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Si la langue tient une place importante dans ses travaux, Franz Boas n’a pas théorisé à

proprement parler les processus de communication. En revanche, Edward Sapir rédige en 1930

l’article « Communication » de l’Encyclopaedia of the Social Sciences et présente ainsi ses

réflexions :

« De toute évidence l’organisation d’une société, avec ses classes et ses subdivisions, et les rapports de compréhension qui unissent ses membres les uns aux autres, requiert certains modes de communication [processes of communication]. On parle souvent de la société comme s’il s’agissait d’une structure statique, définie par la tradition ; mais à y regarder de plus près, il apparaît qu’il n’en est rien : il s’agit en fait d’un réseau extrêmement complexe de rapports de compréhension, complets ou partiels, entre les membres des différentes unités qui composent la société, unités dont la taille et la complexité varient considérablement, depuis le couple d’amoureux ou la famille jusqu’à la ligue des nations ou cette masse d’humanité sans cesse accrue que touche la presse grâce à ses multiples ramifications transnationales. La société n’est donc un ensemble statique d’institutions sociales qu’en apparence ; en fait elle se trouve continuellement réanimée ou réaffirmée de façon créatrice par des actes individuels de communication [acts of a communicative nature] qu’échangent ses membres. »597

Tout comme Franz Boas, Edward Sapir s’intéresse aux dynamiques participant à

l’organisation des groupes humains

598

. Il envisage ainsi les processus relationnels qui construisent

597. Edward Sapir, Linguistique, trad. fr. Jean-Élie Boltanski, Nicole Soulé-Susbielles, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1968, p. 91. Les termes en langue originale entre crochets ne sont pas présents dans la traduction française. Je les ai rajoutés afin de mieux rendre compte de la pensée d’Edward Sapir.

598. La conception de la communication d’Edward Sapir se rapproche de celle de John Dewey pour qui la société existe « dans la communication ». Ce n’est pas un hasard, puisque John Dewey était proche de Franz Boas et ses travaux peuvent être rapprochés de ceux d’Edward Sapir. Yves Winkin, « Portrait d’un sociologue en jeune homme », in Yves Winkin, Erving Goffman. Les moments et leurs hommes, Paris, Seuil, 1988, rééd. Paris, Seuil/Minuit, « Points

et constituent le lien social et lui donnent l’apparence de la permanence. Pour exister, les différents

groupes sociaux ont donc besoin que les relations sur lesquelles ils se basent soient sans cesse

réaffirmées, plutôt que de considérer ces relations établies une fois pour toutes. Sur ce point, il est

déjà possible d’opérer un rapprochement avec les propos de Hans Blumenberg, pour qui : « il n’y a

pas de triomphes définitifs de la conscience sur les abîmes : la culture [Bildung], la tradition, la

rationalité, les Lumières, signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et

peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l’effort que l’on peut constamment

redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer en jeu »

599

. Le

phénoménologue allemand définit également la culture par son aspect dynamique, qui nécessite

une mise en œuvre continuelle de ressources et de capacités des individus.

La définition de la communication d’Edward Sapir renvoie à celle, souvent citée, de la

culture : « le véritable lieu de la culture, ce sont les interactions individuelles et, sur le plan

subjectif, l’univers de significations que chacun peut se construire à la faveur de ses relations avec

autrui »

600

. Sa conception est similaire à celle que Franz Boas développait quelques années

auparavant dans son ouvrage Anthropology and Modern Life : « Il est tout à fait inutile de

considérer une culture comme une entité mystique existant en dehors de la société de ses porteurs

individuels et évoluant par elle-même »

601

. La perspective interactionniste de Sapir, dans la lignée

de Boas, s’oppose à la vision d’un autre étudiant de Franz Boas, Alfred L. Kroeber, qui défendait

l’idée qu’il existait une instance supérieure à la société que l’on pouvait qualifier de

« Superorganique ». Très tôt, bien avant ses textes bien connus sur la culture, Edward Sapir avait

réfuté cette idée

602

. Dans ses approches, le sens des actions n’est donc pas imposé par un modèle

général auquel il faut se conformer, mais se construit dans la subjectivité des individus

603

. Ainsi, la

discussion entre les deux anthropologues s’ancrait-elle dans une réflexion sur les rapports entre

individus et sociétés et sur la part de déterminisme et de liberté dans le changement social.

L’explication de cette pensée prend forme dans l’exemple de Sapir, selon lequel le parti

républicain n’existerait pas sans les milliers d’« actes de communication » qui le composent,

essais », 2016, p. 80 ; Joëlle Zask, « Individualité et culture, de Boas à Dewey. À propos des liens entre pragmatisme et anthropologie culturelle », SociologieS, 2015, [En ligne]. Accès : https://sociologies.revues.org/4966, consulté le 17/05/2016.

599. Hans Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos »,art. cit., p. 41. 600. Edward Sapir, Anthropologie 1., op. cit., p. 96.

601. « It seems hardly necessary to consider culture a mystic entity that exists outside the society of its individual carriers, and that moves by its own force », citation traduite par Joëlle Zask, art. cit., [En ligne]. Franz Boas, op. cit., p. 245.

