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Exemple 5 : Figure de quasi-syncopatio

1.1.3 Rôle des dissonances dans le stylus antiquus

1.1.3.2 Les théoriciens antérieurs à Bernhard

Dans son étude sur le style de Palestrina, Jeppesen distingue trois phasesdécisives dans le traitement des dissonances3.

1. Avant 1400 la dissonance est considérée comme un phénomène secondaire. 2. Entre 1400 et 1600 la dissonance est considérée comme un phénomène essentiel. 3. Après 1600 la dissonance est employée dans le but de l’expression poétique.

C’est exclusivement la deuxième catégorie recouvrant la période du stylus antiquus qui nous intéresse ici. Jeppesen perçoit un changement radical du rôle des dissonances entre la première et la seconde période. Considérées comme un phénomène secondaire jusqu’à la fin du 14e siècle, les dissonances deviennent, selon l’auteur, un « phénomène essentiel du

1 M

ÜLLER-BLATTAU, Joseph, op. cit., p. 42. 83, « […] la parole est la maîtresse absolue de l’harmonie […] ».

C’est nous qui traduisons.

2 Cf. W

ACZKAT, Andreas, « Claudio Monteverdi und die deutsche Musiktheorie », dans LEOPOLD , Silke (éd.),

Claudio Monteverdi und die Folgen : Bericht über das internationale Symposium Detmold 1993, Kassel, Basel, London : Bärenreiter, 1998, p. 457.

3 JEPPESEN, Knud, Counterpoint, the polyphonic vocal style of the sixteenth century, traduit de l’anglais par Glen

contrepoint » au début du 15e siècle. Selon Jeppesen, cette évolution s’explique par une mutation esthétique se traduisant par une nouvelle appréciation des consonances. Suite aux impulsions modernes provenant des Îles Britanniques, les consonances de tierce et de sixte gagnent en importance et sont privilégiées par rapport aux consonances de quarte, de quinte et d’octave. Ainsi, l’utilisation accrue des consonances imparfaites, telle qu’elle a lieu dans la pratique du fauxbourdon, témoigne, selon le raisonnement de l’auteur, d’une approche plus sensorielle et d’une plus grande intensité émotionnelle de la musique. C’est suite à l’intégration plus systématique des consonances imparfaites qu’évolue le rôle des dissonances : celles-ci sont utilisées en tant que principe contrastant aux consonances.

Contrairement aux dissonances de passage restant un phénomène purement secondaire aux yeux de Jeppesen, ce sont les dissonances résultant de syncopes qui deviennent un phénomène contrapuntique essentiel. Elles ne résultent pas accidentellement de la ligne mélodique, mais témoignent d’une utilisation consciente de la dissonance1. Se référant à Guilielmus Monachus, selon lequel la dissonance ajoute de la douceur à la consonance suivante, Jeppesen déduit que la syncope se présente comme dissonance voulue se trouvant en forte contradiction esthétique avec la consonance2.

C’est cette citation de Monachus qui permet de conclure que la dissonance de syncope constitue un phénomène majeur depuis le 15e siècle : « […] comme la dissonance de seconde donne de la douceur à la tierce inférieure, la dissonance de septième donne de la douceur à la sixte et la dissonance de quarte donne de la douceur à la tierce supérieure selon l’usage moderne »3. Une approche semblable sera reprise au 16e siècle par Zarlino ainsi qu’au 17e

siècle par Crüger et Walther4.

Dahlhaus adopte une position radicalement opposée en affirmant que la dissonance de passage comme la dissonance de syncope sont comprises au 15e et au 16 siècles comme une interruption secondaire à peine perceptible5. Afin d’étayer son hypothèse, trois sources sont citées : en ce qui concerne les dissonances de passage, l’auteur prend pour preuve un extrait de L’Anonyme XI et du traité de Prodocimus de Beldemandis. Selon ces écrits, seules peuvent

1 Ibid., p. 205. 2 Ibidem. 3 M

ONACHUS, Guilielmus, « De preceptis artis musicae et practicae comendiosus libellus », dans COUSSEMAKER,

Charles-Edmond de (éd.), Scriptorum de musica medii aevi nova series, Paris : Durand,1864-1876 , vol. 3, p. 291. « […] sicut dissonantia secunde dat dulcedinem tertiae bassae, dissonantia vero septime dat dulcedinem sextae; dissonantia quarta dulcedinem tertiae altae et illa tertia dat dulcedinem quintae et hoc secundum usum modernum ». C’est nous qui traduisons.

