• Aucun résultat trouvé

Section 2- Le droit comme phénomène social

2. Le pluralisme juridique

2.3 Le pluralisme juridique chez les auteurs canadiens

L’influence des théories institutionnalistes du droit a donné naissance au courant du pluralisme juridique88. Au Québec, Guy Rocher est d’avis que toute société comporte un grand nombre d’ordres juridiques. Il est néanmoins essentiel de distinguer l'ordre juridique étatique des ordres juridiques non étatiques.

Afin d’éviter de rendre tout ordre normatif « juridique », Guy Rocher propose des critères de juridicité des ordres juridiques pour distinguer un ordre normatif juridique d’autres ordres normatifs :

Dans l’ensemble du tissu social, un ordre juridique se reconnaît aux critères suivants :

1° un ensemble de règles, de normes sont acceptées comme au moins théoriquement contraignantes par les membres d’une unité sociale particulière, qu’il s'agisse d'une nation, d’une société, d’une organisation, d'un groupe, etc. ; 2° des agents ou des appareils sont reconnus dans l'unité sociale comme étant spécialisés pour :

— élaborer de nouvelles règles ou modifier celles qui existent ;

87 Nous élaborerons davantage sur cette théorie dans le chapitre suivant.

88 Le pluralisme juridique a été utilisé par plusieurs auteurs canadiens dans leur étude du droit. Voir par

exemple : Harry ARTHURS, « Landscape and Memory : Labour Law, Legal Pluralism and Globalization », dans Ton WILTHAGEN (éd.), Advancing Theory in Labour Law and Industrial Relations in a Global Context, Amsterdam, North-Holland, 1998, p. 21; J.-G. BELLEY, préc., note 16; Adelle BLACKETT, « Global Governance, Legal Pluralism & the Decentered State : A Labor Law Critique of Codes of Corporate Conduct », (2001) 8 Indiana J. Glob. Legal Stud. 401; M. COUTU, préc., note 47; Michel COUTU, « Vers une multiplication des sources de régulation du travail : l’éternel retour du pluralisme juridique? », dans Jean CHAREST, Gregor MURRAY et Gilles TRUDEAU (dir.), Quelles politiques du travail à l’ère de la

mondialisation?, Québec, Presses de l’université Laval, 2014 (à paraître); Andrée LAJOIE, Roderick A. MACDONALD, Richard JANDA et Guy ROCHER (dir.), Théories et émergence du droit : pluralisme,

surdétermination et effectivité, Montréal, Thémis, 1998; Pierre NOREAU, et Louise ROLLAND (dir.), Mélanges

Andrée Lajoie. Le droit, une variable dépendante, Montréal, Thémis, 2008; G. ROCHER, préc., note 8 ; Guylaine VALLÉE, « Le droit du travail comme lieu de pluralisme juridique », dans Céline SAINT-PIERRE et Jean-Philippe WARREN (dir.), Sociologie et société québécoise. Présences de Guy Rocher, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 241.

44 — interpréter les règles existantes ; — les appliquer et les faire respecter ;

3° l’intervention des appareils ou agents est fondée sur une légitimité, c’est-à- dire que les membres de l’unité sociale considèrent que l’action de ces agents ou appareils est justifiée, parce qu’ils leur reconnaissent l’autorité nécessaire pour faire, ou interpréter, ou appliquer les règles ; concrètement, cela signifie que les membres de l’unité sociale ont une conscience des rapports entre les règles et les appareils ou agents ;

4° les trois fonctions énumérées en 2° peuvent être remplies par des agents ou des appareils différents, ou par les mêmes. Ce qui est important cependant pour reconnaître l’existence d'un ordre juridique, c'est que ces trois fonctions — et non seulement une ou deux — soient exercées ;

5° les règles et les agents ou appareils doivent faire preuve de stabilité dans le temps, d’une relative permanence. Ces règles ne doivent pas sans cesse varier et les agents être constamment relayés.89

Il s’agit de critères cumulatifs qui « discrimine [nt] clairement le «juridique» (entendu dans le sens sociologique élargi) du non-juridique, en permettant de discerner d’une manière opératoire la «juridicité» (encore au sens large) d’un ensemble d’actions sociales particulier au sein du phénomène social total »90. Pour Rocher, l’efficacité et la coercition ne sont pas des critères de juridicité d’une norme :

Ce qui fait qu’un ensemble de règles appartiennent au droit, c’est qu’elles s’intègrent à un ordre juridique. Plus précisément, c’est qu’elles émanent d’un

agent ou organisme autorisé, qu’elles peuvent être soumises à un agent ou organisme habilité à les interpréter, qu’elles peuvent être mises en œuvre par des agents revêtus de l’autorité nécessaire pour le faire.91

Ainsi, l’ordre juridique dans sa globalité ne contient pas que des normes. L’unité de l’ordre juridique dépendra de l’autorité légitime chargée de concevoir et d’appliquer les normes92.

