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Le second et principal reproche qu’il faut émettre à l’encontre des explications de Patrice Louinet par rapport à cette nouvelle est qu’à aucun moment ce dernier n’analyse les références aux

récits médiévaux scandinaves qui y apparaissent en tant que telles. Elles sont pourtant nombreuses

et doivent être mentionnées ici, car la plupart seront adaptées dans Age of Conan: Hyborian

Adventures. Il faut donc commencer par en faire l’inventaire

822

:

1. Les Æsir et les Vanir : deux peuples voisins habitant dans le nord du continent hyborien,

respectivement dans les royaumes d’Asgard et de Vanaheim, et qui s’affrontent

régulièrement. Dans plusieurs sources de la mythologie nordique

823

, les Æsir et les Vanir

(ou les Ases et les Vanes, en français) sont deux familles de dieux qui s’opposent jusqu’à

l’échange de certains de leurs membres.

2. Heimdul : l’adversaire de Conan au début de la nouvelle, est une référence au dieu de la

mythologie nordique Heimdall

824

, un dieu dont les sens sont très aiguisés, que l’on peut

voir comme un veilleur, car il garde Bifrost, l’arc-en-ciel qui relie le monde des Dieux,

817. Hélène Adeline Guerber, Myths of Greece and Rome. Narrated with Special Reference to Literature and Art, New York/Cincinnati/Chicago, American Book Company, 1893. Il existe plusieurs éditions de cet ouvrage et on ne sait pas laquelle possédait Robert E. Howard. Les pages citées sont celles de la version originale.

818. L’ouvrage se trouve déjà mentionné dans l’annexe A de l’ouvrage The Dark Barbarian, intitulé « Robert E. Howard’s Library », p. 191, et se retrouve sur le site Internet Rehupa, dans la REH Bookshelf. Accès :

http://www.rehupa.com/OLDWEB/bookshelf_app5.htm, consulté le 23/08/2013. 819. Hélène Adeline Guerber, op. cit., p. 68.

820. ibid., p. 277. 821. ibid., p. 350.

822. Afin d’éviter de multiplier les références aux sources scandinaves, les notes qui vont suivre font référence aux pages de l’ouvrage de John Lindow, Norse Mythology. A guide to the Gods, Heroes, Rtiuals, and Beliefs, qui sous forme d’une encyclopédie, présente les passages de différentes sources pour chaque entrée.

823. John Lindow, op. cit., p. 51. 824. ibid., p. 167.

Asgard, à celui des hommes, Midgard. Dans les sources nordiques, Heimdall est un Ase,

alors que, dans la nouvelle de Howard, Heimdul fait partie des Vanir.

3. Parmi les autres personnages présents, on note le nom de Niord, référence au dieu nordique

Njord

825

. À noter qu’ici Niord est un Æsir, alors que dans la mythologie nordique il fait

partie, avec Freyr et Freya, des trois Vanes qui rejoignent les rangs des Ases suite à la trêve

entre les deux familles de dieux.

4. Conan dit qu’il a combattu les hommes de Bragi, et qu’il s’agissait de Vanir. Dans les

sources de la mythologie nordique, Bragi est un Ase, présenté comme le dieu de la

poésie

826

.

5. Horsa fait partie du groupe d’Æsir qui retrouve Conan à la fin de la nouvelle. Bède le

vénérable, un moine lettré ayant vécu à la fin du VII

e

siècle, le présente comme originaire

du Jutland. Avec son frère Hengist, ils sont les leaders de l’invasion de la Bretagne par les

Anglo-Saxons contre les Pictes. Howard a connaissance des écrits de ce dernier dont il cite

un morceau dans une lettre à H. P. Lovecraft

827

.

6. Wulfhere, dans la nouvelle, était le chef de la bande Æsir avec laquelle Conan voyageait.

Historiquement, Wulfhere était un roi de Mercie dans la deuxième moitié du VII

e

siècle, un

royaume se trouvant au milieu de l’île de Bretagne. Son nom est également présent dans les

écrits de Bède le Vénérable.

7. Le terme Valhalla revient plusieurs fois dans la nouvelle, pour désigner le séjour des morts.

Plusieurs sources scandinaves le présentent comme le lieu où Odin reçoit les guerriers

valeureux tombés aux combats et choisis par les Valkyries

828

.

