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CHAPITRE III LA GOUVERNANCE DANS LE TOURISME AUTOCHTONE :

3.3 Gouvernance dans le tourisme autochtone

Afin d'étudier la gouvernance dans le tourisme autochtone, peut-être faut-il d'abord comprendre le contexte dans lequel cette gouvernance a émergé. En fait, la période de la fin des années 1970 au début des années 1990 a connu une recrudescence importante des idées néolibérales dans les stratégies du développement (Öniş et Şenses, 2005 : 263). Un agenda néolibéral exige que les gouvernements doivent se désengager à l'économie (Scheyvens, 2011 : 40). Le néolibéralisme souligne l'importance de l'individualisme, le libéralisme du marché, l'ouverture de l'économie sur l'extérieur et la restriction du rôle de l'État dans l'économie (Öniş et Şenses, 2005 : 263). Cette perspective suppose que la croissance du tourisme international peut contribuer à la diversification économique, en particulier dans les pays pauvres, qui n'ont pas les possibilités d'une industrialisation rapide (Brohman, 1996 : 51). Selon cette perception, le tourisme est un bénéficiaire direct du néolibéralisme, car il se développe dans un environnement économique ouvert qui facilite la libre circulation des capitaux, de la main-d'œuvre et des consommateurs (Schilcher, 2007a : 58). Le tourisme en tant qu'activité capitaliste pourrait bénéficier aux pauvres en les incorporant dans les

marchés, ce qui augmente leurs possibilités d'emploi et d'entrepreneuriat et leur ramène plus d'avantages collectifs (Harrison, 2008 : 855).

En revanche, le néolibéralisme a été contesté plus tard dans les années 1990, car il était devenu clair que les inégalités entre les économies du monde développé et le monde en développement avaient augmenté (Scheyvens, 2011 : 40). Dans ce contexte, Burns (2004 : 59) soutient que dans plusieurs pays en développement comme les Fidji et le Sri Lanka, les plans de développement touristique ne prenaient pas en compte ni les questions environnementales ni l'engagement des communautés locales dans le tourisme. À cette époque, ces plans étaient élaborés séparément d'autres secteurs économiques (Koutra, 2013 : 43). Cela limite la création des liens entre le tourisme et les autres secteurs économiques et empêche la création d'un développement équilibré qui diffuse équitablement les bénéfices du tourisme dans tous les secteurs économiques et sur tous les plans dans la société. La perspective néolibérale se penche sur la croissance en soi, ce qui pourrait aggraver la pauvreté en augmentant les inégalités entre les riches et les pauvres, mais aussi entre les riches et les « relativement pauvres », d'un côté, et les plus pauvres de l'autre côté (Schilcher, 2007a : 59). Les critiques du néolibéralisme ont mené le train du tourisme à la prochaine station, celle du post- développement.

En fait, le climat économique incertain des années 1970 et 1980 a révélé la fragilité du secteur touristique, et le tourisme ne pouvait plus être perçu comme un facteur de développement entièrement positif (Lapointe et collab., 2018 : 30). De plus, la question de considérer la croissance économique comme l'unique objectif du développement touristique a commencé à être posée (Lapointe et collab., 2018 : 30). Durant les années 1980 et 1990, les effets négatifs qu'a générés le tourisme, surtout sur l'environnement, ont mené à des politiques visant la conservation des ressources naturelles (Koutra, 2013 : 44). Ces politiques supposent que le tourisme pourrait contribuer au développement en adoptant une approche « alternative » compatible avec

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les valeurs naturelles et sociales de la communauté locale (Eadington et Smith, 1992 : 3). Cette approche alternative se base sur la participation des communautés locales dans le processus de développement touristique en les impliquant dans la planification et la prise de décision (Sofield, 2003 : 341; Scheyvens, 2011 : 37).

