• Aucun résultat trouvé

Théorie de la gouvernance multiscalaire et son application en tourisme

CHAPITRE III LA GOUVERNANCE DANS LE TOURISME AUTOCHTONE :

3.4 Théorie de la gouvernance multiscalaire et son application en tourisme

La gouvernance multiscalaire se définit comme un processus de prise de décision complexe et à couches multiples (de l'anglais multi‐layered) qui s'étend au-dessus et au-dessous de l'État (Piattoni, 2010: 17). Elle réfère à l'interdépendance accrue entre des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux situés à différentes échelles territoriales (Bache et Flinders, 2004 : 3). Conformément à la théorie de la gouvernance multiscalaire, les gouvernements supranationaux, nationaux, régionaux et locaux sont distribués sur des réseaux politiques territoriaux, créant ce que Marks (1993) appelle la politique structurelle (de l'anglais structural policy). Conformément à cette politique, un processus centripète, où la prise de décision est normalement centralisée dans les institutions nationales, est remplacé par un processus centrifuge selon lequel la prise de décision est détournée de l'État dans deux directions : soit vers le haut, aux institutions supranationales, ou vers le bas, aux unités infranationales du gouvernement. Ainsi, le pouvoir de prise de décision n'est plus limité aux gouvernements nationaux, car on remarque l'institutionnalisation des sphères d'influence contestées à plusieurs niveaux infranationaux qui deviennent, à leur tour, de nouveaux centres de décision (Marks, 1993 : 402). Les centres de pouvoir deviennent multiples et des liens divers « unissent de nombreux organismes publics, aux niveaux local, régional, national et supranational » (Stoker, 1998 : 22). De cette manière, les unités infranationales peuvent développer des liens verticaux directs avec les institutions supranationales, contournant ainsi l'État et contestant son rôle traditionnel d’intermédiaire unique entre les paliers de gouvernement supranational et infranational (Marks, 1993 : 402). C'est pourquoi Bache et Flinders (2004 : 3) estiment que la gouvernance multiscalaire interpelle des relations horizontales et verticales.

Par ailleurs, Rosenau (2004 : 40) souligne que la gouvernance multiscalaire connote la hiérarchie. Il formule son idée dans la phrase suivante : « Since governance involves

with, the authorities to which they are responsive, it is understandable that the multi- level governance concept connotes hierarchy » (Rosenau, 2004: 40). Dans ce même

contexte, Skelcher (2005 : 94) estime que la gouvernance hiérarchisée est le mode prédominant au sein des systèmes politiques nationaux. Il explique que la construction de la nation impose l'ordre à l'espace dans sa juridiction (Skelcher, 2005 : 94). Cet ordre se produit habituellement par la création d'un système hiérarchiquement ordonné de gouvernements polyvalents (Skelcher, 2005 : 94).

L'émergence de la théorie de la gouvernance multiscalaire remonte à 1992, lorsque Gary Marks (1992) l'avait proposée, pour la première fois, comme un « concept utile » pour comprendre certaines des dynamiques décisionnelles de la nouvelle Union européenne. Marks (1992 : 221) décrit ce nouvel ordre politique dans les phrases suivantes : « Instead of the advent of some new political order, however distant, one

finds an emerging political disorder; instead of a neat, two‐sided process involving member‐states and Community institutions, one finds a complex multi‐layered, decision‐making process stretching beneath the state, as well as above it; instead of a consistent pattern of policymaking across policy areas, one finds extremely wide and persistent variations. In short, the European Community seems to be part of a new political (dis)order that is multilayered, constitutionally open‐ended, and programmatically diverse. »

