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Chapitre 1. Approche théorique de l’insertion économique

1.2. Les théories du marché du travail et les facteurs d’insertion économique des

1.2.5. La théorie du réseau

Les théories présentées jusqu’ici expliquent le fonctionnement du marché du travail comme le résultat d’actions individuelles. D’une part, chaque travailleur utilise son capital humain (niveau d’éducation, expérience de travail ou domaine de formation) pour accéder à des emplois et avoir de bons salaires. D’autre part, chaque entreprise ajuste sa gestion du personnel et celle de la production selon la loi de l’offre et de la demande, et donc selon le contexte qui prévaut.

Cependant, pour de nombreux auteurs (Baker, 1984 ; Granovetter, 1985), que ce soit dans la société industrielle moderne ou dans d’autres contextes, l’action économique reste aussi intégrée dans des structures de relations sociales dont il faut tenir compte pour expliquer et comprendre le fonctionnement du marché du travail. Utilisant la notion d’encastrement, Granovetter (1985) montre que les individus, tout comme les entreprises, se trouvent le plus souvent dans des réseaux denses de relations sociales qui se superposent aux relations d’affaires. Ainsi, en ce qui concerne l’accès à l’emploi, il montre l’effet positif des contacts personnels, ce qu’on appelle par ailleurs le carnet d’adresses, dont l’utilité réside surtout sur le partage de l’information.

L’importance des réseaux de contacts dans l’accès à l’emploi est mise en évidence dans les travaux de Burt (1992) qui considère le marché du travail comme un jeu de concurrence où chaque joueur possède trois types de capitaux : son capital financier, son capital humain et son capital social. Ce dernier serait l’arbitre final et donc le levier essentiel pour le succès ou l’échec dans le jeu, dans la mesure où il conditionne l’accès à une ressource fondamentale qu’est l’information. Ainsi, dans le marché, les avantages de chacun dépendent de son réseau de contacts qui peut comprendre les amis, les collègues ou les autres connaissances avec lesquels il échange de l’information et qui le supportent. À une échelle plus vaste, Burt (1992)

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montre que les entreprises elles-mêmes forment des réseaux avec leurs clients, leurs fournisseurs, voire leurs concurrents, etc. et tirent profit de ses réseaux pour assurer leur succès. C’est dans cette perspective que Steiner (2005) parle d’une construction sociale des marchés fondée sur l’approche relationnelle. Dans cet ordre d’idée, il conclut qu’il y a un rapprochement entre la théorie économique et la théorie sociologique.

Le réseau comme facteur d’insertion des immigrants

À l’égard des immigrants, l’effet du réseau social6 a fait l’objet de nombreux travaux

dans la littérature. Toutefois, si certains montrent un effet positif des réseaux, d’autres mettent en lumière des effets négatifs. Le réseau social, en l’occurrence les relations de parenté, d’amitié, ou ethniques, est considéré dans la littérature comme un des déterminants (causes) de la migration (Boyd, 1989 ; Gurak et Caces, 1992 ; Massey et al., 1993). Dans ce cas-ci, il présente un avantage pour les migrants puisqu’il constitue une espèce de plate-forme où les individus se relaient l’information entre eux, contribuant ainsi à réduire les coûts et les risques liés aux parcours et aux lieux de destination, mais aussi aux opportunités (Fawcett et Arnold, 1987 ; Palloni et al., 2001). Il en est de même sur le marché du travail, et notamment en ce qui concerne l’accès à l’emploi (Brinbaum, 2018).

D’autres auteurs invitent par ailleurs à relativiser le rôle positif du réseau social sur le marché du travail. Pour apprécier l’effet du réseau social chez les immigrants, Cranford (2005) invite à tenir compte du contexte dans lequel opèrent les réseaux. Mettant l’accent sur l’emploi d’immigrants dans l’industrie de la conciergerie des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix à Los Angeles, il montre que les réseaux sociaux peuvent devenir exploiteurs. Ainsi, les travailleurs qui sont entrés dans l’industrie à travers des liens de parenté ou d’amis proches se retrouvent souvent dans une situation d’exploitation. L’auteur considère que les réseaux peuvent

6 Cranford (2005) suggère de distinguer le capital social du réseau social. Le premier peut être

accepté comme un avantage ou aspect positif. Le second peut avoir des avantages tout comme des conséquences négatives.

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devenir des mécanismes de déclassement au lieu d’être des vecteurs d’une mobilité ascendante pour les immigrants. Examinant les mouvements migratoires entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie de l’Est, Bélanger et Wang (2013) et Bélanger (2014) s’inscrivent dans la même perspective et montrent que les réseaux personnels peuvent parfois être intégrés dans un système organisé de traite, souvent à but lucratif, qui, en fin de compte, n’est d’aucune utilité pour les migrants.

Les effets négatifs des réseaux sont aussi documentés dans les travaux portant sur les enclaves ethniques (Waldinger, 1994 ; 2003, Bailey et Waldinger, 1991). À l’égard des immigrants, ces auteurs soutiennent que l’économie ethnique ne favorise pas l’acquisition de compétences et la mobilité ascendante, comme dans les autres marchés primaire ou secondaire du pays d’installation. Une synthèse des effets positifs et négatifs des réseaux chez les immigrants est faite par Portes et Sensenbrenner (1993). Selon ces auteurs, sur le plan économique, les réseaux communautaires favorisent par exemple des transactions monétaires rapides (ils se prêtent de l’argent) et plusieurs autres formes d’aide ou de soutiens altruistes. À l’inverse, ces réseaux ont des effets négatifs dans la mesure où ils contribuent à réduire les contacts extérieurs. Au Canada, les travaux de Warman (2007) montrent que les enclaves ethniques peuvent entraver l’acquisition des compétences linguistiques des immigrants, ce qui leur porte préjudice sur le marché du travail.