L'approche alternative en tourisme soutient l'idée que toute planification et tout développement touristique doivent être entrepris dans une perspective communautaire qui se penche sur une vision globale des structures et des fonctions dans l'industrie du tourisme (Murphy, 1985 : 154; Scheyvens, 2011 : 42). Cette vision suppose que le pouvoir doit être redirigé aux acteurs locaux, qui doivent être au premier plan dans le contrôle du développement touristique (Cheong et Miller, 2000 : 386). Le système global des pouvoirs dans l'industrie touristique devrait donc être conçu comme un réseau complexe de structures, d’acteurs et d'interactions qui entremêlent les conditions extérieures avec celles locales dans une manière à la fois coopérative et compétitive (Scheyvens, 2007 : 132). De cette façon, les communautés locales doivent s'engager dans le tourisme de manière à refléter leurs intérêts ainsi que ceux d'autres acteurs du tourisme (Scheyvens, 2011 : 42).

Selon cette perspective, la société civile représentée par les organisations non gouvernementales (ONG) pourrait jouer un rôle primordial pour représenter et réaliser les intérêts des communautés locales pauvres en essayant de maximiser les bénéfices économiques tout en conservant les valeurs sociales, culturelles et écologiques des communautés locales (Wearing et collab., 2005). C'est, comme le note Scheyvens (2011 : 43), adopter un tourisme plus centré sur les besoins des pauvres. C'est pourquoi Higgins-Desbiolles (2006 : 1192) affirme que le tourisme est une force sociale qui peut atteindre de nombreux objectifs importants lorsque ses capacités sont plus libres du néolibéralisme du marché et mises à profit du développement humain et du bien public .

Afin de mettre en œuvre la force sociale du tourisme, plusieurs nouvelles formes de tourisme alternatif sont apparues, comme le tourisme écologique, le tourisme équitable, le tourisme à base communautaire et le tourisme autochtone. Ces formes du tourisme alternatif se basent essentiellement sur la participation des communautés locales dans le processus de planification et de prise de décision dans le développement touristique (Sofield, 2003 : 341; Scheyvens, 2011 : 37). Grâce à cette participation, les politiques du tourisme commencent à réfléchir à des questions qui n'étaient pas auparavant discutées telles que la durabilité, le bien-être communautaire, la cohésion sociale et la lutte contre la pauvreté (Beaumont et Dredge, 2010 : 8). La discussion de ces questions regroupe souvent des acteurs et des groupes ayant différents intérêts, différentes idées, valeurs et connaissances et qui essaient, par les négociations, à arriver (ou pas) à un consentement (Beaumont et Dredge, 2010 : 8).

C'est dans ce contexte que la question de la gouvernance a émergé dans la littérature du tourisme autochtone. Plusieurs auteurs comme Collignon (2002), Bottazzi (2006), Butler et Menzies (2007), Thibault et Amélie (2009) et Bibaud (2012) ont étudié les formes et les objets de la gouvernance dans les territoires touristiques autochtones. En analysant cette littérature, on remarque que le territoire et la culture sont souvent les objets de la gouvernance dans les destinations autochtones. Selon Thibault et Amélie (2009 : 64), « l'autochtone, dans sa propre compréhension du monde, considère qu'il porte en lui l'empreinte “génétique” du territoire puisque celui-ci l'a enfanté et que le territoire est aussi le terreau dans lequel germe sa culture ». Dans le même contexte, Collignon (2002 : 46) estime que le territoire existe à la fois « dans les pratiques, dans l'expérience quotidienne de l'espace où il se déploie, et dans les représentations que les habitants ont de cet espace ».