En revanche, Piattoni (2010 : 7) estime que l'émergence de la gouvernance multiscalaire remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les États souverains, s'appuyant uniquement sur des accords bilatéraux ou sur des conquêtes unilatérales, n'avaient pas réussi ni à assurer la paix ni à ouvrir des marchés, croissant sans cesse, devant l'industrie et le commerce domestiques (Piattoni, 2010 : 7). Ceci a motivé plusieurs dirigeants politiques à surmonter le « système du passé » et à baser l'avenir sur un nouveau système de « souveraineté partagée » (Piattoni, 2010 : 7). À mesure que le nombre de services et la complexité de leur prestation augmentaient, les

82

citoyens, les politiciens et les universitaires ont commencé à « réévaluer » les modalités de prise de décision et de prestation des services (Piattoni, 2010 : 9). Ainsi, les partis politiques et les mouvements sociaux revendiquaient le « droit à la participation » afin d'assurer une distribution territoriale plus équitable des services, d'une part, et une meilleure « qualité de la démocratie », d'autre part (Piattoni, 2010 : 9). Quant à lui, Rosenau (2007 : 91) estime que les processus de mondialisation ont affaibli les capacités des États à exercer un contrôle monopolistique et à gérer les flux de personnes, d'argent, d'emplois, de commerce, de pollution, d'idées, de crimes et de drogues à travers leurs frontières. Cela a donné lieu à la prolifération des sphères d'autorité (de l'anglais spheres of authority), où le pouvoir est distribué entre des acteurs publics, privés et de la société civile situés à différentes échelles territoriales : supranationale, nationale, infranationale et locale (Rosenau, 2007 : 89).

Ainsi, Rosenau (2004) souligne que dans le monde complexe d'aujourd'hui, la prolifération d'interdépendances complexes entre les différents acteurs aux différentes échelles s'accroît. Cela ouvre la porte à la participation de nouveaux acteurs non gouvernementaux comme les organisations non gouvernementales, les associations professionnelles, les groupes d'intérêts ainsi que de nombreux autres types de collectivités qui ne sont pas considérées comme des acteurs gouvernementaux (Rosenau, 2004 : 32). En participant, ces acteurs intègrent leurs propres lois non officielles (Rosenau, 2004 : 32). La gouvernance se constitue, ainsi, des systèmes de règles formels (constitution, lois, réglementations) et informels (coutumes, pratiques). Les politiques sont dorénavant conçues selon un système bifurqué : le premier est celui d'États et de gouvernements nationaux et l'autre est un système multicentrique constitué de divers groupes et de collectivités qui deviennent des sources rivales d'autorité (Rosenau, 2004 : 32). Ces nouveaux acteurs coopèrent parfois et contestent sans cesse le système centralisé de l'État (Rosenau, 2004 : 32).

Par ailleurs, Rosenau (2004 : 15) critique le fait que la gouvernance multiscalaire est souvent illustrée sous une forme linéaire où l'État est au centre du « schéma ». Afin de rendre compte de la diversité des acteurs, de l'horizontalité des relations et du nombre accru des mécanismes de gouvernance qui se pressent aujourd'hui sur la scène mondiale et qui contestent les autorités des États, Rosenau (2004 : 15) propose une typologie de la gouvernance multiscalaire composée de six formes « transnationales » de gouvernance. Ce schéma typologique est présenté dans l'illustration 3.1.

Illustration 3.1 : Les six formes transnationales de la gouvernance multiscalaire.

84

Dans l’illustration 3.1, Rosenau (2004 : 15) classifie les six formes transnationales de la gouvernance multiscalaire en deux catégories. La première comprend les processus de rétroaction non linéaires, dont la gouvernance du réseau, la gouvernance côte à côte et la gouvernance Möbius-web. Ces trois formes de gouvernance peuvent être distinguées de trois autres, plus simples, moins complexes et plus linéaires : la gouvernance sans gouvernement ou ascendante, la gouvernance par gouvernement ou descendante et la gouvernance du marché, qui découle des flux horizontaux informels des échanges économiques qui sont encadrés par des mécanismes réglementaires formels (Rosenau, 2004 : 15).

