• Aucun résultat trouvé

Revenons pour un temps en arrière, afin de présenter une période de la réception des sources nordiques dans un autre espace géographique que ceux évoqués dans le chapitre précédent, à

savoir l’Amérique du Nord. Avant les années 1820-1830, l’intérêt pour la Scandinavie est peu

sensible

686

, bien que quelques personnages importants, comme Benjamin Franklin et Thomas

Jefferson, y aient accordé un certain intérêt

687

.

Selon Erik Ingvar Thurin, il faut en effet attendre la moitié du XIX

e

siècle pour assister au

phénomène qu’il appelle la « découverte » de la Scandinavie par les Américains

688

. Selon cet

auteur, cette période de réception est marquée par plusieurs traits. Tout d’abord, il faut garder en

tête que les auteurs américains concernés sont tributaires, dans leurs productions, des

développements prenant source de l’autre côté de l’Atlantique, des traductions disponibles, des

œuvres littéraires ainsi que des travaux scientifiques. En effet, l’Europe est, en quelque sorte, en

avance sur l’Amérique dans ce domaine, comme le montrent les exemples évoqués dans le

chapitre précédent. Plusieurs types de textes naîtront de cet intérêt des auteurs américains pour le

nord de l’Europe : des essais, comme chez Ralph Waldo Emerson ou Henry David Thoreau, des

récits en prose, tels que Moby Dick de Herman Melville, des poèmes, écrits par John Greenleaf

Whittier, James Russel Lowell, Bayard Taylor, Julia Clinton Jones ou encore dans l’œuvre de

l’auteur Henry Wadsworth Longfellow, Professeur à Harvard et écrivain, sur lequel je m’arrêterai

plus longuement. D’après Thurin, de nombreux grands écrivains restent néanmoins éloignés de

cette tradition et, si les travaux des auteurs qu’il présente n’ont pas d’intérêt pour l’étude du passé

médiéval, ils offrent néanmoins un prisme à travers lequel il est possible d’observer la société

américaine au milieu du XIX

e

siècle

689

. Les éléments tirés des récits nordiques participent au

discours d’un certain nombre d’auteurs sur leur propre époque.

La question des origines et de la race est présente dans plusieurs de ces textes. On peut citer

à titre d’exemple l’essai English Traits de Ralph Waldo Emerson. L’auteur y développe l’idée

selon laquelle les Américains d’origine anglo-saxonne seraient les descendants des peuples

scandinaves anciens, ceux-ci ayant conquis les territoires de Grande-Bretagne à la fin du premier

millénaire. Il montre un intérêt certain pour la question de l’arrivée de Vikings en Amérique du

686. Andrew Hilen, « Longfellow and Scandinavia Revisited », communication présentée à la Lonfellow commemorative Conference, Whashington, D. C., 1-3 avril 1982. Accès :

http://www.nps.gov/history/history/online_books/long/symposium82/sec1.htm, consulté le 12/07/2014. 687. Martin Arnold, op. cit., p. 138.

688. Erik Ingvar Thurin, The American Discovery of the Norse. An Episode in Nineteenth-Century American Literature, Lewisnurg/Londres, Bucknell University Press/Associated University Press, 1999.

689. « In otherway, too, it will be seen that the works produced by the American discovery of the Norse are not of merely antiquarian interest but offer a prism through which the American society of the time can be observed ». Erik Ingvar Thurin, op. cit., p. 29.

Nord, inspiré par certaines sagas islandaises. On retrouvera ce thème chez Henry David Thoreau,

un proche d’Emerson, notamment dans son texte Cape Cod, où il évoque les voyages au Vinland,

ainsi que chez Longfellow, dans son poème « The Skeleton in Armor ». Vers la fin du XIX

e

siècle,

la fameuse pierre runique de Kensington fut découverte dans le Minnesota. Elle participe à la

controverse sur la présence d’anciens Scandinaves en Amérique du Nord et son origine est

aujourd’hui toujours sujette à discussion

690

.

