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CHAPITRE III LA GOUVERNANCE DANS LE TOURISME AUTOCHTONE :

3.6 Le manque de contrôle comme enjeu de gouvernance dans le tourisme

En fait, les acteurs autochtones et allochtones concernés en tourisme ne sont pas égaux au sujet du pouvoir politique et économique. Le fait que l'industrie du tourisme soit détenue et contrôlée par les acteurs allochtones est prédominant, de manière à ce qu'il n'existe pas d'accès égal ni à l'utilisation des ressources ni à la prise de décision entre les voyagistes étrangers et la communauté locale (Mbaiwa, 2003 : 458-459). Cette réalité pourrait être perçue autant dans les pays développés que dans ceux en voie de développement. En Tanzanie, par exemple, sur les 148 établissements travaillant en tourisme, moins de 48 (c'est-à-dire 32 % ou moins) sont gérés par les autochtones (Cattarinich, 2001 : 38). Dans ce même contexte, Manyara et Jones (2007 : 642) estiment que les modèles des entreprises à base communautaire (de l'anglais

community-based enterprises, CBEs) au Kenya témoignent d'une croissance accrue de

partenariat avec des investisseurs blancs et ils ne répondent pas adéquatement aux priorités des communautés locales. Cela renforce, selon Manyara et Jones (2007 : 642), un modèle néocolonial où le contrôle des ressources touristiques est conféré à quelques étrangers. Ainsi, les entreprises à base communautaire ne sont pas toujours perçues comme ayant un effet significatif sur la réduction de la pauvreté concernant les ménages individuels (Manyara et Jones, 2007 : 642). Le modèle de ces entreprises s'appuie fortement sur le financement des donateurs, renforçant ainsi la dépendance,

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l'un des indicateurs de la pauvreté (Manyara et Jones, 2007 : 642). Un autre exemple est celui de Mbaiwa (2003 : 463), qui souligne que les communautés autochtones ont un accès et un contrôle limités sur les ressources touristiques du delta de l'Okavango, au Botswana. Une grande partie de la terre et ses ressources naturelles telles que la faune, principales attractions touristiques, sont contrôlées et possédées soit par les voyagistes allochtones, soit par le gouvernement (Mbaiwa, 2003 : 463). Selon Mbaiwa (2003 : 463), cette situation a entraîné un manque d'implication et de participation significative des populations locales dans le secteur du tourisme. Les décisions majeures et les questions de politique liées au développement touristique sont prises sans la pleine participation des communautés locales (Mbaiwa, 2003 : 463).

Le manque de contrôle des autochtones sur leur développement pourrait être également perçu dans les pays développés. En Australie, par exemple, les Djabugay manquaient de pouvoir et d'influence dans la gestion du parc qui se trouve dans leur territoire en raison de leur participation minoritaire, de leurs pouvoirs de vote minimaux et de leur faible représentation managériale par rapport aux employés ou aux cadres du parc (Dyer et collab., 2003 : 93). Dans ce même contexte, Dodson et Smith (2003 : 9) évaluent, grâce à plusieurs indicateurs, le degré de contrôle qu'exercent les communautés autochtones en Australie sur leur développement socio-économique. Cette évaluation est présentée dans le tableau 3.1.

Tableau 3.1 : Degré de contrôle que les communautés autochtones en Australie exercent sur les clés du développement durable

Degré de contrôle autochtone Faible Modéré Fort Environnement externe

Champ d’application politique

Opportunité d'accès au marché et de développement

Source : Dodson et Smith (2003 : 9, traduction libre de l'auteur).

Dans le tableau 3.1, Dodson et Smith (2003 : 10) notent que le manque de législations claires et bien définies réglant la propriété foncière autochtone signifie qu'une grande partie de la richesse générée des ressources et des terres ancestrales s'écoule vers le secteur privé et le gouvernement. En revanche, Dodson et Smith (2003 : 10) soulignent que les communautés autochtones sont évaluées comme ayant un degré de contrôle modéré de leur capital culturel et de leur économie traditionnelle (chasse, pêche, piégeage). Par contre, ils notent que plusieurs communautés autochtones, en essayant de s'engager dans leur économie traditionnelle, font face à de nombreux obstacles, dont le manque de transport, le manque d'accès aux terres ancestrales, le manque de financement, les réglementations restrictives imposées par le gouvernement ainsi que le manque de reconnaissance législative (Dodson et Smith, 2003 : 10-11). En revanche, le tableau 3.1 suggère que les ingrédients clés sur lesquels les communautés autochtones peuvent exercer le plus grand degré de contrôle sont leurs propres

Distance des marchés Accès au capital financier Actifs internes

Ressources naturelles Capital humain

Structures, processus et institutions de gouvernance

Culture autochtone et économie de subsistance

Stratégie de développement Politique économique

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processus et structures de gouvernance ainsi que leurs politiques et leurs stratégies de développement local (Dodson et Smith, 2003 : 11). C'est pourquoi Dodson et Smith (2003 : 11) estiment que la meilleure approche pour les communautés autochtones, en vue de réaliser un développement économique durable, serait de se concentrer initialement sur les ingrédients clés sur lesquels elles ont le plus grand contrôle local : c'est-à-dire leurs dispositifs de gouvernance. Selon eux, les communautés autochtones et leurs organisations représentatives peuvent créer des conditions locales convenables pour une règle plus légitime et largement représentative, une prise de décision plus efficace et une action collective (Dodson et Smith, 2003 : 11).

