fait subir au mythe à travers ses usages. On se rapproche de l’idée d’une culture toujours en train
de se faire. Les mythes tels qu’on peut les observer aujourd’hui sont alors le résultat d’un long
processus historique, ce que Hans Blumenberg appelle le « travail sur le mythe ». De cette idée en
découle une seconde à l’impact théorique et surtout méthodologique important. Les évolutions du
mythe ne sont perceptibles qu’à travers les productions des hommes et par conséquent, l’idée de
réception ne se limite pas à la place du récepteur telle qu’elle pourrait apparaître dans une théorie
linéaire de la communication, comme celui qui reçoit le message. Hans Blumenberg suggère que
« production et réception sont équivalentes, pour autant que la réception est en mesure de
s’articuler »
578. Dans la plupart des études sur la réception, les données relevées sont toujours des
réactions, le plus souvent, a posteriori. Il s’agit donc de nouvelles productions, qui établissent une
relation avec d’anciennes productions, et non de réceptions à proprement parler. Il convient alors
d’étudier ce que le mythe est devenu à travers la médiation d’un ou plusieurs individus à la fois
récepteurs et producteurs de mythes et les relations qu’il est possible d’établir dans leurs
productions entre les multiples occurrences d’un récit.
Dans ce cadre, Hans Blumenberg accorde une place très importante au langage. À travers
lui, la connaissance du monde peut se construire. Les noms sont des ressources que l’homme peut
mobiliser pour évoquer le monde qui l’entoure et « nommer c’est déjà avoir prise »
579. Par la suite,
c’est l’élaboration autour des ressources de ce langage, ce « travail » au sens Blumenbergien, qui
va se complexifier et finira par aboutir à ce que nous désignons par le terme mythes. Cependant, le
fait de nommer ne fait pas revivre l’expérience particulière vécue au contact du monde de la vie,
mais il permet d’évoquer celle-ci. Il s’agit donc d’établir une relation nouvelle au monde et à ses
objets. C’est pourquoi, dans le cas du mythe, si on accepte l’idée qu’il peut renvoyer à un
sentiment de terreur ou de fascination, on ne revit pas ces sentiments. Ils sont dépassés et « le
rapport de la mythologie à l’élévation et à la plénitude de l’existence humaine paraît toutefois
consister précisément en ceci qu’elle est un affranchissement [Entlastung] à l’égard de ce sérieux,
qu’elle représente la liberté de l’imagination face aux histoires portant sur ce qui était autrefois
démesurément puissant »
580. Blumenberg suggère que :
577. Hans Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos »,art. cit., p. 131. 578. ibid., p. 53.
579. Jean-Claude Monod, op. cit., p. 175.
« Ce n’est pas la matière du mythe qui est le moment décisif, mais la distance qui est accordée à l’auditeur et au spectateur vis-à-vis de cette matière. Ce qui, dans la mythologie, a pu être doctrine des dieux au sens strict, a peut-être autrefois accablé la vie humaine de contrainte et de peur ; mais tout cela est passé dans des histoires, et le fait que même les histoires des dieux n’effrayent plus ni n’imposent de contraintes les dispose en même temps à leur réception esthétique. »581
Le phénoménologue avance l’idée que, « déjà, dans les noms de dieux, se trouve une
disposition à la distance, un élan vers la liberté des histoires, et de cette liberté se “nourrissent”
tous les horizons tardifs d’une tradition qui allait coexister dans le temps avec la revendication
jamais faiblissante d’orthodoxie »
582. Ils adoptent donc un sens différent qui dépend de l’évolution
de ces mythes transformés en histoires.
Afin de mieux comprendre le sens que les mythes vont pouvoir prendre, Hans Blumenberg
propose de parler de « potentiel d’efficacité [Wirkungspotential] »
583du mythe. Ce concept renvoie
aux capacités d’appropriation des ressources mythiques pour répondre à des besoins spécifiques.
Le potentiel d’efficacité est renouvelé par les utilisations des mythes ou des ressources mythiques
dans des situations particulières et participent à en déterminer le sens. Selon l’auteur, « la
significativité […] est un résultat, non pas une réserve constituée : les mythes ne signifient pas
“toujours déjà” ce que leur interprétation et leur élaboration en font, mais s’enrichissent à partir
des configurations dans lesquelles ils entrent ou auxquelles ils sont rapportés »
584. Les mythes ne
doivent donc pas être étudiés comme de simples reprises ou répétitions dont il faudrait retrouver
l’unité, mais bien plutôt comme des ressources que les individus actualisent et dont le sens se
renouvelle dans le cadre d’une réception tenant compte des dimensions historique et sociale. Cette
proposition se rapproche des observations de Michel de Certeau concernant les proverbes, qui sont
également des phénomènes langagiers :
« Comme les outils, les proverbes, ou autres discours, sont marqués par des usages ; ils présentent à l’analyse les empreintes d’actes ou de procès d’énonciation ; ils signifient les opérations dont ils ont été l’objet, opérations relatives à des situations et envisageables comme des modalisations conjoncturelles de l’énoncé ou de la pratique ; plus largement, ils indiquent donc une historicité sociale dans laquelle les systèmes de représentations ou les procédés de fabrication n’apparaissent plus seulement comme des cadres normatifs mais comme des outils manipulés par des utilisateurs. »585
Ainsi, la langue est non seulement marquée par les usages, mais aussi, et surtout, elle est le
produit d’une évolution historique. La particularité du mythe tient alors plus de son adaptabilité
que de sa rigidité et « une telle validité offre pour ainsi dire des points de référence pour des
“allusions” et de vagues renvois : on peut supposer des éléments familiers, sans qu’ils se
distinguent par une sanction particulière ou imposent de les traiter de manière conservatrice »
586.