Selon Rosenau (2004 : 16), les dispositifs de la gouvernance multiscalaire se déterminent en fonction de deux attributs : la structure et le processus. La structure veut dire le degré auquel l'autorité est formellement établie, alors que le processus identifie le degré auquel l'autorité circule dans des directions verticales et/ou horizontales. L'attribut structurel peut être trichotomisé, car les dispositifs de gouvernance sont constitués des structures (a) formelles, (b) informelles ou (c) à la fois formelles et informelles (mixtes) (Rosenau, 2004 : 16). L'attribut de processus peut être dichotomisé en fonction (a) d’une direction unique (vers le haut ou vers le bas) ou (b) de directions multiples (verticalement correspond à vers le haut et vers le bas, et horizontalement correspond à vers l'avant et vers l'arrière) (Rosenau, 2004 : 16).

Au sujet des acteurs participant à la gouvernance multiscalaire, Rosenau (2004 : 16- 17) identifie huit types de collectivités qui occupent la « scène mondiale » (de l'anglais global stage). Celles-ci consistent en (1) les gouvernements publics nationaux et infranationaux fondés sur des structures hiérarchiques formellement adoptées dans les constitutions; (2) les sociétés transnationales privées à but lucratif

formellement et hiérarchiquement structurées par des statuts constitutifs; (3) les organisations gouvernementales internationales (OGI) basées sur des traités et des chartes officiels; (4) les organisations non gouvernementales (ONG) infranationales et nationales à but non lucratif soutenues par des règlements officiels ou des dispositifs informels; 5) les organisations non gouvernementales internationales ou transnationales (ONGI) à but non lucratif formellement structurées, ou liées de manière informelle entre elles en tant qu'associations ou mouvements sociaux; et (6) les marchés qui ont des structures formelles et informelles qui orientent les échanges horizontaux entre les clients et les marchands, les producteurs et les consommateurs; (7) les groupes d'élite non organisés et (8) les masses populaires, publics de masse, qui se forment brièvement en réponse à un problème précis et se dissolvent lorsque le problème est résolu.

Contrairement aux formes de gouvernance ascendante, descendante et du marché, les trois autres formes sont marquées par des processus multidirectionnels (Rosenau, 2004 : 17). Par exemple, la gouvernance du réseau implique des négociations entre des collectivités formellement organisées non hiérarchisées et égales, comme entre les gouvernements qui s'impliquent dans des alliances d'affaires, ou entre les organisations non gouvernementales nationales et celles internationales qui partagent des préoccupations communes à propos des problèmes particuliers (Rosenau, 2004 : 17). La cinquième forme, la gouvernance côte à côte, résulte des échanges de coopération entre des élites transnationales non gouvernementales, d'une part, et des fonctionnaires de l'État, d'autre part (Rosenau, 2004 : 17). À ce sujet, les échanges sont si complets et efficaces que la distinction entre les apports formels et informels s'effondrent (Rosenau, 2004 : 17). La sixième forme de gouvernance multiscalaire, le modèle Möbius-web, se produit lorsque les mécanismes de gouvernance impliquent des interactions en réseau entre les différents acteurs et les différentes échelles : sociétés transnationales privées, organisations non gouvernementales

86

nationales, organisations non gouvernementales internationales, organisations gouvernementales internationales, États, élites et publics de masse (Rosenau, 2004 : 17). Cela donne lieu à une structure hybride dans laquelle les dynamiques de gouvernance se chevauchent entre les différents niveaux pour former un processus singulier semblable au Web qui, comme un Möbius, ne commence ni ne culmine à aucun niveau ni à aucun moment (Rosenau, 2004 : 17).

