Le monde dans lequel se déroulent les aventures de Conan est un ensemble de royaumes que
l’auteur situe lors d’une période qu’il appelle l’âge hyborien. Par extrapolation, certains
l’appelleront plus tard l’Hyborée ou Hyboria en anglais, bien que Howard lui-même n’ait pas
utilisé ce terme. Peu de temps après avoir écrit les premières histoires de Conan, l’auteur texan
rédige un essai de présentation, destiné à éclaircir certains points de l’histoire de son univers
fictionnel. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un essai à valeur documentaire et que les faits qu’il décrit
ne doivent pas être tenus pour historiquement vrais, mais que placer ainsi les choses va l’aider
dans l’écriture de ses histoires
757. L’âge hyborien est une période de notre monde avant qu’un
grand cataclysme ne le déforme complètement, ne laissant derrière lui que les traces de ce qui a
donné naissance à nos mythes et nos légendes. Il s’agit d’un « monde fictionnel situé dans un
passé préhistorique sombre qui précède l’aube de l’histoire telle qu’elle est attestée »
758, dans
Roehm, Plano, The Robert E. Howard Foundation Press, 2014. 754. Leon Nielsen, op. cit., p. 56.
755. Je tiens à remercier ici Jean-Matthieu Méon pour cette information. 756. Patrice Louinet, op. cit., p. 164-165.
757. Robert E. Howard, The Hyborian Age, Los Angeles, Lany Coöperative Publications, 1938, rééd. in Robert E. Howard, The Hyborian Age. Facsimile edition, éd. et intro. Jeffrey Shanks, Talahassee, Skelos Press, 2015, p. 1. 758. « a fictional world set in the dim prehistoric past before the dawn of recorded history », ma traduction. Jeffrey Shanks, « Hyborian Age Archeology. Unearthing Historical and Anthropological Foundations », in Jonas Prida (ed.), Conan Meets the Academy. Multidisciplinary Essays on the Enduring Barbarian, Jefferson/Londres, McFarland &
lequel Howard développe une vision évhémériste, telle qu’on la trouvait dans le prologue de
l’Edda en prose, dans L’Histoire des rois de Norvège ou chez Saxo Grammaticus, autrement dit,
que le contenu de nos mythes renvoie à des événements passés historiques que l’histoire a
amplifiés. Comme le dit Lorenzo DiTommaso, cette astuce narrative a le mérite de fournir à
l’auteur un ensemble de ressources mythiques, de noms de personnages, de lieux et d’intrigues, un
« kit mythique », en quelque sorte, pour poser les fondations d’un univers cohérent
759. On constate
que « le processus de création de monde est crucial dans la fiction fantastique. Un de ses aspects,
présent dans la plupart des exemples du genre, est la présentation d’une géographie richement
détaillée et cohérente. Comme l’observe Armitt, “indépendamment du texte de fantasy dont on
parle, les frontières et les paramètres restent ses thèmes principaux, et les soucis spatiaux et
topographiques ses motifs principaux” »
760. Nous allons donc voir de quelle manière Robert E.
Howard organise l’espace de son monde fictionnel.
Avant l’âge hyborien, le monde se trouvait dans l’âge thurien. Plusieurs royaumes
dominaient la période : la Kamélie, la Valusie, la Vérulie, le Grondar, Thulé et la Commorie. Les
Pictes, les Atlantes et les Lémuriens étaient les barbares de cette époque, mais les royaumes étant
sur le déclin, les barbares des trois peuples pouvaient y occuper des postes de généraux, d’hommes
d’état, voire de roi. Cette description renvoie aux récits d’un autre héros de Robert E. Howard,
ceux de Kull, un guerrier Atlante devenu roi de Valusie. Même si l’essai n’y fait qu’une allusion,
elle est suffisamment explicite. Souvent rapproché de Conan
761, Kull partage plusieurs traits avec
lui, celui d’être un barbare à la tête du royaume civilisé le plus puissant de son époque n’étant pas
des moindres. Sur le plan des textes, la première nouvelle de Conan qui parut, « Le Phénix sur
l’épée [The Phoenix on the Sword] », était une réécriture d’une nouvelle de Kull, « Par cette hache
je règne ! [By this Axe I rule] ». Notons tout de même que le personnage de Kull n’est pas le seul
qui puisse être rapproché de Conan. En 1930-1931, Howard écrit une nouvelle intitulée « Les
faucons d’Outremer [Hawks of Outremer] », mettant en scène un personnage appelé Cormac
Fitzgeoffrey. Il a les yeux bleus, comme Conan, et comme celui-ci, jure par Crom. Patrice Louinet
y voit le véritable ancêtre littéraire du Cimmérien
762.
Entre l’âge thurien et l’âge hyborien, deux grands cataclysmes changèrent la face du monde
et firent retomber de nombreux peuples à l’état sauvage. L’âge hyborien commence donc après la
Company, 2013, p. 13.
759. Lorenzo DiTommaso, art. cit., p. 115.
760. « The process of world-creation is critical to fantastic fiction. One aspect, present in most examples of the genre, is the exposition of a richly detailed and internally consistent geography. As Armitt observes, “Irrespective of which fantasy text one is discussing, borders and parameters remain its key themes, and spatial and topographic concerns its key motifs” », ma traduction. ibid., p. 107.
