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Section 2- L’exigence de cohérence

1. La cohérence interne

La « compatibilité des énoncés les uns avec les autres »131 représente un indicateur de cohérence interne. La compatibilité est en ce sens synonyme de non-contradiction132. Pour MacCormick, l’argument de compatibilité, invite à « démontrer que la règle posée en l’espèce ne contredit aucune règle de droit en vigueur, compte tenu de l’interprétation ou de l’analyse qu’il convient de donner à cette règle à la lumière de principes et d’objectifs politiques définis »133. Autrement dit, la compatibilité ou l’incompatibilité d’une décision avec une règle de droit positif est fonction de l’interprétation que l’on donne à cette règle134.

L’interprétation donnée à une règle tient compte de sa valeur dans le système juridique, elle-même déterminée en fonction de la structure de ce système. Malgré l’émergence du paradigme du réseau, le paradigme de la hiérarchie ou de la pyramide normative semble conserver une pertinence certaine dans l’analyse du droit :

Ne peut-on y voir l’illustration de l’idée que tout en fournissant une interprétation plus riche et plus diversifiée des phénomènes que le paradigme de la « pyramide », le paradigme du « réseau » n’exclut pas l’existence de relations

130 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 131. 131 C. GODIN, préc., note 128.

132 N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 190: “A set of propositions is mutually consistent if each can without

contradiction be asserted in conjunction with every other and with their conjunction.”

133 N. MACCORMICK, préc., note 107, p. 296. 134 Id., p. 232.

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hiérarchiques, mais met en lumière la complexité, la relativité et l’éventuelle récursivité de telles relations?135

En fait, bien « que le pluralisme juridique constitu[e] un paradigme plus susceptible d’appréhender le phénomène du droit dans un contexte de mondialisation […] il ne [peut] toutefois se départir d’une conception rationnelle hiérarchique pour expliquer la « relevance » entre les ordres juridiques ».136 En effet, « si la théorie juridique se réfère essentiellement au rationalisme pour fonder sa justification, les principes rationnels ne peuvent se défaire d’une explication normativiste – hiérarchique – pour démontrer leur contenu. La hiérarchie devient donc une sorte de figure emblématique de la simplification du traitement rationnel de la réalité et une conception rationnelle « anti-complexe » qui se doit d’aspirer tout débordement ».137

Pour plusieurs raisons, nous verrons que le modèle pyramidal conserve une pertinence certaine en droit du travail québécois. D’abord, le modèle pyramidal s’intègre dans les sources formelles du droit : « Pour qu’une valeur juridique précise soit attribuée à une source formelle du droit, il faut que celle-ci soit classée dans la hiérarchie pyramidale des normes, une vision des choses, très utile du point de vue pratique, que l’on doit à Hans Kelsen »138 :

Il demeure donc indispensable de tenir compte du fait que les règles juridiques ne sont pas placées formellement sur un même pied : il existe une hiérarchie des normes – qu’on peut représenter sous une forme pyramidale, voir la figure ci-dessous – la norme inférieure devant toujours être interprétée et appliquée en conformité avec la norme supérieure (suivant l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence).139

135 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, préc., note 15, p. 544. 136 E.-L. COMTOIS-DINEL, préc., note 42, 14.

137 Id., 13.

138 M. COUTU et G. MARCEAU, préc., note 22, p. 73. Voir aussi N. MACCORMICK, préc., note 22, p. 230 :

“Ranked criteria of validity are a presupposition necessary for securing consistency of norms in a system”.

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Figure 1 La hiérarchie des normes140

C’est ainsi que les normes formelles se conceptualisent de façon hiérarchique : « À la norme fondamentale qui doit être présupposée par la science du droit et qui consolide tout l’édifice, se subordonnent les normes constitutionnelles, législatives et réglementaires, les

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normes juridictionnelles et les contrats »141. Cette hiérarchisation des sources de droit est sans nul doute, essentielle à l’interprétation du droit quant à la rationalité formelle.

Ensuite, cette conception hiérarchique des sources formelles permet d’assurer le respect du principe de la primauté du droit. En fait, le principe de la primauté du droit présuppose la présence de règles de droit que l’on retrouve dans des traités, des textes constitutionnels, des lois et des précédents jurisprudentiels. Ces règles doivent faire partie d’un système juridique caractérisé par la compatibilité des règles entre elles et une certaine cohérence globale des principes pour assurer l’unité du système.

