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L’évolution du contexte socio-économique et l’émergence de la notion de réseau

Section 2- Le droit comme phénomène social

1. L’évolution du contexte socio-économique et l’émergence de la notion de réseau

La réalité socio-économique contemporaine est le fruit d’une évolution qui bouscule les institutions du travail :

La mondialisation de l’économie, qu’elle se manifeste par une ouverture accrue des frontières à la circulation des biens, services et investissements ou par une plus grande facilité de transférer la production dans un autre pays, modifie l’équilibre des pouvoirs et peut entraîner une révision à la baisse de la réglementation entourant la prestation de travail salarié dans une société donnée. Les institutions qui, traditionnellement, ont contribué à l’élaboration de cette réglementation, que ce soit le syndicalisme et la négociation collective ou l’État ou sa législation, demeurent largement prisonnières des frontières nationales. Le capital par contre, favorisé notamment par l’évolution technologique et la libéralisation du commerce au plan international, peut se servir de sa mobilité accrue pour imposer son agenda dans ses négociations avec ces institutions nationales39.

On constate une modification conséquente du rôle des acteurs des relations de travail. D’une part, un certain mouvement de déréglementation, c’est-à-dire le retrait de l’État de certains domaines dans lesquels il avait l’habitude d’intervenir40, combiné à un

39 Gilles TRUDEAU, « Le droit du travail face à la mondialisation de l’économie », dans Rick CHAYKOWSKI,

Paul-André LAPOINTE, Guylaine VALLÉE et Anil VERMA (dir.), La représentation des salariés dans le

contexte du libre-échange et de la déréglementation, Actes du XXXIIIème Congrès de l'Association

canadienne de relations industrielles, ACRI, 1997, p. 63, à la page 63.

40 G. ROCHER, préc., note 8. Pierre VERGE, « Les instruments d’une recomposition du droit du travail : de

l’entreprise-réseau au pluralisme juridique », (2011) 52-2 C. de D. 135, 156 et 157. La réglementation est en fait un service gouvernemental qui peut s’avérer coûteux et devenir désuet : Richard CARTER et Michel BOUCHER, « Dynamique politique et déréglementation », (1987) 11 Politique 107. Pour ce motif et afin

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affaiblissement de la capacité d’action des États en raison de la globalisation des marchés financiers, a favorisé l’implication de puissants pouvoirs privés, telles que les entreprises multinationales dans la régulation sociale41. D’autre part, des acteurs tels que des personnes privées, des organisations non gouvernementales, des multinationales et des organisations internationales tentent de s’affranchir de la tutelle de l’État en remplaçant la réglementation étatique par des mécanismes d’auto-régulation42. En fait, pour demeurer compétitives, les entreprises ont besoin d’une régulation plus flexible, qui permette de s’adapter à une conjoncture ultra-spécialisée et instable43. C’est ainsi que depuis une vingtaine d’années, le rôle accordé à l’entreprise dans la régulation de la relation d’emploi ne cesse de se développer44. De même, l’architecture internationale se caractérise par une augmentation de la création d’organisations internationales et, par le fait même, la multiplication d’ordres juridiques internationaux45.

Parallèlement, le mouvement de recontractualisation du droit du travail s’exprime par la conclusion de contrats entre les parties, en raison de l’inefficacité de la réglementation étatique46. Par exemple, les entreprises multinationales se dotent désormais de codes de d’améliorer la compétitivité des entreprises québécoises, le rapport Scowen propose des stratégies de déréglementation : GROUPE DE TRAVAIL SUR LA DÉRÉGLEMENTATION, Réglementer moins et mieux, Québec, Les publications du Québec, juin 1986, 292 pages; James LAIN GOW, « Repenser l’État et son administration », (1987) 11 Politique 5. D’ailleurs, selon Johanne Bergeron : « Efficacité économique, liberté, concurrence, rentabilité: tels sont en effet les maîtres mots. Le vent du libéralisme vient de souffler sur l'État québécois » : Johanne BERGERON, « L’autel du libéralisme : une revue des rapports Fortier, Gobeil et Scowen », (1987) 11 Politique 129, 129.

41 « Le principe hiérarchique, jadis opérant dans un monde simple et stable, devient notoirement inadéquat.

Dans notre monde affolé, il faut réagir immédiatement, il faut réagir intelligemment, il faut réagir créativement, il faut réagir spécifiquement. Vitesse, intelligence, créativité et spécificité : voilà les antithèses de la voie hiérarchique » : Marc HALÉVY, Hiérarchie et Réseau, Sherpas, en ligne : http://www.sherpas.fr/Mobilite-Professionnelle/Reseaux/Hierarchie-et-reseau-autorite-et-pouvoir/Le-

principe-hierarchique-pourquoi-il-periclite.html.

42 Eve-Lyne COMTOIS-DINEL, « La fragmentation du droit international : vers un changement de

paradigme? », (2006) 11-2 Lex Electronica 2.

43 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, préc., note 15. Voir aussi P. VERGE, préc., note 40, 137.

44 Jacques FREYSSINET, « Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système

productif en restructuration? », (2005) 47-1 Revue de l’IRES 319, 319.

45 Le nombre d’organisations internationales serait passé de 37 en 1909 à 365 en 1984. En 2002, le nombre

d’organisations étaient autour de 500 à 700 : E.-L. COMTOIS-DINEL, préc., note 42, 2 et 3.

