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3.2 La théorie ancrée comme méthodologie : un paradoxe ?

A la suite de mes recherches sur les appuis théoriques et conceptuels j'ai débouché en prolongement des travaux de l'école de Chicago, la démarche compréhensive et l'approche inductive sur la Grounded theory en 2010 alors même que l’œuvre fondatrice datant de 1967 était traduite en français.174 Cette méthode d’analyse qualitative ancrée qui peut se caractériser par la conceptualisation des données empiriques sur laquelle j'ai adossé ma recherche constitue un outillage à la fois théorique et méthodologique fertile. Il s'agit d'un aller-retour constant et progressif entre les données recueillies sur le terrain et un processus de théorisation, où l'objectif est d’arriver à une compréhension nouvelle des phénomènes. Je reste ici sur une définition globale de la théorie ancrée tout en sachant que des travaux qui distinguent théorisation ancrée et Grounded Theory existent.175 Ainsi j'utiliserai dans cette thèse la définition de Pierre Paillé :"L'analyse par théorisation ancrée (qui est

une des nombreuses méthodes d'analyse qualitative) est une démarche itérative de théorisation progressive d'un phénomène, comme on pourra le constater, c'est-à-dire que son évolution n'est ni prévue ni liée au nombre de fois qu'un mot ou qu'une proposition apparaissent dans les données. Ainsi, elle ne correspond ni à la logique de l'application d'une grille thématique préconstruite ni à celle du comptage et de la corrélation de catégories exclusives les unes des autres. En fait, l'analyse par théorisation ancrée n'est pas l'analyse d'un contenu elle équivaut beaucoup plus justement à un acte de conceptualisation »176.

3.2.1 De la comparaison des terrains à la recherche comparative

Lorsque je présente mon travail de recherche auprès d'universitaires, de pédagogues, de politiques, de journalistes ou dans d'autres cercles, on me demande régulièrement pourquoi je ne compare pas la population que j'étudie avec une autre population issue de l'enseignement classique. Je justifie mes choix en m'appuyant sur les travaux de Glaser et Strauss177

174 B. G. Glaser, A. L. Strauss. La découverte de la théorie ancrée : stratégies pour la recherche

qualitative. trad. par K. Oeuvray. Paris : A. Colin, 2010.

175 V. Méliani, « Choisir l’analyse par théorisation ancrée : illustration des apports et des limites de la méthode ». Recherches qualitatives, Hors série n°15, 2013.

176 P. Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée ». Cahiers de recherche sociologique. 1994, no 23. 177 B. G. Glaser, A. L. Strauss, La découverte de la théorie ancrée: stratégies pour la recherche

Les deux auteurs en 1965 étudiaient salles d'hôpitaux et classes d'école, j'étudie ici un groupe social mouvant et multiple ; 2000 individus distribués en cohortes sur une durée de 15 ans. S'il est vrai qu'on doit toujours plus se justifier quand on fait différent que lorsqu'on utilise la norme, à l'exemple des structures scolaires alternatives par rapport aux traditionnelles au regard de l'institution, c'est aussi vrai de l'approche qualitative par rapport à celle tirée du quantitatif au regard de la doxa scientifique. Et Glaser et Strauss signalent d'abord qu'à partir de ses observations, un sociologue peut toujours (ou presque) s'il le souhaite, trouver des données contraires à celles sur lesquelles un collègue a fondé une notion théorique.

Mon propos dans cette étude n'est pas de chercher une preuve pour affirmer qu'un système serait supérieur ou inférieur à un autre mais de comprendre ce qu'il produit. Si je menais une analyse comparative entre la population du LPI et une autre population scolaire comme mes interlocuteurs me le suggèrent, je chercherais les cas négatifs ou accumulerais les cas positifs pour obtenir des preuves et appuyer des hypothèses, ce n'est pas mon objectif. La seule hypothèse méthodologique que je pose comme préalable est justement que l'objet : le processus de construction

identitaire des élèves ne peut s'appréhender par un dispositif comparatif, structure

scolaire contre structure scolaire. Reprenant Kühn178, Glaser et Strauss énoncent :

« La preuve et la vérification ne détruisent jamais une théorie, elles la modifient. Une théorie ne peut être remplacée que par une autre, meilleure ?179» ainsi la production

de théorie qu'on peut définir comme un ensemble de connaissances articulées -doit être clairement reconnue comme l'objectif principal d'une recherche donnée.

3.2.2 L'analyse comparative continue

Plusieurs approches sont proposées par Glaser et Strauss pour analyser les données quantitatives.

