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Section 2- L’exigence de cohérence

A) La logique juridique de Perelman

Pour Perelman, la logique juridique est une logique d’argumentation qui se construit principalement par l’entremise du raisonnement judiciaire, au moyen de la rhétorique. Cette dernière « a pour objet l’étude des techniques discursives visant à provoquer ou à accroître

l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment »149. Autrement dit, la rhétorique, « c’est l’art de convaincre par le discours, et tout réside dans l’argumentation »150. Ainsi, Perelman distingue la logique de démonstration, qui néglige le rapport de l’orateur avec son auditoire, contrairement à la logique d’argumentation. Dans ce contexte, les parties utilisent la rhétorique pour tenter de convaincre le juge des meilleurs principes applicables. Le rôle du juge est alors de rendre une décision dans un cas concret, c’est-à-dire qu’il doit trouver « une solution équitable et raisonnable » qui respecte « les

148 C. GODIN, préc., note 128, « cohérence ».

149 Chaïm PERELMAN, Logique juridique Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 105. 150 D. ROUX, préc., note 10, p. 34.

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limites de ce que son système de droit l’autorise à faire »151. Bref, sa décision doit être raisonnable, rationnellement motivée, légalement encadrée et en conséquence non arbitraire152. Pour ce faire, il doit tenir compte non seulement des lois, mais aussi des principes pour justifier sa décision en tentant de persuader son auditoire que l’interprétation du droit dans une situation particulière est la meilleure :

Mais à côté de ces normes « en uniforme », dispositions obligatoires, reconnaissables par la manière dont elles ont été votées et promulguées, il y a des règles qui n’ont pas ce statut formellement incontesté, et qui jouent néanmoins un rôle effectif dans l’application du droit. Qu’il s’agisse de coutumes ou de dispositions jurisprudentielles, d’adages ou de principes généraux du droit, ces règles sont comparables à des combattants sans uniforme, que l’on fusillait il n’y a guère sous le nom de francs-tireurs, mais qui ont reçu récemment le nom honorifique de partisans.153

Bien sûr, « il ne suffit pas d’avoir des principes généraux comme point de départ d’une argumentation : il faut les choisir de façon telle qu’ils soient admis par l’auditoire, les formuler et les présenter, les interpréter enfin, pour pouvoir les adapter au cas d’application pertinent »154. Puisqu’il a l’obligation de rendre une décision, le juge doit « faire disparaître les insuffisances et les lacunes de la loi, y compris celles résultant d’antinomies dont les règles générales ne fournissent pas la solution »155. Les antinomies en droit, par opposition aux contradictions, « ne concernent pas le vrai et le faux, mais le caractère incompatible, dans une situation donnée, des directives qui la régissent. L’antinomie n’est jamais purement formelle, car toute compréhension d’une règle juridique implique son interprétation. Il en résulte que, dans la mesure où plusieurs interprétations d’une même règle sont possibles, il faut admettre que, alors qu’une interprétation conduit à une

151 C. PERELMAN, préc., note 149, p. 137.

152 Alain MELCER, « Les enjeux philosophiques de la topique juridique selon Perelman », (2010) 66-2 Revue de métaphysique et de morale 195, 199; Marie-Anne FRISON-ROCHE, « La rhétorique juridique », (1995) 16

HERMES 73, en ligne :

http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15183/HERMES_1995_16_73.pdf;jsessionid=AC2E2 5FDA6BB6DD7EA8FDD83D148A864?sequence=1, à la p. 76.

153 Chaïm PERELMAN, « Les antinomies en droit : essai de synthèse », dans Chaïm PERELMAN (dir.), Les antinomies en droit, Bruxelles, Bruylant, 1965, p. 392, à la page 398.

