme inférieure dépend de la norme supérieure.

Pour Kelsen, la Constitution constitue le degré suprême des normes positives32. En général, elle prévoit des normes qui règlent la création du droit, de même que sa propre procédure de modification. Cette constitution peut aussi exclure constitutionnellement l’édiction de lois d’un contenu déterminé à la faveur, par exemple, de la protection prééminente des droits et libertés de la personne. Le degré immédiatement inférieur à la constitution est constitué des normes juridiques générales créées par la législation et la coutume. Il peut arriver que ces lois soient complétées ou précisées par un règlement. Ainsi, la Constitution institue des organes de législation compétents pour créer des normes générales que les tribunaux et les autorités administratives auront à appliquer. L’application du droit, plus particulièrement des normes juridiques générales, consiste à la création d’une nouvelle norme individualisée ou concrétisée qui sera inférieure à la norme créatrice :

Pour individualiser les normes générales qu’ils appliquent, les tribunaux doivent d’abord établir si, dans l’espèce qui leur est soumise, les conditions

30 Voir par exemple : Lévis (Ville) c. Fraternité des policiers de Lévis Inc., 2007 CSC 14, [2007] 1 R.C.S.

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31 H. KELSEN, préc., note 19, p. 278.

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d’une sanction, que détermine in abstracto une norme juridique générale, sont données in concreto.33

Les normes individuelles doivent être créées à l’intérieur du cadre des normes générales, qui peut prévoir uniquement l’habilitation à créer cette norme, ou y ajouter une limite à son contenu34. Lorsqu’aucune norme générale n’encadre une conduite particulière, les organes d’application estimeront que la conduite est permise35.

Puisque c’est le droit qui règle sa propre création et sa propre application, seule une autorité compétente peut poser des normes valables ayant une signification juridique36. La compétence repose sur une norme habilitant à la création de normes. L’État étant souverain sur son territoire, il ne peut être subordonné à un ordre juridique supérieur. En conséquence, la conception de Kelsen implique qu’il ne peut exister plus d’un ordre juridique sur un même territoire et l’État constitue cet ordre de la contrainte humaine. Il y a identité entre l’État et le droit :

Une fois que l’on a reconnu que l’État, ordre de conduite humaine, est un ordre de contrainte relativement centralisé, et que l’État en tant que personne juridique est la personnification de cet ordre de contrainte, le dualisme de l’État et du droit se dissout […].37

Le monisme juridique peut être attribué à la conception de l’étatisation complète du droit dans le courant prépondérant du positivisme étatique au XXe siècle38. Une partie de la doctrine de l’époque considérait ainsi que « le seul ordre juridique véritable » était celui de l’État ou celui dont la validité est reconnue par l’État.

En résumé, considérer le droit simplement comme un phénomène normatif implique la fermeture du système juridique. Puisqu’il est complet en lui-même et qu’il n’existe qu’un

33 H. KELSEN, préc., note 19, p. 318. 34 Id., p. 328.

35 Id., p. 331.

36 Voir supra, note 10 sur le critère de juridicité. 37 H. KELSEN, préc., note 19, p. 417.

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seul ordre juridique, soit l’ordre étatique, sa cohérence, son unité, est assurée par la hiérarchie ou la pyramide des normes qui le structurent.