4 Z

ARLINO, Gioseffo. Le istitutioni harmoniche. Venezia: [s. éd.], 1558, p. 197, en ligne

http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58227h, consulté le 09/05/07.

CRÜGER, Johannes, Synopsis musica, Berlin : Runge, 1645, chapitre 14, [s.p.], WALTHER, Johann Gottfried, op.

cit. p. 234.

5 Cf. D

être utilisées les dissonances rendues moins audibles « en raison de la vélocité des voix » et de la « rapidité avec laquelle elles sont prononcées ». Par ailleurs, c’est l’extrait suivant du traité de Gaffurius, extrait se rapportant non seulement aux dissonances de passage, mais aussi aux dissonances de syncope, qui est déterminant pour le point de vue adopté par Dahlhaus : « Mais la dissonance cachée par un retard et qui passe rapidement est admise dans le contrepoint »1. Gaffurius nomme « cachée par un retard », la préparation de la dissonance par une consonance. Celle-ci empêche toute attaque directe et permet de voiler et d’atténuer la dissonance afin de l’intégrer dans la chaîne des intervalles.

On retrouve implicitement cette approche théorique dans la définition du contrapunctus

inaequalis de Bernhard : « [Le contrepoint inégal] n’est pas moins constitué de dissonances

que de consonances qui sont enchevêtrées selon les règles de l’art et qui procurent donc à l’oreille une harmonie plus agréable que le contrepoint égal. […] Ce contrepoint est de loin plus agréable que le [contrepoint égal] en raison de l’alternance des notes de grande et de petite valeur ainsi que des consonances et des dissonances ».2 La première partie de la citation

situant au même niveau la dissonance et la consonance dans le contrepoint, relève d’une conception appartenant au stylus modernus, comme nous le verrons au chapitre 2.1.3. En revanche, la seconde partie, insistant sur le fait que le contrepoint inégal est agréable à l’oreille parce que les consonances et les dissonances sont reliées entre elles selon certaines règles, se réfère au stylus antiquus et reflète le contenu de la citation de Gaffurius. C’est parce que les dissonances sont atténuées, cachées selon les termes de Gaffurius, soit par leur préparation, comme lors de la figure de syncopatio soit parce qu’elles passent sur des temps faibles comme dans le transitus, qu’elles sont agréables à l’oreille. En revanche, on constate un déplacement relatif de la valeur esthétique accordée à la dissonance: pour Gaffurius, le fait que les dissonances apparaissent cachées est la condition nécessaire pour leur utilisation dans le contrepoint, pour Bernhard, l’utilisation des dissonances « selon les règles de l’art », contribue à la beauté musicale par leur qualité ornementale. Cette position sera exposée avec davantage d’insistance dans le Ausführlicher Bericht : « […] les dissonances utilisées selon les règles de l’art sont le plus bel ornement d’une œuvre […] ».

1 G

AFFURIUS, Pratica musicae, Milan: Ioannes Petrus de Lomatio, 1496, New York: Broude Bros., 1979 , livre

3, chapitre 4, fol. ccvi r. « Quae vero per sincomam & ipso rursus celeri transitu latet discordantia admittur in contrapuncto ». Cité selon DAHLHAUS, Carl, La tonalité harmonique: étude des origines…, p. 127.