Enfin, concernant la situation des immigrants sur le marché du travail, la théorie des réseaux reste utile pour rendre compte de l’effet différencié des liens forts et des liens faibles, comme théorisés par Granovetter (1973). Dans la perspective de l’auteur, les liens forts, qui se rapportent notamment aux liens de parenté et aux liens entre amis proches, soi-disant ceux avec lesquels on passe plus de temps ensemble, semblent moins efficaces, du moins en ce qui concerne la recherche d’un emploi sur le marché du travail, dans la mesure où ils font circuler une information redondante entre les membres. À l’inverse, les liens faibles, ceux formés par des réseaux plus étendus, demeurent plus efficaces sur le marché du travail parce qu’ils sont plus susceptibles d’apporter de nouvelles informations qui peuvent être plus

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utiles pour leurs membres. À l’égard des immigrants, cette théorie reste pertinente pour déterminer, par exemple, l’avantage que procurent les nouvelles relations qu’ils se font sur le marché du travail, au-delà de leur cadre familial ou communautaire, après l’arrivée dans les pays d’installation.

Récapitulatif des facteurs d’insertion économique des immigrants dans le contexte canadien

En établissant le lien entre ces différentes théories et l’insertion économique des immigrants dans le contexte canadien, nous avons en même temps rendu compte des principaux facteurs d’insertion économique qu’on retrouve dans la littérature. Selon Reitz (2007), ces différents facteurs peuvent être regroupés en quatre types :

la politique d’immigration et de peuplement, l’assimilation à travers le temps, le capital humain des immigrants, l’origine ethnique et la discrimination. Plus

récemment, Piché et Renaud (2016) ont réparti ces facteurs en trois grandes catégories. Ainsi, selon le niveau d’analyse, ils parlent des facteurs macrostructurels

et institutionnels qui renvoient au contexte qui prévaut au moment de l’arrivée, par

exemple la conjoncture économique, l’évolution du marché du travail ou les politiques d’immigration et d’intégration, etc., des facteurs microstructurels qui concernent notamment le capital humain des immigrants, et entre ces deux niveaux, ils parlent des facteurs de réseaux.

Ces facteurs pourraient aussi être répartis en deux groupes. Selon qu’ils relèvent des caractéristiques des immigrants avant leur arrivée, on parlera alors de facteurs prémigratoires (notamment les caractéristiques du capital humain à l’arrivée et l’origine) ; selon qu’ils relèvent des situations auxquelles ils sont susceptibles d’être confrontés après l’arrivée, on parlera dans ce cas de facteurs post-migratoires (le contexte d’arrivée, la reconnaissance des expériences de travail, la durée de séjour ou la discrimination).

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Dans le contexte canadien, il faut admettre enfin que ces différentes théories ne permettent pas de rendre compte de l’effet de deux autres facteurs à savoir la reconnaissance de l’expérience de travail acquise à l’extérieur du Canada et celui de la politique d’immigration elle-même (statut d’admission). Certains travaux indiquent que ces facteurs contribuent à expliquer les parcours différenciés des immigrants sur le marché du travail. À titre illustratif, Aydemir et Skuterud (2003) soutiennent que la détérioration globale des revenus des immigrants récents s’explique surtout par la baisse du rendement de l’expérience du travail étranger, baisse qui affecte plus particulièrement les immigrants des pays d’origine non traditionnels. Frenette et Morissette (2005) montrent qu’en 1980, l’écart de revenu entre immigrants récents (arrivés durant les cinq années précédentes) et ceux qui sont nés au Canada étaient de 11 %. Cinq ans plus tard, soit en 1985, l’écart s’est creusé pour se fixer à 22 %, allant jusqu’à 33 % en 1995. Pour ces deux auteurs, cette situation ne s’explique pas par les caractéristiques à l’arrivée (niveau de scolarité ou de compétence par exemple), mais surtout par le rendement de ces caractéristiques c’est-à-dire par la valorisation des diplômes et compétences des immigrants par les employeurs sur le marché du travail. L’effet de la politique d’immigration a été analysé par Dempsey (2005) qui montre qu’en 2003, le revenu d’emploi annuel moyen des non-immigrants était supérieur à celui des immigrants. Cependant, chez ces derniers, en plus de la durée de séjour, il met en lumière l’effet d’un autre facteur à savoir le statut d’admission. Ainsi, dans la catégorie des travailleurs qualifiés, il montre que les demandeurs principaux ont les revenus d’emploi annuels les plus élevés par rapport aux conjoints et aux personnes à charge. L’effet du temps et celui de la politique d’immigration a été aussi démontré par Kustec et Li (2009) qui ont montré que les immigrants admis entre 2001 et 2003 affichent une croissance moyenne des revenus d’emploi d’environ 15 % dès la deuxième année suivant l’admission, et de 10 % à la troisième année après l’admission. Toutefois, en tenant compte du statut d’admission, ils soulignent que les gains les plus élevés se retrouvent chez les demandeurs principaux.

À la lumière de ce qui précède, on peut retenir que les différentes théories étudiées précédemment se complètent, car le niveau d’insertion économique des immigrants

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peut dépendre d’une combinaison de plusieurs facteurs à la fois. Il serait donc réducteur de considérer un seul facteur comme déterminant de l’insertion économique des immigrants. On comprend dès lors la nécessité d’une approche plurielle pour rendre compte des facteurs de réussite ou d’échec des immigrants sur le marché du travail canadien.

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