Erik Ingvar Thurin relève trois autres points caractéristiques de l’histoire de la réception des

récits nordiques aux États-Unis. Premièrement, plusieurs des auteurs qu’il présente ont rapproché

le paganisme nordique des croyances chrétiennes, parfois en les opposant parfois en tentant de les

assimiler. Deuxièmement, d’après Thurin, peu de femmes se sont intéressées à la culture nordique,

car elle représentait sans doute une culture trop masculine. Enfin, troisièmement, chez tous ces

auteurs, la culture nordique médiévale n’est jamais totalement centrale, mais elle se trouve parmi

d’autres influences ou domaines d’intérêts. La période de la « découverte » prendra fin dans les

années 1870, suite à la guerre de Sécession. Cependant, elle avait ouvert un intérêt particulier pour

le Nord en faisant connaître cette littérature.

Henry Wadsworth Longfellow figure au rang des auteurs préférés de Robert E. Howard. Le

professeur et poète avait été mis en relation avec la Scandinavie en 1828, lors d’un voyage à Rome

au cours duquel il avait rencontré le poète suédois Karl August Nicander qui l’avait introduit à un

cercle d’artistes scandinaves

691

. Quelques années plus tard, en 1835, Longfellow effectue un séjour

en Suède, où il découvre l’œuvre d’Esaias Tegnér, Fritiofs Saga, dont il fait une recension

importante, puis il va au Danemark, où il rencontre le philologue et historien Carl Christian Rafn,

qui, en 1837, écrit l’ouvrage Antiquitates Americanæ, dans lequel il soutient la thèse d’une

exploration viking pré-colombienne en Amérique du Nord. Dans une lettre adressée au Danois

après son retour, en décembre 1835, Longfellow lui promet de « faire tout son possible pour faire

découvrir la littérature du Nord à ses compatriotes »

692

.

Dans un article daté de 1838, Rafn évoque une tour ronde, découverte à Newport, Rhode

Island, qui serait selon lui d’origine viking. Cette tour, ainsi qu’un squelette découvert à Fall river

dans le Massachusetts en 1832, dont on crut un temps qu’il était celui d’un Viking, inspireront à

Longfellow le poème intitulé « The Skeleton in Armor ». Il y raconte la romance d’un Viking

tombant amoureux d’une fille de haut rang. Les deux personnages décident de s’exiler ensemble et

arrivent à Rhode Island, où l’homme érige une tour. Lorsque son aimée vient à disparaître, il se

suicide pour la rejoindre dans les étoiles. Plusieurs thèmes récurrents à cette époque se retrouvent

690. Martin Arnold, op. cit., p. 143-144. 691. Andrew Hilen, art. cit., [En ligne].

dans ce texte qui représente un « amalgame d’influences littéraires »

693

, notamment l’association

entre christianisme et paganisme

694

, également présente dans un second texte de Longfellow, The

Saga of King Olaf. Ce dernier reprend en partie les écrits de Snorri Sturluson dans la

Heimskringla

695

. Bien que ses intérêts soient multiples et sa connaissance des sources scandinaves

limitée aux Eddas, à la Heimskringla et quelques sagas, Henry Wadsworth Longfellow a

longtemps été considéré comme un spécialiste de ce domaine. Il a d’ailleurs édité des traductions

de poèmes eddiques et scaldiques accompagnées de commentaires, ainsi que des passages de

l’Edda en prose

696

. Ses textes ont inspiré de nombreux auteurs après lui

697

.