581. ibid., p. 24. 582. ibid., p. 39-40.
583. Plusieurs traductions ont été proposées pour traduire le terme Wirkungspotential : « potentiel d’efficience » par Stéphane Dirschauer, « Potentiel d’action » par Jean-Claude Monod, mais nous garderons ici celle de Denis Trierweiller, « potentiel d’efficacité ».
584. ibid., p. 154-155.
585. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien I., op. cit., p. 39.
Les ressources mythiques peuvent alors faire l’objet d’emprunt à une source, de modification et de
réutilisation partielle dans un nouveau cadre. On en déduit que « les caractéristiques formelles de
la “distance” que l’on vient de nommer impliquent l’exclusion de toute détermination orthodoxe :
au lieu par exemple d’opposer ses propres divinités comme les seules vraies à celles des autres, on
intègre celles-ci au système de celles-là, dans un rapport de générations ou dans un autre contexte
narratif »
587. Pour Blumenberg, il en irait ainsi depuis toujours puisque « déjà présents depuis
toujours, les mythologèmes paraissent avoir été toujours simplement des points d’orientation pour
de nouveaux groupes d’histoires à l’intérieur d’un champ de familiarité »
588. Ces propos montrent
l’influence que Hans Blumenberg a pu avoir sur Hans Robert Jauß lorsque celui-ci énonce dans
son Esthétique de la réception qu’« on considère en général que la mythologie n’a plus dans le
théâtre humaniste qu’une simple fonction rhétorique. Lorsque, à la Renaissance, on reprend des
sujets antiques, la mythologie, à laquelle on ne croit plus, qui s’est dégradée en fiction et qui n’a
plus qu’un intérêt historique est le plus souvent utilisée en raison de son potentiel de signification
poétique »
589.
Les thèses de Hans Blumenberg sont critiquées par Robert A. Segal qui oppose les
comparatistes aux particularistes. Pour cet auteur, les premiers cherchent les points communs alors
que les seconds s’intéressent aux différences, et Hans Blumenberg ferait définitivement partie des
seconds. Cette lecture du philosophe allemand est cependant bien réductrice. La critique de Segal
porte notamment sur la manière de présenter l’opposition entre mythos et logos que Blumenberg
récuse en l’attribuant aux Lumières et à la vision romantique du mythe. Malheureusement, Robert
A. Segal prend comme point de comparaison des auteurs qu’il connaît bien, mais que Blumenberg
cite peu, voir pas du tout, Edward B. Tylor et Joseph Campbell. Or, comme le montre Denis
Trierweiler, Arbeit am Mythos doit être lu comme une résistance contre certaines idées de son
temps, parmi lesquelles celles de Carl Schmitt particulièrement, mais également celles de
Heidegger et de Jünger
590. C’est en philosophe que Hans Blumenberg écrit, et l’un des problèmes
majeurs que pose la réflexion de Robert A. Segal est qu’à aucun moment celui-ci n’interroge
précisément en quoi les mythes dont traite l’auteur allemand et sa démarche scientifique peuvent
être rapprochés ou comparés à ceux d’Edward B. Tylor. De plus, lorsqu’il parle de « science
primitive », il n’explique pas ce qu’il entend précisément par « science ». Apparemment, le fait
d’expliquer le monde suffit pour Segal à faire de la science. Et bien que ne rejetant pas l’idée que
mythe et science peuvent coexister, il les place sur deux plans bien différents, alors que pour
Blumenberg, dans sa théorie de la réception, mythe et science peuvent être articulés, par exemple
587. ibid., p. 111-112. 588. ibid., p. 112.
589. Hans Robert Jauß, op. cit., p. 250.
590. Denis Trierweiler, « Polla ta Deina, ou comment dire l’innommable. Une lecture d’Arbeit am Mythos », art. cit., p. 249-268.
lorsque l’on donne à des planètes nouvellement découvertes des noms de dieux issus de la
mythologie romaine. On pourrait rajouter qu’il y a aussi réception lorsque ces mêmes noms de
planètes sont répétés dans de nombreux documentaires télévisés de vulgarisation scientifique sur
l’espace. L’auteur américain laisse donc de côté la question centrale qui occupe Hans Blumenberg,
qui est celle d’étudier les processus de réception.
Enfin, Robert A. Segal lui reproche d’annoncer ne pas vouloir traiter de la question des
origines et d’en donner malgré tout une explication par la peur primordiale. Or, comme il a été
montré précédemment, Hans Blumenberg ne s’intéresse pas à proprement parler aux origines du
mythe, il part de quelques propositions théoriques comme celle de Freud, à partir desquelles il
discute des positions de l’auteur, comme le précise Robert M. Wallace
591, le traducteur de la
version anglaise à partir de laquelle Segal a travaillé. Ce dernier attribue alors à Hans Blumenberg
des théories venant d’autres penseurs, qu’il explique et discute. La critique de Segal illustre encore
une fois les propos de Denis Trierweiler lorsqu’il fut confronté pour la première fois à la traduction
d’un texte de Blumenberg :
« Et cette manière très particulière de citer une phrase d’un auteur, avec les références, puis de commenter. J’ai mis un certain temps à comprendre que lorsqu’il faisait ça, il voulait vous obliger à relire tout l’auteur. Faute de le comprendre, on a un mal fou à suivre. En réalité, après une citation, il a pour habitude de paraphraser la suite de la citation, il reste dans le texte, mais sans le dire. Bien sûr, ça peut sembler tout bête, mais tant que l’on n’a pas compris cela, on nage en eaux troubles. Mais peu à peu, on démêle l’écheveau. Et on va voir en amont et en aval. Il faut lire les auteurs qu’il travaille, mais il faut aussi le lire lui, le plus possible. »592