Appliquant la théorie de la gouvernance multiscalaire au contexte autochtone, la gouvernance prend souvent la forme de réseaux multiscalaires dans les territoires touristiques autochtones (Provan et Kenis, 2007; Eagles, 2009; Beaumont et Dredge, 2010). Des acteurs supranationaux comme les voyagistes, les investisseurs et les donateurs; des acteurs nationaux tels que le gouvernement, le secteur privé allochtone; des acteurs infranationaux comme les organisations non gouvernementales et les municipalités; des acteurs locaux comme les organisations collectives locales et les individus autochtones participent tous, à différents degrés, au processus de la gouvernance du tourisme autochtone.

De plus, la gouvernance à l'échelle autochtone comprend elle-même plusieurs couches et différents réseaux. À cet égard, Hunt et Smith (2007 : 14) estiment que les organisations et les groupes autochtones pratiquent des formes de « subsidiarité »3 (de l'anglais subsidiarity). Les populations autochtones attribuent différentes fonctions à différentes couches dans leurs structures organisationnelles, de manière à garder, le plus possible, les domaines de prise de décision à l’échelle locale (Hunt et Smith, 2007 : 14). Elles supposent que les dispositifs de gouvernance ne doivent être ni centralisés, ni délimités, ni unitaires (Hunt et Smith, 2007 : 14). Le principe autochtone de la

3 La subsidiarité est un principe d'organisation sociale selon lequel les questions sociales et politiques

devraient être traitées à l’échelle la plus locale et par l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par ces questions. Ainsi, lorsque des situations excèdent les compétences d'une entité donnée responsable de l'action publique, cette responsabilité est transmise à une entité d'un échelon hiérarchique supérieur qui devrait avoir une fonction subsidiaire.

subsidiarité permet plutôt d'établir des systèmes de gouvernance communautaire et organisationnelle « fédéralisés » capables de tenir compte des couches interdépendantes au sein de la même communauté ou dans plusieurs communautés ayant des intérêts mutuels (Hunt et Smith, 2007 : 14-15). Cela permet aux groupes autochtones d'exercer un degré élevé d'autodétermination (Hunt et Smith, 2007 : 15).

À ce sujet, on peut citer l'exemple de l'Équateur, où des réseaux d'organisations multiscalaires autochtones s'engagent sur le plan local, infranational et national avec le gouvernement dans le processus de prise de décision (Narayan et collab., 2000 : 151; Peña, 2016 : 223; Horn et Grugel, 2018 : 77). Les communautés autochtones en Équateur partagent de fortes traditions de soutien mutuel et d'échange de la main- d'œuvre, renforcées par les liens de sang ou de parenté rituels (Narayan et collab., 2000 : 152). Elles s'organisent autour de leurs origines autochtones et se mobilisent pour leurs droits constitutionnels (Horn et Grugel, 2018 : 80). Sur une période de deux décennies, la capacité organisationnelle des autochtones a été renforcée sur le plan communautaire et liée à des organisations autochtones aux échelles régionale et nationale (Narayan et collab., 2000 : 152; Horn et Grugel, 2018 : 76). La base de la structure hiérarchique autochtone est formée d'organisations locales qui s'appellent « organisations de base » (de l'espagnol organizaciones de base) (Peña, 2016 : 229). Celles-ci sont liées, à leur tour, à une fédération qui fonctionne à l'échelle provinciale pour former des « organisations de seconde base » (de l'espagnol organizaciones de

segunda base) (Narayan et collab., 2000 : 152; Peña, 2016 : 229). Les réseaux

provinciaux se combinent, eux-mêmes, dans un réseau national pour constituer la Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur (de l'espagnol Confederación

de Nacionalidades Indígenas del Ecuador CONAIE) (Narayan et collab., 2000 : 152;

Peña, 2016 : 224).

Par ailleurs, la multiplicité des acteurs concernés dans le tourisme autochtone et ayant des valeurs socioculturelles, des intérêts économiques et des origines ethniques

88

diverses susciterait la question dialectique suivante : la gouvernance est-elle un instrument de dialogue ou un espace de conflit dans le tourisme autochtone?

3.5 Gouvernance du tourisme autochtone : instrument de dialogue ou espace de