Outre des références explicites, d’autres textes des auteurs présentés ici ont pu inspirer les

écrits de l’auteur texan. En effet, bien que ses correspondances ne les mentionnent pas

698

, Robert

E. Howard connaissait les écrits de Ralph Waldo Emerson, de Henry David Thoreau, de James

Russel Lowell et de John Greenleaf Whitter. Ses notes de cours, prises entre 1921 et 1922 et

publiées récemment

699

, permettent de savoir qu’il avait étudié leurs œuvres durant ces années, car

ils figurent parmi les sept auteurs majeurs de la Nouvelle-Angleterre dans ce qui semble être une

interrogation écrite du 26 octobre 1921. Dans un autre contrôle de connaissances, daté cette fois du

14 décembre 1921, où il doit présenter les caractéristiques d’un des sept auteurs de la nouvelle

Angleterre, Howard choisit de présenter Thoreau. Outre son lien avec Emerson, le Texan cite

Walden comme étant son texte principal et, surtout, il évoque l’importance du thème du retour à la

nature dans ses œuvres. Howard relevait au passage que celui-ci s’était construit une cabane près

de l’étang de Walden. Alain Musset souligne qu’il y a une forme d’anti-urbanisme chez Thoreau

comme chez Emerson

700

. Cette thématique peut alors être rapprochée du débat sur l’opposition

entre barbarie et civilisation, thème cher à REH et H. P. Lovecraft, qui a nourri de longues pages

de leurs correspondances et qui est souvent cité par les critiques. Notons enfin que les quatre

auteurs mentionnés précédemment, tout comme Longfellow, figurent dans l’ouvrage Selection

from American Literature, édité par Leonidas Warren Payne

701

, qui servait de manuel de référence

pour les cours de littérature de l’école de Cross Plain à l’époque où Howard fréquentait celle-ci.

Dans cette première moitié de XX

e

siècle, ces auteurs jouissaient donc d’une certaine réputation

693. Andrew Hilen, art. cit., [En ligne]. 694. Erik Ingvar Thurin, op. cit., p.98. 695. ibid., p. 102-111.

696. Henry Wadsworth Longfellow, The Poets and Poetry of Europe, Philadelphie, Carey and Hart, 1845, p. 30-59. 697. Andrew Hilen, art. cit., [En ligne].

698. Si l’on en croit l’index établi par Bobby Derie, The Collected Letters of Robert E. Howard. Index and Addenda, Plano, The Robert E. Howard Fundation Press, 2015.

699. Robert E. Howard, Back to School, intro. et notes Rob Roehm, Plano, The Robert E. Howard Fundation Press, 2012.

700. Alain Musset, Le Syndrome de Babylone : géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin, 2012, p. 125. 701. Leonidas Warren Payne, Selection from American Literature, Chicago, Rand McNally & Company, 1919.

aux États-Unis. En termes méthodologiques, cet exemple montre aussi la nécessité de rester ouvert

quant aux sources d’information à notre disposition et à leur complémentarité

702

.

De cette période, nous pouvons donc retenir que le Nord était pour les auteurs concernés une

source d’inspiration parmi de nombreuses autres. Comme le dit Andrew Hilen à propos de

Longfellow, « la Scandinavie était partie intégrante de sa conception générale de l’Europe comme

Arcadie moderne de légendes et de romances »

703

. Toutefois, il s’intéressait aussi aux légendes des

Amérindiens. L’Europe constituait une source d’inspiration également pour des auteurs tels que

Washington Irving et Edgar Allan Poe, pionniers du genre fantastique aux États-Unis

704

.

L’utilisation des sources historiques pour établir un lien avec une origine raciale prestigieuse

ne doit pas être sous-estimée. De telles relations existent chez Emerson et de telles références se

retrouveront chez Robert E. Howard et chez H. P. Lovecraft. Pour Paul Kincaid, Emerson et

Thoreau contribuent au mouvement transcendantaliste dont la vision était utopique et nationaliste

et qui avait pour but de construire une relation durable entre l’homme, la nature et le divin

705

.

L’ancrage géographique et historique à la fois local et spécifique de ces auteurs participe à

l’histoire de la réception des sources norroises en Amérique, qui s’appuie sur une identité

particulière et sur la volonté d’une quête de racines en même temps que sur une liberté de

réinterprétation moderne de celles-ci.