2 M

ÜLLER-BLATTAU, Joseph, op. cit., p. 42. « [Der Contrapunctus inaequalis] besteht nicht minder aus

Dissonantzen als Consonantzen, welche kunstmäßig mit einander vermenget werden, und also dem Gehöre eine angenehmere Harmonie als der Contrapunctus aequalis veruhrsachen », « Dieser Contrapunct ist weit angenehmer als der erste, wegen der darinne vorfallenden stetigen Abwechselungen, der größeren gegen kleinere Noten, derer Dissonantzen gegen die Consonantzen ». C’est nous qui soulignons, c’est nous qui traduisons.

Quoi qu’il en soit, Dahlhaus aboutit à la conclusion selon laquelle au 15e et au 16e siècle, la dissonance est considérée comme un phénomène secondaire impliquant « ni une tension, ni un crescendo, mais un apaisement, un decrescendo ». Selon l’auteur, la dissonance signifie toujours une simple transition entre deux consonances1. Cette approche se retrouve également au chapitre 17 du Tractatus de Bernhard : « la note de passage à été inventée afin d’orner l’unisson ou la tierce d’une voix ». Au-delà de la dimension ornementale discutée plus haut, on apprend indirectement que la dissonance permet de passer aisément d’une consonance à l’autre. Ce rôle de liaison entre deux consonances qui n’est présent qu’en filigrane chez Bernhard est exprimé avec plus d’insistance chez Calvisius affirmant que la dissonance permet de passer avec aisance d’une consonance à l’autre2. Du reste, le terme de transitus employé par les théoriciens allemands indique clairement le caractère transitoire de ce type de dissonance.

Si les positions de Jeppesen et de Dahlhaus sont semblables en ce qui concerne la dissonance de passage considérée par tous deux comme un phénomène secondaire, elles divergent diamétralement en ce qui concerne la dissonance de syncope. L’argumentation de Jeppesen est fondée principalement sur la citation de Guilielmus Monachus affirmant que la dissonance ajoute de la douceur à la consonance suivante. Aucune allusion n’est faite dans ce passage quant à l’importance hiérarchique de la dissonance. En ce sens, le point de vue défendu attribuant aux dissonances un rôle essentiel à partir du 15e siècle n’est pas

directement vérifiable par la citation. Elle découle de la déduction selon laquelle la dissonance est perçue comme un phénomène esthétique se répercutant sur la qualité de la consonance suivante. Cependant, si le rapport dichotomique entre dissonance et consonance est présent dans la théorie de la Renaissance, il semble difficile de le transposer à la pratique de la composition du 16e siècle en présumant une opposition esthétique entre les deux classes d’intervalles.

En ce qui concerne l’approche de Dahlhaus, il semble discutable de réduire les dissonances à une simple transition et d’exclure tout effet sur les consonances qui leur succèdent. Comme mentionné plus haut, l’observation de Guilielmus Monachus selon laquelle la dissonance se répercute sur la consonance suivante en la rendant plus douce et plus agréable, est reprise au 16e siècle par Vincentino et Zarlino et se maintiendra dans les écrits

des théoriciens du 17e siècle dont ceux de Calvisius, Crüger et Walther (voir partir 2.1.3). Par ailleurs, on peut remarquer que, même si les dissonances n’occupent pas un rôle hiérarchique

1 Cf. DAHLHAUS, Carl, La tonalité harmonique: étude des origines…, p. 127. 2 Cf. B

égal aux consonances, le principe d’opposition entre les deux types d’intervalles est implicitement présent chez Zarlino au 16e siècle. : « Non seulement une telle dissonance n’est

pas déplaisante, mais en outre elle est très appréciable car elle rend la consonance plus douce et plus agréable. Et ceci advient peut-être, parce que toute opposition se dévoile principalement et devient plus perceptible aux sens par la comparaison de son opposé »1. On

peut émettre l’hypothèse que les positions opposées de Jeppesen et de Dahlhaus résultent en partie d’une considération globale de la période des 15e et 16e siècles. En effet les citations auxquelles se réfèrent les auteurs recouvrent une vaste période durant laquelle on peut supposer une mutation de la pensée théorique.