8. Dans la nouvelle, Ymir est le dieu des Æsir et des Vanir et Conan jure par Ymir, ce

qu’Atali lui reproche, car il ne fait partie d’aucun des deux peuples. Dans les sources de la

mythologie nordique, Ymir est le géant originel à partir du corps duquel est fait le

monde

829

.

9. Au-delà du rapprochement d’Atali avec Atalante ou Daphné proposé par Patrice Louinet en

s’appuyant sur l’analyse de la structure du récit, il faut voir Atali comme une réécriture de

la figure des Valkyries

830

. Comme ces dernières, elle apparaît sur les champs de bataille.

Puis, elle attire les plus valeureux guerriers, qui sont, non pas ceux qui sont morts au

combat, comme dans la mythologie nordique, mais bien ceux qui ont survécu. Elle tente

825. ibid., p. 241. 826. ibid., p. 81.

827. Rusty Burke, Sunand Tryambak Joshi, David E. Schultz (eds), A Means to Freedom. The Letters of H. P. Lovecraft and Robert E. Howard : 1930-1932, op. cit., p. 20.

828. John Lindow, op. cit., p. 308. 829. ibid., p. 322.

d’attirer Conan pour qu’il soit sacrifié à son père Ymir, comme les Valkyries amènent les

guerriers choisis à Odin. Chez Howard, Ymir devient donc le dieu du Nord, les Æsir étant

devenus des humains dans sa perspective évhémeriste. Cette inversion dans la morale

informe le lecteur que les dieux ne sont pas bienveillants chez Howard, mais tentent de

piéger les humains.

10. Atali guide Conan vers un piège, elle appelle deux géants du gel, auxquels elle demande de

tuer Conan pour déposer son cœur encore fumant sur l’autel de leur père. Elle définit un

lien de parenté, au moins symbolique, mais direct, par cette phrase. Dans l’Edda en prose

et dans plusieurs poèmes de L’Edda poétique, les géants du givre sont présentés comme les

descendants d’Ymir

831

.

11. À la fin de la nouvelle, Atali disparaît en appelant à l’aide son père Ymir. Cette scène finale

peut également être mise en relation avec les qualités de magiciens et d’illusionnistes

attribuées aux dieux et aux géants dans les récits médiévaux scandinaves, notamment dans

le passage de la Gylfaginning où Thor, Loki, Thjálfi et sa sœur Roska se rendent au château

d’ÚtgarðaLoki, le roi des géants

832

. Ce dernier les soumet à plusieurs épreuves auxquelles

ils échouent tous malgré leurs qualités dans les compétences requises. À la fin du récit,

ÚtgarðaLoki les raccompagne hors de son château et avoue que les épreuves étaient

truquées ou faussées grâce à des illusions, et que, si jamais Thor et ses compagnons

revenaient, il aurait recours aux mêmes astuces contre eux. Lorsque les compagnons se

retournent, tout a disparu et ils se trouvent au milieu d’une plaine. De même, à la fin de la

Gylfaginning, l’illusion créée par les Ases afin de duper Gangleri disparait et celui-ci se

retrouve seul au milieu d’une plaine. Ajoutons à cela que l’un des termes utilisés dans

l’Edda en prose pour désigner les ennemis de Thor est Trǫll, dont il est dit qu’il part

combattre à l’est dans un passage de la Gylfaginning. On sait que les géants sont les

ennemis principaux de Thor. Trǫll et géants peuvent donc être associés. Mais le terme Trǫll

renvoie aussi au rapport avec la magie. Ainsi, le récit de Howard prolonge cette tradition

des géants étant des maîtres de l’illusion, car lorsqu’il est retrouvé par ses camarades Æsir

loin au nord, les corps des géants ont disparu et aucune trace de son aventure ne subsiste,

sauf un bout de vêtement arraché à Atali qu’il tient dans sa main. En termes

d’interprétation, la fin de la nouvelle et les passages de l’Edda mentionnés invitent à une

réflexion sur la réalité des récits mythiques

833

.