C'est pourquoi Bibaud (2012 : 39) considère le patrimoine culturel des autochtones comme un espace de négociation de la transformation des aménagements et des usages du territoire. À ce sujet, Bibaud (2012 : 41) donne l'exemple d'audiences publiques

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tenues à propos de la création du parc national Tursujuq au Nunavik, au nord du Québec. Durant ces audiences, les autochtones insistaient sur l'importance de continuer à pratiquer la chasse dans leurs territoires, car elle constitue non seulement une activité économique, mais elle représente également un symbole d'identité, de fierté, de cohésion sociale et de savoir-faire (Bibaud, 2012). Cela montre, comme le note Clifford (2007 : 96), que le patrimoine culturel n'est pas tant un « substitut aux préoccupations (comme l'accès au territoire ou le droit de poursuivre la pratique de la chasse), mais se présente plutôt comme un élément constitutif de celles-ci ». C'est cette interrelation entre le territoire matériel et celui socioculturel qui constituerait la gouvernance dans le tourisme autochtone.

La gouvernance dans le tourisme autochtone se caractérise par la multiplicité des acteurs localisés dans plusieurs territoires et à différentes échelles. Dans plusieurs cas, comme celui des Tsimane' en Bolivie, les territoires autochtones « ne peuvent être pensés comme des ensembles homogènes placés sous le contrôle d'une seule autorité politique » (Bottazzi, 2006 : 1). Il s'agit, en réalité, d'une multitude de « légitimités territoriales » souvent contradictoires représentées par le gouvernement, les préfectures, les municipalités, les populations autochtones qui occupent le territoire ainsi que celles voisines, les différentes ONG, les associations de producteurs et les entreprises privées (Bottazzi, 2006 : 1). Tous ces acteurs « se rencontrent, se confrontent lors des interactions dans les arènes politiques et finissent bien souvent par se cristalliser dans des normes ou des institutions concurrentielles » (Bottazzi, 2006 : 1).

À ce sujet, Beaumont et Dredge (2010 : 11) estiment que plusieurs réseaux de gouvernance fonctionnent simultanément dans le même territoire touristique autochtone. Dans le premier réseau, intitulé Lead organization-governed network, un acteur leader, souvent le gouvernement, joue un rôle central de coordination afin de faciliter la collaboration entre les autres acteurs (Provan et Kenis, 2007 : 235). Le

pouvoir est ainsi centralisé et le processus de prise de décision est de haut en bas (Beaumont et Dredge, 2010 : 11). Dans le deuxième réseau de gouvernance,

Participant-governed network, le pouvoir est généralement décentralisé, moins formel

et dépend du capital humain et social de chaque acteur (Beaumont et Dredge, 2010 : 11). Quant au troisième réseau, Network Administrative Organization, une entité administrative distincte est créée précisément afin d'entreprendre les activités de gouvernance dans le territoire autochtone (Provan et Kenis, 2007 : 236). Cette entité fonctionne comme un nœud central de communication, de coordination et de prise de décision (Beaumont et Dredge, 2010 : 11). Elle est souvent une organisation non gouvernementale sans but lucratif, surtout lorsque les autres acteurs du réseau de gouvernance sont des entreprises à but lucratif (Provan et Kenis, 2007 : 236). Cela pourrait être dans le but de maintenir un équilibre entre les intérêts économiques du secteur privé et ceux socioculturels de la communauté locale.

Les réseaux de la gouvernance du tourisme autochtone sont souvent transversaux. Dans plusieurs destinations comme l'Australie, plusieurs acteurs, y compris des ministères fédéraux et provinciaux, des organismes de recherche, d'organisations et d'individus autochtones se conjuguent dans des réseaux afin de discuter des questions d'intérêt commun (Morrison, 2007 : 232). Ces réseaux n'évoluent pas en réponse à une restructuration organisationnelle définie ou aux limites géographiques, mais ils comprennent souvent des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux (organisations et individus) situés dans différents territoires et à différentes échelles (Morrison, 2007 : 232-233). Il s'agit donc d'un processus de gouvernance hybride, complexe et composé d'interactions horizontales, verticales et transversales (Morrison, 2007 : 238). C'est pourquoi Morrison (2007 : 238) souligne que la gouvernance dans les territoires autochtones n'est pas monoscalaire, mais plutôt multiscalaire.

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