89 G. ROCHER, préc., note 8, 104. 90 Id., 112.

91 Id., 105.

92 La légitimité de l’autorité peut être fondée sur trois postulats : « L’autorité de l’appareil peut reposer sur la

seule force physique. Mais c’est alors le règne de la peur ou de la terreur. Comme l’a montré Max Weber, l’autorité fondée sur la force et la terreur n’a pas de caractère légitime. Il y a plutôt, selon Weber, trois fondements de l’autorité légitime: la tradition qui remonte à un lointain passé et qu’on continue à respecter; le

45

Dans la même perspective que Guy Rocher, Jean-Guy Belley est l’un des défenseurs du projet d’une théorie critique du pluralisme juridique :

Il s’agit, en somme, d’élaborer une nouvelle science du droit qui s’affranchisse des limites imposées par le positivisme juridique et qui s’édifie sur le postulat

de la pluralité du droit sans perdre de vue la vocation normative de la science juridique.

[…] [C’est une] tentative d’élargir et d’assouplir la conception de la positivité du droit en conviant les juristes à renouer contact avec les manifestations informelles et sociales de la normativité plutôt que de se restreindre à la seule interprétation de ses expressions formelles et étatiques.(Nos italiques)93

En d’autres mots, « la problématique du pluralisme juridique doit privilégier une définition résolument générique qui prenne en compte les dimensions de la réalité sociale du droit qu’une définition centrée exclusivement sur le droit étatique a pour effet d’exclure ou de traduire incorrectement »94, sans oublier les éléments qui demeurent pertinents des théories normativistes. Ainsi, « toute régulation sociale n’est pas juridique » alors que « toute régulation juridique n’est pas étatique »95. Pour Belley, l’essentiel d’une problématique du pluralisme juridique devrait déterminer la part respective des institutions responsables de la régulation sociale de même que la nature des relations entre les régulations étatiques et non étatiques96.

Bref, le changement de paradigme semble nous mener d’une définition de l’ordre juridique en tant qu’ordre de contrainte à un ordre institutionnel. Néanmoins, l’approche fondée sur

charisme d’une personne à qui on reconnaît des vertus, des qualités hors du commun et qui l’autorisent à

commander; enfin, des dispositions positives, c’est-à-dire une légalité qu’on accepte de reconnaître et de respecter, par exemple, la constitution d’un État ou la charte d’une entreprise ou d’une association » : G. ROCHER, préc., note 8, 105-106.

93 Jean-Guy BELLEY, « Le pluralisme juridique de Roderick Macdonald: une analyse séquentielle », dans

Andrée LAJOIE, Roderick A. MACDONALD, Richard JANDA et Guy ROCHER (dir.), Théories et émergence du

droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Montréal, Éditions Thémis, 1998, p. 57, à la page 62. 94 J.-G. BELLEY, préc., note 16, 26 et 27.

95 Id., 27. 96 Id., 28.

46

le pluralisme juridique fait l’objet de différentes critiques97. Malgré tout, les auteurs en sociologie du droit sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un cadre conceptuel qui permette d’analyser les interactions afin d’identifier les relations entre les normes, les différentes méthodes d’ordonnancement, la continuité et les changements dans les normes dans différents milieux sociaux98.

Peu importe les critiques quant aux théories du pluralisme juridique, force est de constater que le droit du travail a été somme toute plutôt favorable au renouvellement de la problématique du pluralisme juridique.

Dans un premier temps, des auteurs constatent que la régulation du travail repose sur une pluralité de normes juridiques : des règles provenant de diverses sphères du droit étatique (par exemple : droit civil, droit du travail, droits fondamentaux, droit criminel) et des acteurs du milieu de travail (règles des conventions collectives, des contrats individuels de travail, des politiques d’entreprise)99. Ces normes appartiennent donc à une pluralité d’ordres juridiques100 : ordre juridique étatique, ordre juridique international, ordre

97 Macdonald en identifie trois principales : l’utilisation du pluralisme à titre de théorie du droit a une valeur

simplement instrumentale, l’incapacité du pluralisme à distinguer le droit non-étatique du reste (exemples : une pratique sociale, les forces économiques, la religion…) et il ne procure pas d’outils analytiques pour opérationnaliser le phénomène qu’il identifie : Roderick A. MACDONALD, « Critical Legal Pluralism as a Construction of Normativity and the Emergence of Law », dans A. LAJOIE, R. A. MACDONALD, R. JANDA et G. ROCHER (dir.), préc., note 93, p. 9.