Par ailleurs, Dodson et Smith (2003 : 10) soulignent que tous les ingrédients clés du développement durable mentionnés dans le tableau 3.1 se chevauchent et interagissent les uns avec les autres, mais ils ne sont pas tous aussi simples pour les communautés autochtones à contrôler ou à changer. Dans certains cas, les communautés sont bloquées avec ce qu'elles ont; dans d'autres, elles peuvent essayer de modifier la situation (Dodson et Smith, 2003 : 10). Par exemple, alors que les communautés autochtones peuvent travailler à améliorer leurs pratiques de gestion des ressources et essayer de profiter de l'innovation technologique, elles n'ont pas de contrôle pour améliorer le potentiel de leurs ressources naturelles ou leur distance des marchés. De même, les opportunités des autochtones pour avoir accès au marché sont souvent soumises à des forces économiques mondiales en dehors du contrôle de la communauté (Dodson et Smith, 2003 : 10).

Ainsi, dans le tourisme autochtone, les acteurs supranationaux et nationaux sont souvent plus économiquement puissants, ce qui leur donnerait un pouvoir politique plus grand par rapport aux acteurs infranationaux et locaux. Dans plusieurs destinations autochtones, comme Redland City, en Australie, le gouvernement finance tous les réseaux de gouvernance (Beaumont et Dredge, 2010 : 11). Dans ce même contexte, Bernier et Rigaud (2009 : 9) notent qu'au Québec, par exemple, Affaires autochtones

et Développement du Nord Canada contrôle et vérifie les états financiers des bandes pour « s'assurer que les fonds transférés ont bel et bien été consommés pour les programmes et services selon les modalités qu'il a établies ». Au fond, celui qui finance est souvent celui qui contrôle. Pour leur part, Dodson et Smith (2003 : 6-7) notent que les communautés autochtones souffrent souvent d'un manque de contrôle sur leurs propres ressources. Il y a souvent une dépendance aux agences externes pour promouvoir les attraits et amener les touristes à la destination autochtone (Butler et Hinch, 2007 b : 204). Les voyagistes allochtones contrôlent ainsi la majeure partie des recettes touristiques alors qu'il n'en reste qu'une petite part pour les autochtones. C'est pourquoi Bottazzi (2006 : 25) estime que le tourisme profite surtout aux « agents situés dans les centres urbains et concerne les propriétaires des infrastructures hôtelières et les voyagistes. Concernant les agents autochtones et les communautés vivant au sein de la réserve, le tourisme demeure très peu rentable voire une cause de conflits. ».

Le grand danger de ces inégalités économiques est qu'elles ne réduisent pas seulement le pouvoir financier, mais aussi le pouvoir politique des communautés locales (Dovring, 1991 : 6). Recevant une part modeste des bénéfices économiques du tourisme, ces communautés sont plus vulnérables par rapport aux autres acteurs supranationaux et nationaux, comme le gouvernement et les investisseurs étrangers, et leur voix dans les plans du développement est souvent faible (Dovring, 1991 : 6). C'est pourquoi les communautés autochtones sont souvent marginalisées dans le processus de prise de décision, car les voyagistes qui amènent les touristes dans leurs destinations sont souvent des allochtones (Goodwin, 2007 : 89). En d'autres mots, les autochtones ont une faible voix parce qu'ils ne contrôlent pas suffisamment les flux de touristes, l'offre et la demande touristiques dans leur territoire. Ainsi, ils ont souvent une position de négociation plus faible par rapport à l'investisseur allochtone qui possède plus de capital, de connaissances et d'expertise (Ashley et Jones, 2001 : 422).

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Par conséquent, les communautés autochtones sont souvent marginalisées en ce qui concerne les grandes décisions au sujet de leur vie et de leur bien-être (Ramos et Prideaux, 2014 : 477). Même dans les destinations autochtones qui jouissent d'une certaine autodétermination, la dernière décision revient souvent au gouvernement. Au Canada, par exemple, le ministre d'Affaires autochtones et Développement du Nord Canada peut « à sa discrétion, selon l'article 4 de la Loi sur les Indiens, désavouer toute décision de portée contraignante, tout statut administratif ou toute autre mesure adoptée par un conseil de bande et même recommander l'annulation d'une élection d'un conseil de bande » (Bernier et Rigaud, 2009 : 9). Les réserves autochtones deviennent, ainsi, des « enclaves fédérales à l'intérieur du territoire des États fédérés » (Bernier et Rigaud, 2009 : 9). À ce sujet, Coria et Calfucura (2012 : 52) notent que, malgré une tendance accrue vers la participation locale en tourisme, l'engagement à redistribuer le pouvoir entre les parties prenantes reste toujours limité. Ainsi, le pouvoir de décision lié, par exemple, à la conservation des ressources et au tourisme écologique incombe toujours aux organismes gouvernementaux, alors que la participation des communautés autochtones au processus décisionnel est souvent restreinte (Coria et Calfucura, 2012 : 52).