761. Darrel Schweitzer, « King Kull as a prototype of Conan », in Darrel Schweitzer (ed.), The Robert E. Howard Reader. Essays on the Life and Works of Robert E. Howard, Rockville, The Borgo Press, « The Milford Series Popular Writers of Today », 2010, p. 125-132.
chute de plusieurs royaumes, de la Lémurie, mais aussi de l’Atlantide et du royaume picte.
Howard s’inspire de légendes d’îles et de continents disparus bien connus
763. Ces motifs renvoient
à la relation au temps et à la place de l’homme dans l’histoire. Ils donnent aussi l’occasion de
placer de nombreuses ruines au sein de ses récits, dans lesquelles se retrouvent des traces de ces
civilisations anciennes. Cette mise en scène ouvre la porte au retour de dangers venus du fond des
âges, comme Xaltotun, un sorcier maléfique de l’ancien royaume d’Achéron, qui est l’opposant de
Conan dans le roman L’Heure du dragon. Ces différents anciens royaumes et anciennes
civilisations sont aussi très présents dans le jeu Age of Conan: Hyborian Adventures.
Suite à ces changements se mettent en place les royaumes tels qu’ils apparaissent à l’époque
de Conan. Comme le note Jeffrey Shanks, cela passe souvent par la description « d’une nation
particulière qui se présente de manière appropriée comme similaire à une culture analogue de la
“vraie” histoire »
764. Robert Ervin Howard s’inspire directement de l’Europe pour la composition
de son monde. On peut le constater sur les cartes qu’il a lui-même dessinées et que l’on retrouve
dans les éditions récentes des nouvelles de Conan
765. Les terres de l’âge hyborien et l’Europe y
sont superposées, ce qui permet de voir comment le découpage s’opère. Citons quelques pays
présents sur cette carte : les pays du nord, Asgard et Vanaheim, se trouvent sur la Scandinavie, et la
Cimmérie à cheval entre la Scandinavie et le nord de l’Angleterre. L’Hyperborée correspond à la
Finlande et un bout de la Russie. En dessous, l’Aquilonie, qui est le royaume plus puissant de l’âge
hyborien, est superposée avec la France, le Zingara à l’Espagne et, bien plus bas, la Stygie se
trouve au niveau de l’Égypte, et ainsi de suite. De cette façon, l’auteur procède à un découpage
ethnique des populations de son époque fictionnelle. L’un des principes de base de cette répartition
et de la construction de ces stéréotypes serait le médiévalisme selon lequel, dans une société
médiévale, les gens ne se déplaçaient jamais beaucoup
766, créant une forme d’homogénéité. Ainsi,
sa géographie s’exprime particulièrement à travers ces royaumes et les peuples qui les
constituent
767. Comme l’explique Lorenzo DiTommaso, « quant aux mœurs, coutumes et aux
langues, Howard les associe inévitablement à l’ethnicité, et par conséquent à leur emplacement
géographique. Dans L’Âge hyborien, chaque peuple a ses propres caractéristiques physiques et
culturelles et habite des régions distinctes »
768. Le monde de cette période imaginaire se construit
donc sur une représentation eurocentrée et stéréotypée de notre propre monde, telle qu’on la
763. René Treuil, op. cit. ; Jean-Pierre Deloux, Lauric Guillaud, op. cit., p. 141-144.
764. « a particular nation which features similar to an appropriately analogous culture from “real” history », ma traduction. Jeffrey Shanks, « Hyborian Age Archeology. Unearthing Historical and Anthropological Foundations », art. cit., p. 14.
765. Robert Ervin Howard, Conan le Cimmérien, éd. Patrice Louinet, Paris, Bragelonne, 2007, p. 538-539. 766. Lorenzo DiTommaso, art. cit., p. 109.
767. ibid., p. 107.
768. « As for customs, costumes, and languages, Howard inevitably associated these with ethnicity and thus with location. In the Hyborian Age, each race has its own physical and cultural characteristics and inhabited disctinct regions », ma traduction. idem.
retrouve dans de nombreuses œuvres de fantasy
769. Lorenzo DiTommaso l’appelle « la persistance
du familier » et celle-ci s’accorde avec la « géographie imaginaire » dont nous avons vu qu’elle est
le résultat d’une construction historique plurimillénaire dans la première partie. C’est ainsi que les
productions de Howard actualisent un certain nombre de stéréotypes, que Ruth Amossy définit
comme « l’image préfabriquée, toujours semblable à elle-même, que la collectivité fait
monotonement circuler dans les esprits et les textes »
770. Cependant, il faut garder à l’esprit que :
« le stéréotype n’existe pas en soi. Il n’apparaît qu’à l’observateur critique ou à l’usager qui reconnaît spontanément les modèles de sa collectivité. Il émerge lorsque, sélectionnant les attributs dits caractéristiques d’un groupe ou d’une situation, nous reconstituons un schéma familier. Plutôt que de stéréotype, il faudrait donc parler de stéréotypage. C’est-à-dire de l’activité qui découpe ou repère, dans le foisonnement du réel ou du texte, un modèle collectif figé. »771