154 C. PERELMAN, préc., note 149, p. 125. 155 C. PERELMAN, préc., note 153, p. 399.

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antinomie, une autre puisse la faire disparaître »156. Le juge doit dire le droit - et non le créer - et par conséquent peut être amené « à compléter la loi, à la réinterpréter et à l’assouplir » 157, notamment par le biais de l’application de principes généraux du droit. En fait, Perelman est d’avis que « le droit admis n’est plus simplement le droit imposé par le législateur », mais bien ce qui sera considéré comme acceptable ou raisonnable en fonction des valeurs admises dans la société et les principes généraux qui la gouvernent158. Par ailleurs, il identifie plusieurs types d’arguments du raisonnement jurisprudentiels, qui peuvent être classés en deux grandes catégories : « (i) ceux qui pré-orientent l’esprit dans lequel le juge devra prendre sa décision (topique spécifique aux usages du droit) ; (ii) ceux qui se rapportent à l’interprétation des lois »159 :

(i) La première comprend :

– des notions à caractère variable dont le texte législatif fait mention (« l’utilité publique », « les bonnes moeurs », etc.) ;

– des adages, issus de la pratique jurisprudentielle, qui sont formulés comme des proverbes (« Ce qui est insupportable ne peut être de droit », manière de dire que, l’application des lois ne devant pas avoir de telles conséquences, on ne peut pas interdire au juge de suppléer à leurs lacunes, dès lors que le « déni de justice » est juridiquement reconnu) ;

– des « standards », fréquents en droit international, qui sont des directives générales définissant un seuil minimal de normalité dans les relations entre États (concernant, par exemple, la protection des ressortissants étrangers) ; – les « principes généraux du droit », qui peuvent être, ou non, explicitement écrits (par exemple, le droit à la défense, ou le « nullum crimen sine lege », qui est à l’origine du procès de Nuremberg, ou encore le principe de protection de la dignité de la personne humaine, qui ne deviendra juridiquement effectif qu’avec la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948);

– des « fictions juridiques », qui sont des qualifications du fait contraires à la réalité et dont le but est d’empêcher, du moins provisoirement, l’application d’une loi injuste […] ;

– des « présomptions », qui sont soit « légales », soit laissées à l’appréciation du juge quand les faits ne sont pas juridiquement qualifiés (« présomptions de l’homme »), et dont la fonction est de permettre à ce dernier d’induire de faits

156 Id., p. 404.

157 C. PERELMAN, préc., note 149, p. 154. 158 Id., p. 167.

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connus (la date de naissance d’un enfant ou de mariage de ses parents, par exemple) un fait inconnu (la paternité, en l’occurrence) et de dispenser le bénéficiaire d’avoir à en faire la preuve.160

Quant aux arguments qui se rapportent à l’interprétation des lois, Perelman en donne les exemples suivants : l’argument a contrario, l’argument a simili ou l’argument analogique, l’argument a fortiori, l’argument a completudine, l’argument a coherentia, l’argument psychologique, l’argument historique, l’argument apagogique, l’argument téléologique, l’argument économique, l’argument ab exemplo, l’argument systémique et l’argument naturaliste161.

Toute la pensée de Perelman identifie une double exigence de développement du droit, « l’une d’ordre systématique, l’élaboration d’un ordre juridique cohérent, l’autre, d’ordre pragmatique, la recherche de solutions acceptables par le milieu, parce que conformes à ce qui lui paraît juste et raisonnable »162. Autrement dit, il fait référence à la cohérence logique interne du droit (rationalité formelle), mais aussi implicitement à la cohérence externe par le biais du raisonnement pragmatique (rationalité axiologique) et des principes (rationalité matérielle) :

Rien ne s’oppose à ce que le raisonnement judiciaire soit présenté, en fin de compte, sous la forme d’un syllogisme, mais cette forme ne garantit nullement la valeur de la conclusion. Si celle-ci est socialement inacceptable, c’est que les prémisses ont été acceptées à la légère : or, ne l’oublions pas, tout le débat judiciaire, et toute la logique juridique, ne concernent que le choix des prémisses qui seront les mieux motivées et qui soulèvent le moins d’objections. C’est le rôle de la logique formelle de rendre la conclusion solidaire des prémisses, mais c’est celui de la logique juridique de montrer l’acceptabilité des prémisses. Celle-ci résulte de la confrontation des moyens de preuve, des arguments et des valeurs qui s’opposent dans le litige; le juge doit en effectuer l’arbitrage pour prendre sa décision et motiver son jugement.163

160 Id., 201 et 202.

161 C. PERELMAN, préc., note 149, p. 55. 162 Id., p. 173.

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