Étant donné que les pouvoirs économiques et politiques ne sont pas équitablement distribués entre les acteurs de la gouvernance dans les territoires autochtones, comment pourrait-on s’attendre à une participation active par les acteurs les plus vulnérables, souvent les autochtones, dans le processus de la gouvernance? C'est pourquoi Goodwin (2007 : 85) estime qu'il est beaucoup plus rare pour les peuples autochtones de contrôler leur tourisme que d'être l'un de ses objets. Selon lui, les populations autochtones ne sont que des fioritures qui ajoutent une saveur exotique au tourisme (Goodwin, 2007 : 87). En outre, la motivation du secteur privé pour la participation de la communauté locale dans le développement du tourisme dérive souvent de la volonté d'avoir de bons voisins et/ou un produit plus commercialisable (Salole, 2007 : 206).

C'est pourquoi Schilcher (2007 b : 170) suppose qu'il est difficile d'assurer le contrôle et de donner une voix aux « pauvres » en ce qui concerne le développement du tourisme. D'une part, les « élites » locales, en vue d'accaparer la majorité des bénéfices du tourisme, peuvent empêcher les « pauvres » d'entrer dans le processus de prise de décision (Schilcher, 2007b : 170). D'autre part, le tourisme, en tant que « voie appropriée » au développement et à la réduction de la pauvreté, peut être imposé aux « pauvres » selon un processus conçu du haut vers le bas (Schilcher, 2007b : 170). Selon Schilcher (2007 b : 170), les approches participatives et consultatives du développement du tourisme peuvent, en fait, faire un peu plus que favoriser le consentement des membres de la communauté, ou simplement représenter un moyen visant à réduire la résistance qu'à donner une voix véritable aux autochtones.

Conclusion

La gouvernance dans le tourisme autochtone concerne plusieurs acteurs autochtones et allochtones situés dans plusieurs territoires et à différentes échelles : internationale, nationale, infranationale et locale. Ainsi, la théorie de la gouvernance multiscalaire nous semble pertinente à la compréhension des réseaux d'intérêts et des relations du pouvoir dans le tourisme autochtone. Cette théorie perçoit la gouvernance comme un processus de prise de décision complexe et à couches multiples qui touche des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux situés à différentes échelles territoriales. Ainsi, le pouvoir de prise de décision n'est plus limité aux gouvernements nationaux, mais il s'étend à d'autres « sphères d'influence » situées aux échelles infranationale et locale et qui deviennent, à leur tour, de nouveaux centres de décision. Appliquant cette théorie de la gouvernance au tourisme autochtone, on remarque que la gouvernance prend souvent la forme de réseaux multiscalaires dans les territoires touristiques autochtones. Des acteurs supranationaux comme les voyagistes, les investisseurs et les donateurs; des acteurs nationaux tels que le gouvernement, le secteur privé allochtone;

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des acteurs infranationaux comme les organisations non gouvernementales et les municipalités; des acteurs locaux comme les organisations collectives locales et les individus autochtones participent tous, à différents degrés, au processus de la gouvernance du tourisme autochtone. Étant donné que la communauté autochtone est souvent hiérarchique, la gouvernance à l'échelle autochtone comprend, elle-même, plusieurs couches et différents réseaux.

Par contre, la gouvernance dans le tourisme autochtone fait preuve de plusieurs inégalités au sujet de la distribution du pouvoir. Ces inégalités sont à deux niveaux : entre allochtones et autochtones, et/ou entre autochtones et autochtones. Dans le tourisme autochtone, les acteurs supranationaux et nationaux sont souvent plus économiquement puissants, ce qui leur donnerait un pouvoir politique plus grand par rapport aux acteurs infranationaux et locaux. De plus, les élites locales, en vue d'accaparer la majorité des bénéfices du tourisme, peuvent empêcher les groupes autochtones les moins puissants d'entrer dans le processus de prise de décision. Ils exercent une certaine influence afin de « coopter » le processus de planification du tourisme pour atteindre leurs propres objectifs.

C'est pourquoi nous sommes plus ou moins en accord avec Dodson et Smith (2003 : 18) lorsqu'ils soulignent que chaque communauté autochtone devrait trouver un certain degré d'adéquation entre les structures de gouvernance qu'elle souhaite développer, d'une part, et les systèmes d'autorité des membres de la communauté fondés sur la culture et les coutumes, d'autre part. Il faut trouver, comme le citent Dodson et Smith (2003 : 18-19), un « terrain d'entente » sur les questions suivantes : qui doit détenir le pouvoir, comment le pouvoir doit-il être exercé, comment prendre les décisions et quels sont les droits et les responsabilités respectifs des différents membres et des leaders de la communauté? C'est pourquoi il nous semble pertinent d'analyser les formes de participation (communautaire et citoyenne) ainsi que le degré et les obstacles à la participation des autochtones dans la gouvernance du tourisme.