La première consiste à mettre à l'épreuve une hypothèse en traitant des données qualitatives. Le chercheur rassemble, évalue et analyse ces données de

178 T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion éd., 1972. 179 B. G. Glaser, A. L. Strauss, La découverte de la théorie ancrée, op. cit.

manière à constituer la preuve d'une proposition donnée.

La seconde précise que le chercheur est constamment en train de redéfinir et de réintégrer ses notions théoriques alors qu'il examine son matériau. Il examine les données pour rechercher de nouvelles propriétés pour ses catégories théoriques puis écrit des mémos.

Je m'arrêterai ici, pour l'analyse des données de la recherche, sur la troisième180 approche celle de la méthode de comparaison continue qui, grâce à une combinaison du codage et de l'analyse dans des procédures explicites, vise la production théorique de façon systématique. Cette méthode, reste toujours dépendante - et je le revendique - de l'habileté et de la sensibilité du chercheur. La méthode comparative continue n'est pas conçue pour garantir que deux chercheurs, travaillant indépendamment avec les mêmes données, parviendront aux mêmes résultats ; elle est conçue pour tolérer, avec rigueur, une certaine imprécision et une flexibilité, à la base de l'élaboration créative de théorie.

La méthode de comparaison continue ne tente pas de vérifier ni l'universalité ni la preuve des causes suggérées ou des autres propriétés proposées puisque aucune preuve n'est visée. À la différence de l'induction analytique, elle ne nécessite que la saturation des données, sans qu'il soit nécessaire de considérer toutes les données disponibles ni de les restreindre à un seul type de cas explicitement défini181.

Production

de théorie Anticipation d'une mise à l'épreuve de la théorie

oui non

oui

Combinaison d'une recherche

d'hypothèses avec codage pour la mise à l'épreuve, et d'une analyse des données

Recherche d'hypothèses Méthode de comparaison continue

non Codage en vue de tester, puis analyse

des données Description ethnographique

Tableau

Tableau 22 : La comparaison continue : La comparaison continue182182

180 B. G. Glaser, A. L. Strauss, M.-H. (1953-. . . . ). T. Soulet[et al.], La découverte de la théorie

ancrée, op. cit. p. 210

181 B. G. Glaser, A. L. Strauss. La découverte de la théorie ancrée, op. cit.p. 207 182 Ibid p. 207

Le codage consiste à noter simplement les catégories qui émergent a posteriori de l'analyses des données, par regroupement successifs. À cette procédure s'ajoute la règle de comparaison continue : pendant que l'on code une occurrence dans une catégorie, il faut la comparer avec les ensembles précédents de données relevées dans le même groupe ou dans les groupes différents et codés dans la même catégorie.

La comparaison continue s'inscrit dans le temps, on s'aperçoit que si la comparaison vaut entre individus, elle vaut aussi entre certaines cohortes définies par le temps qui s'est écoulé depuis leur sortie de l'établissement. Ainsi la construction identitaire pourrait varier avec certains attributs (âge, filière, origine sociale, genre) ou pas...

Au cours de la recherche deux sortes de catégories et de propriétés émergent : celles construites par le chercheur en amont à partir d'entretiens exploratoires, de lectures, d'observation183 et celles qui sont empruntées au langage des enquêtés eux mêmes : ("les possibles", la non importance du niveau classe, la relation adulte élève, la liberté...). À mesure que la théorie se développe, on remarque que les concepts extraits de la situation substantive (ici décrite dans les récits biographiques) reflètent plutôt les expressions couramment en usage pour les processus et les conduites à expliquer, tandis que les concepts construits en constituent plus régulièrement les explications, devenant variables ou processus à expliquer. « À mesure que la théorie se développe, qu'elle devient plus dense et

qu'elle fonctionne de mieux en mieux pour ordonner de plus en plus de données qualitatives, le chercheur se concentre sur elle afin de diminuer la liste initiale des catégories pour recueillir et coder les données selon le cadre effectif de la théorie »184.

3.2.3 La saturation théorique

Des catégories constituent une autre modalité de délimitation. Lorsque le chercheur a codé les occurrences pour la même catégorie un certain nombre de fois,

183 Par exemple pour cette recherche : l'autodidaxie, le genre, la filière, l'insertion professionnelle, les réseaux

il apprend à voir rapidement si l'occurrence suivante indique un nouvel aspect. Si tel n'est pas le cas, l'occurrence est alors codée, puisqu'elle n'ajoute que du volume aux données et rien à la théorie.

