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Le passage de la réflexion collective à un travail de recherche individuel n'était pas évident pour moi. C'était en quelque sorte un acte contre culturel, contre ma culture pédagogique, contre celle de cet établissement où les avancées se font collectivement, contre ma façon de travailler. Néanmoins il n'y avait pas d’échappatoire, le cadre de la thèse étant défini par des règles académiques incontournables ; passant du collectif à l'individuel, je changeais aussi de statut.

En s'appuyant sur les travaux de Philippe Didier Gauthier5960 de l'université de Sherbrooke, comme on le verra plus loin on peut développer l'idée de ce changement de statut. En effet l'engagement dans un travail de recherche va amener au passage d'un état de praticien réflexif vers un autre : celui de praticien chercheur.

Ce processus construit implique une transformation identitaire. Ainsi, on assisterait à une sorte de mise en abyme puisque l'objet de la recherche porte justement sur le processus de construction identitaire à travers l'expérience de scolarité au lycée. Ici, cette transformation de statut entre praticien réflexif et praticien chercheur s'opérerait à travers mon inscription dans une recherche. Le processus doctoral s'apparenterait à un parcours initiatique.

Si être en recherche dans le domaine de l'éducation c'est réfléchir à des problèmes, à des difficultés rencontrées comme l'a défini Jacky Beillerot61 et semble consubstantiel au développement professionnel, Il s'agit là d'un travail réflexif sur ses pratiques, son expérience. Dans l'exemple de l'établissement qui nous intéresse ici, le LPI, cet "état réflexif" est d'autant plus prégnant que l'engagement professionnel est fort ; la réflexion individuelle et collective étant constitutive du projet. Mais être en recherche est bien différent de faire de la recherche. La particularité supplémentaire apportée par le contexte d'établissement fait aussi qu'on passe d'une pratique réflexive collective à une pratique de recherche individuelle.

Décider de préparer un doctorat tout en continuant à exercer une profession est un parcours du combattant. Un certain nombre d'obstacles vont encombrer cet itinéraire. Des questions matérielles de temps et de lieu mais aussi des questions de statut. Questions statutaires qui vont conditionner, modifier les relations entre le praticien réflexif et le praticien chercheur en devenir, avec ses collègues. Cela même si l'objet de ma recherche est bien centré sur les élèves et plus particulièrement les anciens élèves et n'est pas lié directement au fonctionnement de l'établissement ni ne questionne directement les pratiques des collègues. Une modification dans la relation s'installe, associée à la représentation que se font certains collègues de la recherche et donc de la présence du chercheur/collègue au sein d'une activité professionnelle.

59 P.-D. Gauthier. « Du praticien réflexif au praticien chercheur (1): une transformation identitaire? ». 60 Ibid. 2008 [en ligne]

D'autres représentations fantasmagoriques sont liées au fait que cette structure professionnelle particulière qu'est le lycée pilote innovant engage ses membres dans un travail d'équipe. Mon inscription dans cette démarche de recherche a donc pu être interprétée comme un abandon d'un monde pour un autre. De mon côté, mon regard à certainement été modifié parce que l'implication dans un processus de recherche développe une sorte d'acuité supplémentaire, une infime distance d'observateur. Ainsi, j'ai été amené à intervenir dans certaines réunions en tant que praticien chercheur pouvant apporter une contribution liée à sa recherche, tout en tenant à la faire de façon toujours très prudente et mesurée. Il est arrivé aussi que je sois sollicité par l'équipe pédagogique pour représenter à l'extérieur l'établissement en tant que doctorant en recherche sur les parcours des élèves sortants et notamment dans le dialogue sur les moyens avec le rectorat.

Ce processus de transformation identitaire s'apparente à un processus de formation tout au long de la vie et s'appuie sur une construction quasiment autodidacte, une auto-socialisation à travers un processus doctoral. On se construit praticien chercheur seul même si les échanges en séminaire doctoral constituent une aide précieuse et que j'ai pu aussi avec Pamela Orellana et Olivier Brito deux autres doctorants qui partageaient, sinon les mêmes objets, du moins la même approche méthodologique, participer à un groupe de réflexion qui a compté dans cette construction identitaire.

Le processus de transformation d'un statut de praticien réflexif vers un statut de praticien chercheur questionne la notion de rupture épistémologique soulignée par Jean-Pierre Boutinet 62 qui marque le passage de l'objet réel à l'objet construit. Comme le développe Philippe-Didier Gauthier63, Il y a un lien entre cette rupture et la nécessité de penser l'objet de recherche en interaction dynamique entre objets et problèmes dans une culture de la complexité. Ainsi, comme le précise Edgar Morin, entrer en recherche en éducation, «c'est aussi entrer dans la pensée complexe, non

simplifiante, non complète, animée par une tension permanente entre l'aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, et la reconnaissance de l'inachèvement et de l'incomplétude de toute connaissance » 64.

62 J.-P. Boutinet, Prolégomènes à une méthodologie de la recherche en sciences humaines, [Document pédagogique]. Angers : Université Catholique de l’Ouest, 1985, p. 9-11

63 P.-D. Gauthier, « Du praticien réflexif au praticien chercheur :trois facteurs de transformation identitaire ». phd-gauthier.net, 6 décembre 2009.

1.3 L'interaction des mondes : quelle transformation