46 Gilles TRUDEAU, « La contractualisation du droit des relations professionnelles : une illustration des

tendances Nord-américaines », dans Philippe AUVERGNON (dir.), La contractualisation du droit social, Bordeaux, Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2003, p. 55.

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conduite et des accords-cadres internationaux sont négociés pour la réglementation des conditions de travail des salariés.

Cette transformation du droit étatique met en exergue de nouveaux paradigmes favorisant le renouvellement de l’intérêt pour les théories non exclusivement normativistes du droit, plus particulièrement la théorie du pluralisme juridique en tant que théorie du droit. En fait, le décentrage de l’État47 entraîne une décentralisation de la production et de l’élaboration du droit : les frontières du droit se brouillent, les formes négociées prennent de plus en plus de place, les pouvoirs de nouveaux acteurs s’entrechoquent, les systèmes juridiques normatifs s’enchevêtrent48. En conséquence, il semble « qu’il sera inutile demain de réfléchir ou de légiférer dans un cadre restreint à un État, comme cela l’est déjà clairement aujourd’hui »49 :

Le code binaire légal/illégal est alors appelé à étendre ses frontières. Tandis que la « sanction » perd sa place à être le concept central de la définition du droit, la « règle » perd sa position stratégique à en être le cœur, et lorsque l’on passe d’une structure à un processus, les éléments centraux d’un ordre juridique sont dorénavant les actes de régulation et de communication plutôt que les règles juridiques traditionnelles.50

La notion d’ordre juridique doit évoluer puisque le droit doit désormais représenter davantage qu’un système de normes51 :

A legal system belongs to the real social world, as distinct from a pure world of ideas, to the extent that a corresponding legal order exists, however imperfectly. [...]

47 Michel COUTU, « Crise du droit du travail, pluralisme juridique et souveraineté », (2007) 12-1 Lex Electronica 1; Harry ARTHURS, « Corporate Self-Regulation : Political Economy, State Regulation and Reflexive Labour Law », dans Brian BERCUSSON et Cynthia ESTLUND (dir.), Regulating Labour in the Wake

of Globalisation. New Challenges, New Institutions, Oxford, Hart Publishing, 2008, p. 19. 48 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, préc., note 15; P. VERGE, préc., note 40, 157.

49 Gérard LYON-CAEN, « Permanence et renouvellement du droit du travail dans une économie globalisée », Journal l’Humanité, 22 avril 2004.

50 E.-L. COMTOIS-DINEL, préc., note 42, 17.

51 ROMANO, S., L’ordre juridique, Traduction française de la 2e éd. par L. FRANÇOIS et P. GOTHOT, réédition

présentée par P. MAYER, Paris, Dalloz, 2002, p. 17 et suiv., no 10. Guy ROCHER, « Pour une sociologie des ordres juridiques » dans Guy ROCHER, Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal, Éditions Thémis, 1996, p. 123, à la page 130 .

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The first is this: there are many norms of conduct relevant to people’s activities, and their activities largely conform to what the norms require. Moreover, whether actually conforming or not, and whether aware of a specific relevant norm or not, people are aware that there are norms relevant to what they do. What they do is accordingly either lawful or unlawful, or in some other way legally effective or ineffective. A general awareness of this informs much of what they do, and in particular the way in which they respond to and pass judgment on what other people do (and even what they do themselves).

The second is as follows: all of the numerous norms of which we speak are considered as being in some way interconnected. They belong together as forming in some way a single body of ‘law’. It is in the articulation of the one body that we utilize the idea of ‘system’. The ‘we’ who utilize the idea of system are those involved in some way in the scholarly or professional study of law, that is, in ‘legal science’. The systematization of law and legal understanding has been an ongoing task of legal science in many forms over three millennia.52

Puisque la relative simplicité du modèle hiérarchique ne permet de rendre compte que d’une partie de la complexité de la nouvelle réalité juridique, des auteurs suggèrent l’introduction de la notion de réseau53. Le terme réseau est conçu de façon différente selon les auteurs. Pour certains, le réseau se définit comme « une trame ou une structure composée d’éléments ou de points souvent qualifiés de nœuds ou de sommets reliés entre eux par des liens ou liaisons, assurant leur interconnexion ou leur interaction et dont les variations obéissent à certaines règles de fonctionnement »54. Pour d’autres, le réseau « sous-entend que les modes de coopération et de coordination entre individus ne passent

plus simplement par l'organisation formelle ni par les prescriptions explicites, mais s'appuient au contraire sur des formes de regroupement et d'échanges non prescrites, sur des savoirs répartis collectivement partagés et mobilisés à la demande, sur des formes

52 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 3.

53 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, préc., note 15 ; E.-L. COMTOIS-DINEL, préc., note 42; M. HALÉVY, préc.,

note 41.

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d'engagement et d'appartenance diversifiés et opportuns »55. Malgré tout, il n’est pas

impensable qu’un réseau soit hiérarchisé en partie56.

Le système juridique ainsi conçu sous-tend la pluralité des ordres juridiques en son sein : Le pluralisme juridique, c’est l’idée qui veut qu’à côté du droit de l’État, il existe d’autres droits ou d’autres systèmes juridiques qui cohabitent avec lui, parfois en harmonie, parfois en conflit, mais qui dans tous les cas vivent indépendamment du droit de l’État.57