La saturation théorique185 des catégories peut aussi être utilisée comme stratégie pour faire face à un autre problème : de nouvelles catégories vont émerger avec l'angoisse de savoir s'il faut revenir au début pour tout coder. Les auteurs précisent que l'on continue à coder tant que l'on fait apparaître de nouvelles catégories. Si une d'entre elles est saturée186 on ne revient pas en arrière considérant que ce qui a été marqué jusque là n'a que peu d'impact. Dans le cas où la catégorie n'est pas saturée alors il y a retour en arrière. Glaser et Strauss promeuvent une méthode comparative continue pour produire de la théorie ancrée - dans les données - Il apparaît qu'il n'y a pas contradiction entre le récit biographique et l'analyse comparative continue ou un constant va et vient entre ce qui est produit (trouvé) et ce qui est théorisé.

Pour revenir à ma recherche, il ne s'agit donc pas de comparer deux ou plusieurs groupes sociaux ou plusieurs identités, ou établissements scolaires, l'un ou les uns correspondant à la norme et l'autre déviant. Il est bien plutôt question d'établir les singularités et similarités entre des sujets, voire des groupes de sujets entre eux au sein d'un même espace social, d'une même histoire, d'une même culture et d'y faire émerger des différences et occurrences dans le cadre de catégories (temps, participation citoyenne, adaptation professionnelle) puisque notre objet n'est pas de définir une réalité par rapport à une autre mais de faire émerger l'expérience d'une réalité à travers ce que les acteurs énoncent dans leur récit .

Il y aurait donc bien analyse comparative, continue, dans un constant va et vient entre recueil, codage des données et production de théorie. La nature même de l'objet étudié situe la comparaison au niveau du sujet, voire d'un groupe de sujets définis- éventuellement - par une sous-identité : (groupe projet, classe, année de sortie ou d'entrée, filière, genre, etc). Cette approche, on l'a montré, n'appelle pas à comparer la population étudiée et une autre de référence. En revanche, d'autres

185 Glaser et Strauss (1967) affirment que le point de saturation théorique est atteint lorsque, de la collecte des données, n’émerge plus rien de vraiment nouveau ni de vraiment consistant.

186 Dans cette recherche la catégorie "autonomisation/responsabilisation" a été saturée au bout d'une quinzaine d'entretiens alors que des catégories nouvelles sont apparues jusqu'au derniers entretiens telle "l'individuation" ou "Je et les autres" qui ont conduit à reprendre les entretiens.

recherches proches sont en cours dans d'autres établissements différents, il sera fructueux de mettre en regard les connaissance produites.187

3.2.4 Vers des nouvelles formes de la Grounded Theory

Dans cette étude j'ai articulé la recherche de ce que sont devenus les élèves - situation objective définissant un état en un temps déterminé - avec la recherche biographique qui s'ancre dans la présentation qu'ils font de leur parcours au cours d'un récit nécessairement dialogique. Cette démarche est proche des versions les plus récentes de la théorie ancrée développée par Charmaz et Byrant (voir le schéma construit par Olivier Brito pour sa thèse, page suivante).188

Dans cette représentation modèlisante d'Olivier Brito, ma recherche se situe dans la zone grisée dite du « tournant interprétatif », l'évolution de la Grounded

Theory se faisant chronologiquement de haut en bas, étant entendu que depuis la

GT originelle les modèles se composent entre eux. Ainsi des éléments de la GT

procédurale (tel le codage systématique) ou de la GT traditionnelle (avec l'adoption

d'un processus purement inductif) sont présents dans ma démarche de recherche qui s'inscrit néanmoins dans le modèle de la Grounded Theory constructiviste. Dans celui-ci, les données sont appelées « captées » pour montrer que la procédure de recueil dépend du chercheur qui ne cherche pas une objectivité ou une distanciation à tout prix - illusoire - mais prend en compte sa propre subjectivité dans l'analyse. La réalité [des acteurs] est appréhendée dans l'interaction avec eux et c'est un choix de posture développé au chapitre suivant. Enfin, comme précisé dans le schéma, l'écrit final laisse une place centrale au récit des participants (Cf partie 5).

187 A. Bryant, K. C. Charmaz, The Sage Handbook of Grounded Theory. SAGE Publications LTim, 2010.

188 O. Brito, « Les villes émergentes touristiques des pays en voie de développement, des villes éducatrices ? le cas des enfants des rues des nouvelles stations balnéaires mexicaines, thaïlandaises, combodgiennes et marocaines ». Thèse de doctorat, UPON, 2013, p.123

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