12. Bien que cela soit indirectement lié aux sources de la mythologie nordique, il faut

mentionner la neige abondante contre laquelle se bat Conan pour rattraper Atali qui, pour

831. John Lindow, op. cit., p. 322-325. 832. ibid., p. 302.

sa part, donne l’impression de marcher au-dessus. Cette mise en scène renvoie aux théories

du climat où le Nord est toujours lié à l’idée d’un froid rigoureux et à la neige. Dans un

article de son blog consacré à cette nouvelle

834

, Al Harron s’appuie sur les travaux de Brian

Leno pour montrer les liens qu’il est possible d’établir entre la nouvelle de Howard et

« Sweetheart of the Snows » de Leonard Cline publiée sous le pseudonyme Alan Forsyth

dans le magazine Ghost Stories, en 1928. Selon Harron, les deux nouvelles peuvent

également être rapprochées de « The Glamour of the Snow », une nouvelle de Algernon

Blackwood publiée en 1912. Cependant, Howard mentionne cet auteur seulement dans

trois lettres, en 1930 et 1931, pour dire qu’il ne l’a pas lu malgré le fait qu’on lui ait

conseillé plusieurs fois ses textes. Ainsi, les seuls rapprochements possibles peuvent-ils être

faits par une approche comparative de ces textes. Les trois histoires évoquent la poursuite

d’un homme qui s’enfonce dans la neige, essayant de rattraper un être surnaturel féminin

qui n’y laisse, pour sa part, pas de trace. Tout comme Brian Leno

835

, on peut néanmoins

supposer que, puisque Howard avait vendu une nouvelle au magazine Ghost Stories à la fin

de l’année 1928

836

, il lisait lui-même ce magazine et avait ainsi pu connaître la nouvelle de

Cline.

13. Enfin, Al Harron mentionne également que le personnage présenté comme le vieux Gorm

pourrait faire référence au roi Danois Gorm l’Ancien

837

. Celui-ci est mentionné chez Saxo

Grammaticus, Adam de Brême et dans l’Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson.

Il est difficile de déterminer quelles étaient les sources exactes d’où Howard tirait son

inspiration. On sait qu’il avait lu Longfellow et considérait Beowulf comme un conte nordique, que

l’image qu’il donne des Vikings renvoie au stéréotype wagnérien, compositeur dont il dit avoir

entendu la musique à la radio

838

, et qu’il cite des passages de Bède le Vénérable dans ses lettres,

mais cela ne suffit pas à expliquer tous les liens reconstruits ici. De plus, nous ne savons quasiment

rien des discussions qu’il pouvait avoir avec ses proches et qui n’ont pas laissé de traces écrites. Si

l’on ajoute à cela l’analyse de Patrice Louinet concernant la structure du récit et les

rapprochements possibles avec les mythes grecs, il est impensable que tous ces éléments lui

viennent d’une seule, ou même d’une poignée de sources. Il semble plutôt qu’en plus d’avoir une

834. Al Harron, « 80 Years of Conan: “The Frost-Giant’s Daughter” - Part Three », The Blog that Time Forgot, 2012, [En ligne]. Accès : http://theblogthattimeforgot.blogspot.fr/2012/07/80-years-of-conan-frost-giants-daughter_24.html, consulté le 07/08/2015.

835. Brian Leno, art. cit., p. 16.

836. Howard annonce cette nouvelle à Tevis Clyde Smith dans une lettre de novembre 1928. Roehm Rob, Burke Rusty (éd.), The Collected Letters of Robert E. Howard. Volume one, 1923 – 1929, op. cit., p. 268.

837. Al Harron, « 80 Years of Conan: “The Frost-Giant’s Daughter” - Part Two », The Blog that Time Forgot, 2012, [En ligne]. Accès : http://theblogthattimeforgot.blogspot.fr/2012/07/80-years-of-conan-frost-giants-daughter_17.html, consulté le 13/03/2016.

838. Rusty Burke, Sunand Tryambak Joshi, David E. Schultz (éd.), A Means to Freedom. The Letters of H. P. Lovecraft and Robert E. Howard : 1933-1936, op. cit., p. 642.

soif de lecture et une curiosité quasi inextinguible, Robert E. Howard se soit trouvé dans une