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Exemple 11 : Détermination des fondamentales hypothétiques.

2. Stylus modernus

Le stylus modernus se rapporte, selon la conception théorique de Bernhard, à l’évolution de l’art vocal et instrumental à l’extrême fin du 16e siècle. La seconda prattica et la réforme mélodramatique marquent un changement de paradigme profond par rapport à l’idéal esthétique des périodes précédentes. Cette évolution décisive, s’étant amorcée au cours des dernières décennies du 16e siècle, exige une nouvelle dimension de la musique : celle de l’expressivité. La mutation s’entrevoit dans l’art vocal par l’évolution des affects du texte passant d’une conception rationnelle à une conception passionnelle. Comme nous l’avons souligné en introduction, Bernhard distingue deux catégories contrapuntiques au sein du

stylus modernus. Le stylus luxurians communis explicitement associé au nom de Claudio

Monteverdi qui en est considéré comme l’inventeur et le stylus luxurians theatralis, auquel sont rattachés les noms de Monterverdi et des compositeurs des décennies suivantes, entre autres Rovetta, Cavalli, Carissimi. Notre étude sera limitée, conformément à la problématique du mémoire, au traitement des dissonances que nous exposerons dans la partie 2.1. Dans la partie 2.2, nous tenterons de déterminer en détail de quelle manière l’évolution d’emploi des dissonances depuis la fin du 16e siècle est susceptible de se répercuter sur l’asymétrie des progressions.

2.1 Traitement des dissonances

L’évolution du traitement des dissonances dans les stylus modernus sera examinée sous trois angles différents. En un premier temps, nous résumerons les figures de dissonances proposées par Bernhard (sous-partie 2.1.1). En un second temps, nous étudierons l’évolution des techniques de composition se rapportant soit directement soit indirectement à l’emploi des dissonances afin de pouvoir mesurer dans la partie 2.2 la manière dont la transformation des techniques d’écriture est susceptible de se répercuter sur le traitement des dissonances. Enfin, nous chercherons à déterminer le rapport entre l’utilisation des dissonances et la traduction musicale des passions véhiculées à travers le texte poétique.

2.1.1 Figures du stylus modernus

Selon la conception théorique de Bernhard, le stylus luxurians se distingue fondamentalement du stylus gravis par une utilisation variée des dissonances, comme nous l’avons souligné au chapitre 1.2.2.4. Si les anciennes figures du stylus antiquus sont maintenues dans le stylus modernus, elles ne suffisent plus à tenir compte et à codifier l’utilisation des dissonances qui se complexifie à tel point que Bernhard consacrera entièrement son second traité à leur description.

A l’évidence, la complexification du traitement des dissonances dans le stylus modernus résulte, selon la pensée théorique de l’auteur, d’une volonté descriptive et a pour but de traduire en musique les passions du substrat poétique extra-musical. Néanmoins, cet aspect n’est approfondi ni dans le Tractatus ni dans le Ausführlicher Bericht. Contrairement à d’autres théoriciens allemands, ce n’est pas tant la raison de la distanciation du contrapunctus

gravis, c’est-à-dire la description des affects, qui sont placées au cœur de la pensée théorique

de Bernhard, mais la manière dont se produit la licence contrapuntique et comment elle peut être théorisée1. À cette fin, l’auteur expose dans le Tractatus un nombre important de nouvelles figures ayant pour but de rendre compte du traitement des dissonances dans les deux subdivisions stylistiques du stylus luxurians (voir introduction). Contrairement à Burmeister, attribuant un statut autonome à ses figures rhétoriques dans le système de la

musica poetica, les figures de Bernhard sont rattachées aux catégories stylistiques et

contrapuntiques2. En dehors des figures du stylus antiquus qui seront maintenues, Bernhard définit 133 nouvelles figures visant à décrire l’emploi des dissonances dans le stylus luxurians

communis. Celles-ci seront maintenues dans le stylus luxurians theatralis et 84 nouvelles

figures leur seront adjointes. Ainsi, le stylus luxurians theatralis se distingue par une utilisation variée des dissonances, conjuguant à la fois les figures du stylus antiquus ainsi que les figures du stylus luxurians communis.

Il est capital de souligner que selon la pensée de Bernhard, l’usage des dissonances dans le

stylus modernus résulte de la variation du contrepoint du stylus antiquus auquel les nouvelles

figures sont réductibles. C’est la pratique de l’exécution qui aurait poussé les instrumentistes

1 KRONES, Hartmut, « Musik und Rhetorik », dans FINSCHER, Ludwig, Die Musik in Geschichte und Gegenwart,

Allgemeine Enzyklopädie der Musik begründet von Friedrich Blume, Kassel: Bärenreiter 2005, vol. 6, p. 826. Nous reviendrons sur le lien entre le traitement des dissonances et l’expression des passions au chapitre 2.1.2

2 Cf. OECHSLE, Siegfried, « Musica poetica und Kontrapunkt. Zu den musiktheoretischen Funktionen der

Figurenlehre bei Burmeister und Bernhard », dans Schützjahrbuch, Kassel: Bäreneiter, 1998, p. 21.

