• Aucun résultat trouvé

Jean-Pierre Vernant pointe les différences de méthodes qui opposent le cumul d’un très large corpus de mythes, qui invitent à la comparaison et aux rapprochements, à une analyse fine des

textes de type philologique. À deux approches correspondent alors deux finalités et deux objectifs

bien différents. Pour sa part, Daniel Dubuisson opposera aux recherches sur les structures celles

qui s’intéressent aux sens dont les mythes sont porteurs, qui se basent sur des méthodologies

d’« exégèse plus traditionnelle (idéologique, symbolique, allégorique) ». Selon lui, ces deux

finalités ne seraient pas compatibles

532

.

Les approches psychologiques s’attachent également à l’étude de l’esprit, le plus souvent,

aux phénomènes inconscients qui le gouvernent. Le travail du psychanalyste Carl Gustav Jung a

tenu une place importante dans un certain type d’étude du mythe, car il a posé les bases de la

théorie des archétypes, un ensemble de figures symboliques issues de l’inconscient collectif. Carl

Gustav Jung a bien connu Sigmund Freud et bien que leurs chemins diffèrent, ils s’intéressent,

tous les deux à leur manière, à la question de l’inconscient, c’est-à-dire à une partie de l’esprit

inaccessible à l’individu lui-même et qui nécessiterait la médiation du psychologue ou du

psychanalyste. Carl Gustav Jung a proposé la théorie de l’inconscient collectif, c’est-à-dire une

partie de l’inconscient qui ne serait pas acquise par l’expérience personnelle de l’individu. Selon

lui, certaines idées seraient héritées plutôt qu’acquises et ouvriraient la possibilité de

développements parallèles de mythes et d’archétypes dans des sociétés éloignées les unes des

autres. Seules des structures similaires dans l’esprit humain permettraient ce type de

ressemblances. L’étude de cet inconscient collectif par rapprochements et par recherche de

similitudes, en passant par leur expression que sont les archétypes, permet au psychologue de

proposer des interprétations. Les individus naissent avec une forme de matière brute, les

archétypes, qui va leur permettre de forger des mythes. L’archétype est donc différent du héros, car

celui-ci serait hérité de son expression sous forme mythique, par exemple sous les traits d’Ulysse.

Les mythes sont alors des expressions directes de l’inconscient, qui s’exprime aussi à travers les

rêves et qui dispose en quelque sorte de son propre langage dont le psychologue est l’interprète. Ils

servent à donner du sens au monde afin qu’il paraisse moins mécanique et, par conséquent, ils

orientent les actions des hommes. Jung s’intéressa également aux rêves dans lesquels il pensait

530. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 245. 531. Daniel Dubuisson, op. cit., p. 142. 532. ibid., p. 180.

retrouver des archétypes similaires à ceux des mythes. Encore une fois, la dynamique de recherche

qui oriente cette approche est guidée par l’idée qu’il y aurait une réalité profonde à découvrir, un

ensemble de vérités cachées et de codes qui donneraient la clef de la compréhension de l’esprit

humain. Accéder à ce niveau de l’esprit nécessiterait le regard extérieur d’un spécialiste, celui du

chercheur, ici psychologue.

À la suite de Carl Gustav Jung, d’autres chercheurs ont tenté de retrouver des symboles ou

des archétypes universels. Joseph Campbell fut également influencé par l’œuvre de Jung et l’idée

d’archétype, bien que ne se disant pas Jungien lui-même. Dans son ouvrage majeur, Le héros au

mille visages, il propose l’idée de monomythe qui sert à définir l’unité des hommes et leur unité

avec la nature. Robert A. Segal suggère que le romantisme latent de l’œuvre de Joseph Campbell

en a fait le succès et en critique de nombreux points

533

. Encore une fois, le reproche le plus

important est que sa vision est trop universalisante et ahistorique déniant l’importance du contexte

et le peu de place accordée aux acteurs.

En France, Gilbert Durand est considéré comme un spécialiste de l’étude de l’imaginaire ou,

plus spécifiquement, de l’Anthropologie de l’imaginaire. Ses analyses des mythes comme

symboles se situent dans ce cadre. Il inscrit sa « mythanalyse », dont la dénomination est

volontairement inspirée de celle de « psychanalyse »

534

, dans le prolongement des travaux de Jung

et souhaite dégager le sens à la fois psychologique et sociologique des mythes. La mythanalyse

serait aux mythes ce que la psychanalyse est à l’esprit. Il qualifie ainsi son approche parfois de

« pluridisciplinaire »