602. Edward Sapir, « Do We Need a “Superorganic”? », American Anthropologist, 1917, n° 19, p. 441-447.

603. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Robert Deliège, il est faux de penser que, pour Edward Sapir, la culture constitue un tout fermé. Bien au contraire, elle est toujours ouvertes aux changements et aux transformations que peuvent induire les contacts avec différents acteurs. Pour comprendre cette méprise, il faut voir que Déliège relit Sapir à travers les travaux de Benjamin, L. Worff et en discutant la fameuse hypothèse dite « Sapir-Worff ». Or, celle-ci est une construction a posteriori et, en radicalisant les propos de Sapir, elle pousse à la caricature. Robert Deliège, op. cit., p.140.

perspective qui sera à la base d’une forme de vision pragmatique de la communication. L’auteur

rajoute : « Appliquons cet exemple à n’importe quel domaine concevable où la communication

entre en jeu et nous verrons bientôt que toute structure culturelle et tout acte individuel de

comportement social entraînent une communication implicite ou explicite »

604

. Il prend l’exemple

du rythme de la respiration, qui peut avoir une dimension communicative. Ce faisant, Sapir

anticipe déjà deux des idées qui feront le succès des chercheurs de Palo Alto. La première est celle

des cadres psychologiques et métacommunicatifs de Gregory Bateson qui dit que certaines

communications peuvent être implicites. Il faut alors changer de cadre d’interprétation pour

comprendre le processus communicatif qui a lieu. Deuxièmement, Sapir devance l’axiome de Paul

Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson disant qu’« on ne peut pas ne pas

communiquer ». En effet, selon la réflexion d’Edward Sapir, quels que soient les comportements

sociaux ou les formations culturelles impliquées, il est possible d’y voir une dimension

communicative, pour celui qui s’y intéresse. D’une certaine manière, il anticipe l’idée des auteurs

d’Une logique de la communication, pour qui « tout a valeur de message »

605

, mais de manière plus

subtile, puisqu’il dit que c’est dans le regard de l’observateur que la communication va être

reconnue dans les comportements sociaux ; observateur qui n’est d’ailleurs pas forcément le

chercheur. De plus, il intègre les gestes et de la communication non verbale dans l’idée de

processus primaires de communication

606

bien avant la kinésique de Ray Birdwhistell.

Un autre point important de la pensée d’Edward Sapir est l’idée que les sociétés existent

grâce à la multiplicité des liens qui unissent les individus qui les composent. Il préfigure la vision

de la communication comme matrice sociale présente chez Gregory Bateson et Jurgen Ruesch. Ces

auteurs proposent de la voir comme l’ensemble de « tous les processus par lesquels les gens

s’influencent les uns les autres »

607

. Le modèle relationnel de la communication était donc déjà

bien présent au début des années trente et, contrairement à l’idée répandue, il devance celui du

modèle mathématique de la communication qui sera théorisé à la fin les années quarante. C’est

pourquoi, en dépit de l’idée que l’on retrouve dans de nombreux textes et manuels d’introduction

aux études de communication

608

, le modèle linéaire n’a pas précédé ce qu’on appelle parfois le

604. Edward Sapir, Linguistique, op. cit., p. 92.

605. Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Pragmatics of Human Communication. A Study of Interactional Patterns, Pathologies, and Paradoxes, New York, W. W. Norton & Company, 1967 ; trad. fr. Janine Morche, Une logique de la communication, Paris, Seuil, « Points essais », 1972, p. 46.

606. Edward Sapir, Linguistique, op. cit., p. 93.

607. Gregory Bateson, Jurgen Ruesch, Communication.The Social Matrix of Psychiatry, New York, W. W. Norton & Company, 1951 ; trad. fr. Gérald Dupuis, Communication et société, Paris, Seuil, p. 18.

608. Dominique Picard, « De la communication à l’interaction : l’évolution des modèles », Psychologie de la communication, 1992, n° 93, p. 69-83 ; Bernard Miège, La Pensée communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1995, rééd. « La communication en plus », 2005 ; François Heinderyckx, Une introduction aux fondements théoriques de l’étude des médias, Liège, Éditions du CEFAL, 1999, rééd. 2002, p. 61-62 ; Éric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Colin, « U. Sociologie », 2003, rééd. 2007, p. 77-89 ; Alex Mucchielli, « Les modèles de la communication », in Jean-François Dortier (dir.), La Communication.

modèle organique ou orchestral. Cette idée s’est répandue notamment suite aux travaux d’Yves

Winkin qui a nommé « Nouvelle communication »

609

le courant développé dans les années 60 et

plus particulièrement autour de ce qui a été appelé l’école de Palo Alto. Edward Sapir ouvrait en

réalité déjà la voie à ce que Dominique Picard

610

appelait les « modèles sociopsychologiques ».

Ainsi, le modèle « mécaniste » s’appuyant sur l’idée de « transmission » ne précède pas le modèle

« organiste » basé sur l’idée de « relation », selon la terminologie reprise par Jean Lohisse

611

. Mais

au contraire, il semble que durant le XX

e

siècle, la vision de la communication comme processus

liant les unités composant la société et participant à son fonctionnement ait précédé les visions

linéaires mathématiques.

Pour résumer, si la culture constitue un ensemble de ressources et d’attentes partagées par les