3 Superjectione, anticipatio, subsumptio, variatio, multiplicatio, prolongatio, syncopatio catachrestica, passus

duriusculus, saltus duriusculus, mutatio toni - inchoatio imperfecta[e]- longinqua distantia, consonantiae impropriae, quaesitio notae, cadentiae duriusculae.

et les chanteurs talentueux à se distancer des règles contrapuntiques strictes et qui aurait favorisé l’avènement de nouvelles figures. Dès le 16e siècle, ces figures auraient alors été

intégrées à leurs œuvres par les compositeurs1. Cette conception, exposée par Bernhard et

reprise par de nombreux théoriciens allemands2, est capitale pour la problématique du devoir. Elle permet de légitimer et de réduire le traitement des dissonances de la seconda prattica aux règles contrapuntiques de la prima prattica restant le fondement théorique de la composition. C’est en ce sens que l’on doit comprendre la distinction faite dans le Ausführlicher Bericht entre les figuras fundamentales, les figures appartenant au stylus antiquus et les figures

superficiales, les figures du stylus modernus reposant implicitement sur les anciennes règles

contrapuntiques3. Ainsi, la grande majorité des nouvelles figures peut être ramené à l’une, à l’autre ou aux deux des principales figures fondamentales, comme le montre le tableau 8 :

Tableau 8 : Réduction des figures superficiales aux figures fundamentales.

C’est selon cette considération que nous avons structuré la présente sous-partie examinant le traitement des dissonances dans le stylus modernus. Nous étudierons d’abord les figures réductibles au transitus et les figures reposant sur la syncopatio (chapitres 2.1.1.1-2.1.1.2), puis, en un second temps, nous considérerons les figures découlant à la fois du transitus et de la syncopatio. Quatre figures exposées dans le Tractatus ne peuvent être rattachées directement au traitement des dissonances, raison pour laquelle Bernhard les exclura dans le

Ausführlicher Bericht. Si les figures de tertia deficiens et de sexta deficiens ont été

implicitement abordées au chapitre 1.1.1.3, la mutatione toni et le saltus duriusculus ne seront pas étudiés séparément ici parce qu’elles ne se rapportent pas directement au traitement des dissonances.

1 Cf. MÜLLER-BLATTAU, Joseph (éd.), op. cit., p. 147. 2 Cf.H

EINICHEN, Johann David, Der Generalbass in der Composition, Dresden : chez l’auteur, 1728, p. 587.

3 La distinction de Bernhard se situe dans la continuité de Nucius, Thuringus, Kircher, Janowka faisant la

2.1.1.1 Variantes du transitus

Quatre figures de dissonances se présentent comme des variations du transitus. Il s’agit de trois figures appartenant au stylus luxurians communis, la figure de variatio, le

passus duriusculus et les consonantiae impropriae ainsi qu’une seule figure appartenant au stylus luxurians theatralis, le transitus-inversus.

a) Variatio

La figure de variatio se rapporte à la technique de diminution et « consiste en la substitution d’un intervalle par plusieurs petites notes de façon à ce qu’une grande valeur soit remplacée par plusieurs petites valeurs atteignant la prochaine note par de nombreux mouvements conjoints et disjoints »1. Ainsi, la figure se présente comme une ornementation d’intervalles de seconde à l’octave par des cellules mélodiques et rythmiques stéréotypées. Elle explique deux phénomènes : d’un côté, elle désigne des agréments rythmiques et mélodiques, de l’autre, elle légitime les notes de passage recouvrant un ambitus supérieur à la tierce. Si ces intervalles sont encore écartés de la figure de transitus par Bernhard, ils seront incorporés à la figure fondamentale à l’époque de Heinichen. Comme pour les autres figures, Bernhard donne différents exemples afin d’illustrer ses propos (désignés dans l’exemple 32 par Var. 1ma, Var. 2da. etc. par l’auteur) et ajoute de manière systématique une version simplifiée (simpliciter, natürlich), réduisant la figure superficiale à une écriture conciliable avec le stylus gravis. Nous avons souligné, lors de l’introduction de la sous-partie, que cette approche est motivée par la volonté de rattacher l’ensemble des figures du stylus modernus à une ossature fondamentale : le contrepoint du stylus antiquus. La méthode adoptée par Bernhard est remarquable puisqu’elle témoigne d’une volonté analytique poussée cherchant à mettre en évidence différentes strates et niveaux de l’écriture. La même démarche sera reprise plus tard, au 18e siècle, par Heinichen dans ses deux traités de basse continue sur lesquels nous reviendrons par la suite.