535

, parfois de « transdisciplinaire ». La méthode s’inspire de l’analyse

structurale de Claude Lévi-Strauss

536

et pourrait par conséquent souffrir des mêmes reproches. En

effet, chez Carl Gustav Jung et chez le fondateur de l’Anthropologie structurale, on peut identifier

une interprétation similaire qui consiste à dire qu’il existe un monde de significations qui n’est pas

directement accessible aux individus qui pratiquent ces mythes. Bien que disant son analyse

parfois sociologique, parfois anthropologique, la démarche méthodologique de Gilbert Durand

reste de l’analyse littéraire. Il emprunte aux résultats d’autres chercheurs, psychologues,

sociologues, anthropologues, ayant mené des études de terrain, mais ne présente pas lui même de

démarche similaire. Dans son ouvrage majeur, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire,

réédité pour la 11

e

fois en 1992, il étudie un ensemble d’archétypes qu’il classe dans une typologie

à deux versants, régime diurne et régime nocturne. Au sein de ces deux régimes se répartissent des

symboles et des figures diverses. Sans entrer dans le détail, on reconnaît la volonté de dévoiler une

classification des mythes qui structureraient la pensée. Dans son Introduction à la mythodologie, il

533. Robert A. Segal, op. cit., p. 138-141.

534. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Berg international, 1979, rééd. in Gilbert Durand, La Sortie du XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, p. 495.

535. ibid., p. 186. 536. ibid., p. 495.

présente une théorie des six phases du bassin sémantique qui s’appuie sur la métaphore du fleuve:

Ruissellement, Partage des eaux, Confluences, Au nom du fleuve, Aménagement des rives, et,

enfin, Épuisement des deltas

537

. Bien que cette théorie puisse servir à penser la réception de mythes

ou de symboles, il est difficile de concevoir que tous les mythes suivent strictement le même

schéma.

Ces conceptions ont en commun une recherche de la similitude dans un fond de pensée

inconscient de l’être humain. Elles font une place importante au symbolisme, mais en voulant

dénicher un sens caché des mythes qu’elles étudient, elles font fi du fait que des sens différents

peuvent être attribués à un même mythe par des individus différents, bien que se situant dans le

même « bassin sémantique » pour reprendre la terminologie de Gilbert Durand. Les mythes

n’existent pas sans les individus qui les produisent. La dimension humaine doit être mise en lien

avec un autre risque bien présent qui consiste à présenter le mythe de manière trop figurée, comme

le fait Gilbert Durand, lorsqu’il dit qu’il propose une typologie des mythes présents dans une

société qui se divise en trois groupes : les mythes en train de mourir, les mythes dominants et les

mythes en train de naître. Cette métaphore d’un mythe vivant, qui naît, qui domine, qui meure,

risque de faire oublier que les mythes n’ont pas de vie propre, mais sont des productions

d’individus qui sont, eux, bien vivants. Il s’agit là d’une confusion courante, mais dangereuse.

Tout comme la vision anthropomorphique des sociétés, il s’agit d’une métaphore qu’il vaut mieux

ne pas reprendre en tant qu’analyse, car elle risque de faire oublier les acteurs, qui sont les

véritables sujets agissants.

Gilbert Durand se justifie par « la fière humilité d’être des “interprètes” », loin des

« cuistreries universitaires »

538

. Son rôle, dit-il, est de « mieux faire lire »

539

un texte. Cependant,

n’est-ce pas là, quelque part, prétentieux que de penser que l’on a besoin de chercheurs pour

« mieux » interpréter des mythes plutôt que de chercheurs qui commencent, plus humblement, par

accepter que les individus des sociétés soient capables eux-mêmes de lire des textes et de donner

du sens à leurs pratiques et, par conséquent, que le rôle du chercheur puisse être de comprendre ces

manières de donner du sens plutôt que de vouloir interpréter à la place des autres, comme s’il

existait une façon juste de lire un mythe. Certes, comme nous le verrons, les connaissances d’un

chercheur peuvent aider à comprendre les processus de formation d’une production culturelle,

qu’elle soit textuelle ou visuelle. Mais posséder ces connaissances ou les rechercher, c’est aussi

établir une nouvelle relation au texte déterminée par un certain objectif. Pour prendre un exemple

qui sera développé dans les chapitres suivants, certaines connaissances sur les ressources

537. ibid., p. 74-75 ; Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Sociologie de l’imaginaire, Paris, Armand Colin, « Cursus. Sociologie », 2006, p. 126.

538. Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, op. cit., p. 151. 539. idem.

mythiques nordiques présentes dans un jeu, telles que l’étymologie d’un terme, sont le plus

souvent inutiles pour jouer. Elles n’apportent pas forcément un plaisir accru. L’idée de « mieux

lire » comme celle qui consisterait à vouloir faire « mieux jouer » est l’imposition d’une envie du

chercheur sur le lecteur ou le joueur. Il vaut mieux alors, de manière plus humble, parler de « lire

différemment » ou « jouer différemment ».