Finalement, la présence d’un courant de constitutionnalisation du droit du travail actualise le modèle hiérarchique des sources formelles en droit du travail142. La constitutionnalisation représente « un accroissement du poids des normes constitutionnelles investies d’une teneur plus riche ou dotées d’une incidence plus directe à l’égard de diverses catégories de relations juridiques, en ce sens qu’elles exercent une plus grande emprise sur ces relations elles-mêmes comme sur la production normative s’y rapportant »143. Elle se manifeste à travers deux mouvements, soit « l’élévation de certains principes du droit du travail au rang de normes à valeur constitutionnelle et la pénétration du champ du droit du travail par des normes constitutionnelles qui viennent en modifier certains principes traditionnels. »144.

En raison du décentrage de l’État et des multiples déficits de légitimation du politique qui l’accompagnent, le contexte est favorable au transfert de la sphère politique vers le système juridique étatique, plus particulièrement, de plusieurs problèmes qui font impasse. Au Québec, ce mouvement de constitutionnalisation s’observe par l’intégration graduelle de la Charte dans la jurisprudence des tribunaux spécialisés en droit du travail en raison de la

141 M. COUTU et G. MARCEAU, préc., note 22, p. 73.

142 Nous verrons quelques manifestations de ce courant de constitutionnalisation reliées à notre sujet dans la

section 1 du Chapitre 2 du Titre II.

143 Antoine JEAMMAUD, « La “constitutionnalisation rampante“ du droit du travail français », (2007) 48 C. de D. 93.

144 Christian BRUNELLE, Michel COUTU et Gilles TRUDEAU, « La constitutionnalisation du droit du travail : un

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remise en question des principes classiques qui régissent l’articulation entre les règles négociées collectivement et le droit « externe », comme le droit de la Charte :

C’est ainsi que se dessine un nouveau phénomène de constitutionnalisation du

droit du travail, lequel entraîne un bouleversement de la hiérarchie des normes

sous l’impact des chartes et appelle à modifier profondément les façons de faire, de plaider et de juger, en particulier en droit du travail québécois. Partant, la rationalité du type instrumental, propre aux rapports de travail, est déplacée au profit d’une rationalité totalement différente du point de vue de sa conceptualisation, de ses sources et de ses méthodes. Nous qualifions celle-ci de rationalité par rapport aux valeurs ou, plus précisément, de rationalité axiologique.145

La constitutionnalisation du droit du travail a un effet de modernisation des droits, puisque les droits du travail doivent maintenant être interprétés à la lumière de la protection des droits et libertés de la personne en milieu de travail, un effet d’uniformisation, puisque la convention collective ne doit pas contrevenir à la protection de ces droits et un effet de complexification quant à l’interaction des sources de droit146.

D’ailleurs, tout récemment, la Cour suprême, dans une affaire concernant la compétence de l’arbitre de griefs, était d’avis que le litige devait être analysé sous l’angle de la hiérarchie des sources :

[39] Selon moi, ce n’est pas tant sous l’angle de l’intégration implicite des dispositions de la L.n.t. aux conventions collectives que sous celui de l’effet de la hiérarchie des sources de droit pertinentes en droit du travail sur le contenu et la mise en œuvre des conventions collectives que doit être abordée, en l’espèce, la question du caractère d’ordre public de la L.n.t. Seul un examen de la convention telle que la modifie cet ordre public permettra de déterminer qui, de l’arbitre de griefs ou de la C.R.T., a compétence pour statuer sur la contestation engagée par les salariés et leur syndicat contre leur renvoi.147

145 Id., 13. 146 Id., 21 et suiv.

147 Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28, [2010] 2 R.C.S.

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Cette constitutionnalisation du droit du travail, doublée par de plus en plus de lois particulières imposées comme conditions minimales de travail, laisse une grande place aux sources formelles du droit et permet d’atteindre la primauté du droit.

Cela dit, la hiérarchie des normes n’est pas suffisante en elle-même pour assurer la cohérence du système ; il faut aussi s’attarder aux principes qui guident l’élaboration d’un système cohérent.