98 G. ROCHER, préc., note 8, 120. Voir aussi R. A. MACDONALD, préc., note 97, p. 9, à la page 19, qui suggère

une théorie critique du pluralisme permettant d’analyser les interactions afin d’identifier les relations entre les normes, les différentes méthodes d’ordonnancement, la continuité et les changements dans les normes dans différents milieux sociaux : « The question is to determine what are the appropriate processes for recognizing and accommodating this interpretation (especially when value controversies are patent) how does one mediate the interpretation of these legal orders – including among State legal orders, among non-State legal orders and among diverse State and non-State legal orders? To examine these diverses instances of internormativity is to take, for each site of legal production, the conceptual apparatus inherent to it. It is to presuppose that individuals (be they officials or not) themselves set the conditions under wich they undertake inter-normative dialogue. In this exercise each legal regime will be understood both as subject – having its own conception of “sources of law” and criteria of jurisdictional porosity – and as object – subject to incorporation into another legal order, notwithstanding its own self-conception, on terms set by that other order. »

99 G. VALLÉE, préc., note 88, à la page 241; Guy ROCHER, « Les fondements de la société libérale, les

relations industrielles et les Chartes », dans Rodrigue BLOUIN, Gilles FERLAND, Gilles LAFLAMME, Alain LAROCQUE et Claude RONDEAU, Les Chartes des droits et les relations industrielles, Québec, Presses de l’Université Laval, 1988, p. 12.

47

juridique de l’entreprise, ordre juridique émanant de l’autonomie collective. Dans un deuxième temps, nous verrons dans le Titre I que l’évolution même du droit des rapports collectifs du travail s’est construite autour de l’idée du pluralisme juridique.

Le concept des ordres juridiques et de leurs interactions et « relevances », représente ainsi un modèle conceptuel susceptible d’éclairer l’activité auto-régulatoire émanant du développement du droit du travail en contexte de pluralisme juridique101 :

On sait, bien sûr, et le juriste mieux que les autres, que l’élaboration, l’interprétation et l’application des règles de droit ne se font pas suivant la seule logique juridique, ni à l'intérieur du seul droit. Elles sont influencées par des normes, des règles, des principes venant de l’extérieur du droit. Mais c’est une chose de le savoir, c’en est une autre d'explorer d'une manière et systématique et scientifique ces rapports d'interinfluence. Un cadre conceptuel assez rigoureux est alors nécessaire, que la conception pluraliste des ordres juridiques peut au moins contribuer à apporter, comme a notamment cherché à le faire Santi Romano.

[…]

Tout cela n’exclut évidemment pas qu’intervienne la régulation par l’État. Ce qu’il est important d’analyser alors, c’est la source précise de cette régulation étatique : quel ordre juridique non étatique jouit du crédit, du pouvoir, de l’influence nécessaires pour faire accepter ses normes? Quel compromis la régulation étatique (celle du législateur ou celle d’un tribunal) réalisera-t-elle entre les normes de plusieurs ordres juridiques non étatiques concurrents ?102

Bref, lorsque le droit est considéré comme un phénomène social, le système s’ouvre à d’autres normes et considère l’existence de plus d’un ordre juridique. Autrement dit, l’État n’est pas la seule institution à produire du droit.

En conséquence, il devient complexe de hiérarchiser entre elles des normes qui proviennent de différents ordres juridiques. L’unité du droit se trouvera tout autant dans la cohérence

101 G. ROCHER, préc., note 8, 119. 102 Id., 116 et 118.

48

interne que dans la cohérence externe du système, en considérant les rapports et « relevances » entre les différents ordres juridiques.

Bien que l’évolution du contexte socio-économique et l’émergence de la notion de réseau semblent raviver l’intérêt d’aborder le droit comme un phénomène social, il ne faut toutefois pas mettre de côté les aspects de la conception normative du droit pour distinguer l’ordre juridique étatique des autres ordres juridiques. Nous adoptons dans le cadre de cette thèse une conception du droit comme phénomène social en ce qui concerne les dimensions de l’ouverture et de l’unité du système juridique, tout en conservant des éléments de la conception normativiste particulièrement concernant la dimension de la structure juridique. Quoi qu’il en soit, ces nouvelles formes de normativité et l’existence de régimes autonomes représentent un potentiel accru de conflits de normes103. Puisque l’« on peut supposer l’unité comme postulat de la théorie juridique, comme dogme de la raison », le règlement de ces conflits de normes passera par le raisonnement juridique à travers des concepts de cohérence interne et externe, permettant d’assurer cette unité de la pluralité des ordres juridiques.